Numéro thématique coordonné par Nicolas Bautès (Université Montpellier 3-UMR CNRS ARTDEV) et Clément Marie dit Chirot (Université d’Angers-UMR CNRS ESO).

La compréhension et la critique du capitalisme constituent historiquement l’un des fondements des sciences sociales dites « critiques ». À l’instar d’autres disciplines, cette réflexion traverse depuis longtemps la géographie au sein de laquelle l’analyse du capitalisme imprègne différents courants et écoles de pensées, notamment en France. Pour autant, à la différence d’autres contextes académiques, en particulier anglophones, la géographie française semble – comparativement et dans la période récente – peu encline à produire des réflexions théoriques et/ou généralisantes sur le sujet, privilégiant le plus souvent des études empiriques. En effet, lorsque de telles réflexions sont proposées, elles sont principalement menées au prisme d’études de cas, sans envisager toute l’envergure des forces et des effets du capitalisme sur et dans l’espace. Lorsqu’un effort théorique est envisagé, c’est essentiellement au moyen de références anglophones issues, notamment, de la géographie radicale ou d’études urbaines influencées par la pensée d’Henri Lefebvre, au premier rang desquelles figurent des auteur(e)s comme David Harvey, Neil Smith, Neil Brenner, ou encore Doreen Massey. Si elle est largement mobilisée, la diversité des travaux théoriques sur le capitalisme semble, toutefois, peu mise en débat dans le champ de la géographie francophone.

Au-delà de la difficulté liée au travail d’élaboration théorique qu’une telle réflexion implique – difficulté qui est loin d’être propre à la géographie –, il peut sembler paradoxal que la géographie française et francophone, qui s’est pourtant de longue date efforcée de penser les transformations du capitalisme à l’aune de leur dimension spatiale, n’en propose aujourd’hui que des approches sectorisées et localisées. Face à ce constat, qu’il s’agirait éventuellement de nuancer, l’objectif de ce dossier est d’interroger la « communauté » des géographes sur ce que la géographie peut dire sur le capitalisme actuel et sur les outils et référentiels théoriques qui permettent d’en penser les dynamiques récentes. Il y a là selon nous un enjeu majeur dans un contexte marqué par la succession et l’accumulation de crises de tous ordres (économique, sociale, politique, écologique), qui invite à renouveler le regard porté sur le capitalisme pour essayer, en géographes, d’en caractériser les tenants et les dynamiques.

Les domaines au travers desquels s’expriment ces transformations relèvent de phénomènes conjugués qui interrogent les structures comme les dynamiques du système économique global. Parmi celles-ci figurent la crise du néolibéralisme conséquente à celle des subprimes (2008), la permanence du capitalisme fossile et les « cataclysmes écologiques » qui en découlent (Srnicek & Williams, 2014), ou encore l’hégémonie de l’économie numérique et l’avènement du capitalisme de plateforme (Srnicek, 2018) qui nourrissent « l’hypothèse techno-féodale » (Durand 2023 ; 2020).

Par l’ampleur des questions qu’elle soulève, cette réflexion ne peut être déclinée que dans une diversité de champs thématiques et placée à différents niveaux d’abstraction. Si cet appel peut bien entendu inviter à des contributions situées, ancrées dans des contextes spatiaux spécifiques, il s’agit de privilégier un abordage théorique de cette question. Plusieurs axes, exposés ici à titre indicatif, sont susceptibles d’interroger plus spécifiquement la géographie et, ce faisant, la dimension spatiale du capitalisme :

1. Capitalisme de plateforme, expressions spatiales et transformations du monde du travail. Des débats sur l’« uberisation » du travail aux mutations économiques induites par la pandémie de COVID-19, les plateformes numériques se sont imposées dans le monde économique en redéfinissant ses espaces et ses modalités organisationnelles. Qu’il s’agisse des nouvelles formes de gentrification liées à l’essor d’Airbnb, à la domination d’Amazon pour le retail, de Meta pour l’information et la communication ou encore d’Uber pour les services de VTC, les plateformes ont récemment conquis des marchés de plus en plus larges en les « virtualisant ». Leur référentiel, celui du capitalisme de plateforme, tend à s’affirmer en oligopole autour des grands leaders du numérique que sont les GAFAM. Quels sont les effets de ces transformations dans l’espace ? Comment ces dernières contribuent-t-elles à modifier la valeur attribuée à des lieux spécifiques, que ce soit dans le contexte urbain ou dans des espaces nouvellement valorisés sous l’effet, notamment, d’une offre de loisirs et de location touristique grandissante ? Comment s’emparer de l’analyse des effets de ces transformations en géographe, c’est-à-dire à la fois au travers de leurs expressions et manifestations spatiales, au niveau des modes d’organisation et de gestion de l’espace, et des routines qu’elles contribuent à modifier ?
2. Face à l’urgence écologique, les dernières années ont vu se multiplier les réflexions sur les relations entre le capitalisme et la question environnementale, cristallisées autour des concepts d’anthropocène et de capitalocène (Moore 2021 ; Foster 2002 ; Foster, Clark, et York 2011) et d’un intérêt croissant pour la political ecology dans le monde académique francophone (Laslaz 2017 ; Blot et Besteiro 2017). Si le positionnement de la géographie, à l’interface des sciences sociales et des sciences de l’environnement, peut constituer un avantage pour interroger l’imbrication entre la dynamique du capitalisme contemporain et les différentes crises environnementales, le relatif cloisonnement de la discipline entre géographie physique ou « environnementale » d’une part, et géographie humaine (sociale, politique, économique et/ou culturelle), d’autre part, rappelle que la compréhension des phénomènes sociaux et biophysiques repose sur des approches, des paradigmes et des épistémologies ainsi que des méthodes souvent bien distinctes. Bien que de nombreux travaux sur le capitalisme intègrent désormais la dimension écologique (ibid.), celle-ci est le plus souvent convoquée comme un élément de contexte tandis que les recherches sur l’environnement s’aventurent rarement sur le terrain de l’économie politique. Outre d’interroger le caractère structurel des relations entre processus biophysiques et humains, cet axe intéresse aussi ce qui, pendant longtemps, relevait de contextes ou de situations-limites (Tsing et al. 2017 ; Tsing 2017). À ce titre, le « capitalisme de désastre » analysé par Naomi Klein (Klein 2007 ; 2018) ou, dans un autre registre, les formes émergentes de « capitalisme vert » (Brand et al. 2021) comptent comme autant de supports nécessitant réflexion.
3. Les changements politiques abordés par les sous-champs de la géographie politique et de la géographie électorale qui étudient de manière spécifique les manifestations politiques du capitalisme, notamment en lien avec la montée des extrêmes-droites à l’échelle internationale, méritent d’être éclairés dans leur articulation avec la dynamique du capitalisme ou, pour reprendre la célèbre formule polanyienne, en interrogeant l’« encastrement » politique de l’économie (Chochoy 2015). Cette réflexion revêt une importance singulière dans le contexte actuel dans la mesure où ces formes d’expression politique sont souvent alimentées par la souffrance sociale produite par les politiques néolibérales ou par l’échec des politiques progressistes. Cette réflexion répond d’une forte dimension contextuelle, comme le montrent les travaux récents de Thomas Piketty et Julia Cagé (Piketty et Cagé 2023) se risquant à une lecture spatiale des nouveaux clivages politiques, lecture dont les limites ont par ailleurs été pointées (Gilli, 2023). En quoi la géographie, à l’inverse, permet-elle de relier les nouvelles conflictualités politiques aux dynamiques économiques du capitalisme ?
4. Les approches intersectionnelles, pensées tantôt à l’aune de la transformation des modes de vie et d’identification sociale et sexuelle, tantôt des nouvelles conflictualités politiques et des transformations du capitalisme, rencontrent un fort écho chez les géographes depuis environ une décennie (Campbell 2021 ; Bohrer 2019, 2018 ; Funk 2015). Ces questions tendent à renouveler les approches traditionnelles du capitalisme, historiquement centrées sur l’analyse des classes sociales. En quoi ces travaux permettent-ils d’actualiser et d’enrichir l’analyse des formes de conflictualités inhérentes au capitalisme, qualifié tour à tour de « patriarcal », de « racial » (Granovetter 1985 ; Chochoy 2015) ? Quels sont les apports de ces théories, à la fois sur la compréhension des dynamiques récentes du capitalisme et sur l’approche géographique ? Quelles en sont les éventuelles limites ?
5. Les débats récents sur l’actualité des relations Nord/Sud tendent à discuter de la pertinence de ces catégories, parfois présentées comme obsolètes (Grataloup 2018 ; Bouron, Carroué, et Mathian 2022). Tandis que l’opposition « pays développés/sous-développés » ou « pays industrialisés/non-industrialisés » a structuré de nombreux courants de la géographie française dès l’Après-guerre, les dernières décennies ont été marquée par un renouvellement des approches sous l’influence des théories postcoloniales et décoloniales. Ce mouvement a permis de nuancer les lectures classiques fondées sur les catégories de « centre » et de « périphérie », dans un contexte de reconfiguration des rapports de forces à l’échelle internationale, et ont parfois conduit à recentrer la réflexion sur la dimension épistémique des rapports Nord-Sud. Ce faisant, elles se sont éloignées des approches plus classiques centrées sur la division internationale du travail et l’organisation du capitalisme au sein du système-monde (Wallerstein 2004a, 2004b) ou interrogeant les dynamiques d’accumulation dans la longue durée et à l’échelle mondiale. Dans ce contexte, il nous semble important de revisiter ces cadres de pensée à l’aune des débats actuels sur l’extractivisme et les économies exploitatives (Bisht 2021 ; 2019 ; 2020 ; Kröger 2021 ; Kumbamu 2020 ; 2017), les inégalités mondiales d’accès à la santé, les négociations sur la justice climatique ou encore les différents positionnements géostratégiques face à la guerre en Ukraine et en Palestine. De quelle manière ces contextes – qui diffèrent tant par leur nature que par l’envergure de leurs effets sur la géopolitique mondiale – sont-ils révélateurs de changements ou, au contraire, de permanences au sein du système-monde ? En quoi ces mouvements s’inscrivent-t-ils dans la dynamique mondiale liée aux recompositions du capitalisme contemporain ?
6. Enfin, tandis que le capitalisme demeure une forme hégémonique d’organisation sociale, au point d’apparaître selon certains auteurs comme un système « sans rival » (Milanović 2020), il nous semble important d’interpeler les géographes sur les alternatives contemporaines à ce mode de production. Cet axe invite donc à questionner un large éventail de pratiques et d’expériences allant de l’essoufflement du mouvement altermondialiste au phénomène de ZAD, en passant par les différentes propositions cherchant à réguler le capitalisme dans le cadre d’un Green New Deal. Quelle est la portée de ces expériences ? Quelles sont les perspectives permettant de penser leur permanence, leur essaimage, leurs limites ? Ce questionnement interpelle autant la géographie des mouvements sociaux que les recherches sur les acteurs institutionnels et les politiques publiques aux différentes échelles. Dans le prolongement des travaux d’Erik Olin Wright sur les « utopies réelles » (Wright 2020) cet axe invite plus largement à penser ce que pourrait être un horizon post-capitaliste.

Calendrier

Une note d’intention (500 mots) devra être envoyée avant le 31 octobre 2024 à Clément Marie dit Chirot (clement.marieditchirot@univ-angers.fr) et Nicolas Bautès (nicolas.bautes@univ-montp3.fr), coordinateurs du dossier, avec copie à l’adresse norois@uhb.fr.

Une fois les notes d’intention validées par les éditeurs du numéro, les articles devront être envoyés pour la fin février 2025 aux coordinateurs du numéro. Les articles seront d’une longueur comprise entre 40 000 et 50 000 signes. Ils respecteront les recommandations aux auteurs explicitées par la revue (voir https ://journals.openedition.org/norois/1025).