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Construction d’une grille de lecture des discours sur la continuité écologique des cours d’eau

Construction of an Analytical Grid on the Discourse Analysis of the River Continuity
Jacques-Aristide Perrin
p. 25-39

Résumés

Cet article est une proposition pour analyser les discours d’acteurs impliqués dans l’application d’une politique publique environnementale appelée restauration de la continuité écologique des cours d’eau. Mise en œuvre depuis le début des années 2010, cette politique est particulièrement conflictuelle sur les territoires de l’eau en France avec des remises en cause au croisement d’enjeux politiques et scientifiques. Présentée dans cet article, une grille de lecture ambitionne de rendre compte des dissimilitudes entre les discours des parties prenantes de manière à en expliquer les différences et à identifier les principaux points de friction. Nous soulignons alors comment des assemblages d’éléments scientifiques et politiques peuvent donner lieu à la fois à des interprétations différentes de cette politique publique et à la formulation de projets de cours d’eau pluriels. Cette étude a été effectuée entre 2014 et 2017 en suivant des opérations de restauration de continuité écologique sur neuf cours d’eau dans les bassins versants de la Dordogne et de la Têt.

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Notes de la rédaction

Article reçu le 18 juin 2018 ; définitivement accepté le 22 octobre 2019 • Suivi éditorial : Céline Barthon

Texte intégral

Introduction

1Politique publique élaborée dans les années 2000 (loi no 2006-1772 du 30 décembre 2006 sur l’eau et les milieux aquatiques) et mise en pratique depuis le début des années 2010, la restauration de la continuité écologique des cours d’eau (résumée par le sigle CECE) consiste à favoriser la circulation des espèces et le bon déroulement du transport des sédiments dans un contexte de dépopulation des poissons migrateurs (saumon atlantique, anguille, alose, esturgeon, lamproie, truite de mer) dans les eaux françaises. Cette politique revêt une grande importance en France, compte tenu de l’étendue du littoral du territoire métropolitain, offrant un potentiel important de colonisation des cours d’eau par les poissons migrateurs. Or, les déplacements des sédiments et des poissons sont parfois affectés par la présence d’ouvrages hydrauliques (seuils de moulins, seuils de dérivation pour l’hydroélectricité ou l’agriculture, barrages, passages à gué, digues) au sein des cours d’eau. L’enjeu public de la CECE revient alors à agir sur ces ouvrages hydrauliques, appartenant à des propriétaires privés ou publics et/ou gérés par des concessionnaires hydro-électriques. En 2016, leur nombre en France était estimé à 87 479 (Brandéis et Michel, 2016) bien que tous ces ouvrages ne soient pas des obstacles ciblés par la politique de la CECE. En effet, des listes de cours d’eau ont été élaborées afin de sélectionner les plus problématiques, comprenant quelques milliers d’ouvrages hydrauliques au total en France.

2Énoncées par le cadrage de cette politique (PARCE, 2012), plusieurs solutions sont proposées avec l’effacement d’un ouvrage, un arasement (abaissement du niveau) ou l’édification d’équipements connexes à l’ouvrage comme les passes à poissons. La conception de la politique publique de la CECE a nécessité une mobilisation de savoirs, de techniques et d’expertises pour créer les conditions de son opérationnalisation sur les territoires de l’eau. L’ensemble des opérations de mise en œuvre de la CECE renvoie ainsi à un processus de « ménagement » (Rode, 2010) des cours d’eau en vertu de préoccupations d’ordre écologique et/ou environnementaliste pour agir en faveur de la préservation de la biodiversité et de l’amélioration de la qualité de l’eau. Or, son application s’effectue dans un contexte d’opposition avec la crainte, de la part des propriétaires d’ouvrages privés ou des riverains, de voir modifier les milieux aquatiques et les paysages auxquels ils sont attachés. Les oppositions les plus franches concernent essentiellement les petits propriétaires de seuils de moulins, souvent non-productifs en énergie hydro-électrique, ou des ouvrages appartenant à des collectivités territoriales pour lesquels les riverains sont particulièrement revendicatifs au nom de considérations d’ordre patrimonial et paysager. En effet, modifier ou supprimer un ouvrage coûte cher (entre quelques milliers et dizaines de milliers d’euros) et peut entraîner des modifications, voire une perte possible de droits d’eau ancestraux. Parfois représentés par des associations de défense de propriétaires ou de riverains, ils font entendre leurs voix, depuis plusieurs années, pour délégitimer ce projet pour les cours d’eau.

3Dans cet article, nous allons nous intéresser aux discours des acteurs et à leurs argumentations. Le recours à des énoncés scientifiques est d’ailleurs au cœur de certains discours, tantôt pour légitimer la politique publique, tantôt pour en dévaluer l’intérêt et le bien-fondé. Afin d’identifier et de saisir les arguments des acteurs étudiés, nous avons conçu une grille de lecture capable d’incorporer un nombre important de vecteurs d’appréciation de ce projet pour les cours d’eau au croisement d’enjeux politiques et scientifiques. Cette grille contribue à analyser les discours des acteurs impliqués pour en révéler leurs différences et expliquer in fine les divergences de points de vue. Elle a été appliquée aux discours des acteurs étudiés lors de six opérations de CECE dans les bassins versants de la Têt (fleuve Têt et ses affluents Carança, Ribérole et Angoustrine) et de la Dordogne (rivières Bave, Couze, Dronne, Mamoul, Tude) – tableau 1.

Tableau 1 : Caractéristiques des cours d’eau étudiés / Characteristics of the rivers studied

Cours d’eau

Bassin versant

Particularité des opérations

Longueur (en km)

Couze

Dordogne

Présence historique de moulins

30,1

Dronne

Présence de moulins et de seuils servant à l’hydroélectricité

201

Tude

Présence de moulins et de seuils publics

43,3

Mamoul

Présence d’ouvrages privés et publics

24,1

Bave

Étude de suivi des effets des travaux sur la circulation des poissons

36,8

Têt et ses affluents Carança, Ribérole et Angoustrine

Têt

Présence de seuils publics et privés (servant à la production d’hydroélectricité)

115,8

4Le bassin versant de la Dordogne (figure 1) est un territoire stratégique car il est encore le seul en Europe à accueillir les huit grands poissons migrateurs européens que sont la grande alose, l’alose feinte, la lamproie marine, la lamproie fluviatile, le saumon atlantique, la truite de mer, l’anguille et l’esturgeon européen. Depuis plusieurs décennies, de nombreuses actions ont déjà été entreprises sur ce territoire fluvial pour les préserver, concourant notamment à son classement en Réserve de Biosphère par l’Organisation des Nations Unies pour l’Éducation, la Science et la Culture (Unesco). Il y a donc des enjeux de biodiversité forts sur ce territoire qui doivent être conjugués à la fois avec la présence de grands barrages en amont et à l’aval de la Dordogne et avec l’installation de centaines de moulins tantôt producteurs de micro-hydroélectricité, tantôt d’agrément. Bien différent, le bassin versant de la Têt (figure 2) présente un nombre d’espèces migratrices moins important (anguille, alose feinte et truite fario) et se caractérise par les nombreuses centrales hydroélectriques en amont du bassin versant appartenant à une entreprise puissante localement.

Figure 1 : Répartition spatiale des cours d’eau étudiés dans le bassin versant de la Dordogne (source : Établissement public territorial du bassin de la Dordogne) / Spatial distribution of streams studies in the catchment area of Dordogne

Figure 1 : Répartition spatiale des cours d’eau étudiés dans le bassin versant de la Dordogne (source : Établissement public territorial du bassin de la Dordogne) / Spatial distribution of streams studies in the catchment area of Dordogne

Figure 2 : La Têt, axe fluvial du bassin versant (source : Syndicat Mixte de la Têt Bassin Versant) / The Têt river, central river axis of its catchment area

Figure 2 : La Têt, axe fluvial du bassin versant (source : Syndicat Mixte de la Têt Bassin Versant) / The Têt river, central river axis of its catchment area

5Nous ne nous servirons pas de ces terrains pour réaliser des monographies mais pour récolter des discours d’acteurs rencontrés susceptibles d’alimenter la grille de lecture. De plus, la pluralité des cas d’étude a favorisé la prise en compte de différents contextes d’application de la politique de continuité écologique. Les entretiens semi-directifs ont été réalisés de manière à rencontrer les mêmes types d’acteurs pour chaque opération et, si possible, dans la même proportion. Nous en dénombrons au total une quarantaine répartie de la manière suivante : 14 propriétaires et gestionnaires d’ouvrages, 10 riverains, 4 acteurs de la pêche, 3 agents de bureaux d’études, 15 acteurs publics étatiques et de collectivités territoriales encadrant et pilotant les procédures d’application de la politique. Une analyse de contenu des entretiens retranscrits a été entreprise de façon à mettre en lumière le vocabulaire utilisé, les références et les arguments de justification. Les questions posées aux acteurs interviewés poursuivaient l’objectif de récolter des données, d’identifier des énoncés de savoirs jugés nécessaires pour cadrer la CECE et de recueillir leurs opinions à la fois sur la politique publique et l’état du cours d’eau. À travers ces questions, il s’agissait d’obtenir des éléments de comparaison pour en déduire des manières différentes d’appréhender un cours d’eau et de réaliser la politique de la CECE.

6Suivant notre méthodologie de travail, nous contextualisons d’abord notre recherche en explicitant les approches et les enjeux épistémologiques que comprend cette grille de lecture. Par la suite, nous présentons les résultats de l’analyse de discours grâce aux différents assemblages identifiés, pour effectuer un retour critique sur les apports et les limites de cet outil analytique.

Contextualisation de la recherche

7À travers un état de l’art des travaux sur les politiques de l’eau, nous allons présenter les approches dans lesquelles nous avons puisé : la géographie politique de l’environnement et la Théorie de l’Acteur Réseau.

Une approche géographique pour comprendre la diversité d’interprétation de la CECE

8Des travaux en géographie (Barraud, 2007 ; Corbonnois et Tchékpo, 2013 ; Germaine et Lespez, 2014 ; Le Calvez, 2017 ; Drapier et al., 2018) ont déjà traité l’objet d’étude de la CECE avec un regard ancré en géographie sociale de l’environnement pour étudier les effets de démantèlement de barrages et de seuils sur les usages et les paysages. D’autres écrits (Bérard, 2007 ; Barraud et Germaine, 2017 ; De Coninck, 2015) se sont intéressés au rôle des savoirs et à la gestion des incertitudes dans les actions réalisées en faveur des espèces piscicoles. Cet intérêt pour les savoirs se justifie par la lutte argumentative entre les pro et les anti-CECE et l’émergence d’une controverse scientifique qui atteignit son apogée en 2016 lorsque des scientifiques invités à l’Assemblée Nationale ont critiqué avec vigueur les fondements scientifiques de la politique publique (Perrin, 2018).

9Nous avons choisi une approche inscrite en géographie politique de l’environnement (Chartier et Rodary, 2016) pour saisir les évolutions des relations de pouvoir dans la production des cours d’eau. Ces relations interviennent notamment durant la sélection des savoirs qui serviront par la suite à déterminer comment agir sur les cours d’eau. En effet, cette étape dans la fabrication de l’action publique correspond au cadrage des enjeux, à la sélection d’expertises et à la construction d’outils (incluant des choix d’approches des hydrosystèmes, d’échelles d’analyse et d’action, d’indicateurs, de gestion des risques) pour opérationnaliser la politique. À cette fin, s’intéresser aux discours des acteurs et à leurs fondements axiologiques et scientifiques permet d’intégrer dans l’analyse les considérations qui ont amené à choisir cette manière particulière de gouverner les usages de l’eau et le rapport des humains à leurs milieux. En effet, avec la CECE, certains acteurs publics appréhendent les cours d’eau par le prisme de la dimension longitudinale (Bartout et Touchart, 2017) avec la prise en compte d’enjeux délimités. En réaction, les propriétaires de moulins et des riverains formulent le souhait de repenser conjointement les expertises scientifiques et le cadrage de la politique publique afin que d’autres enjeux, que ceux aujourd’hui considérés, soient reconnus et mis à l’agenda politique. Notre analyse géographique ambitionne ainsi de mettre en exergue cette demande d’élargissement des enjeux en expliquant comment les acteurs se représentent et définissent ces enjeux. Pour cela, ils entendent « se lier aux êtres et espaces […]. Les liens dont nous parlons, les attachements, situent les actions dans des espaces, des espaces qui se trouvent affectés, transformés par ces liens et ces actions » (Tollis, 2015, p. 17).

Une approche complétée par la Théorie de l’Acteur Réseau

10Nous avons également eu recours à une version faible (Castree et Mcmillan, 2002) de la Théorie de l’Acteur Réseau (Callon et Latour, 1981 ; Callon, 1986). En invitant à considérer les influences sociales, politiques et/ou culturelles des différentes étapes de la production scientifique et de sa carrière dans la sphère publique, cette approche complémentaire met particulièrement l’accent sur les non-humains qui participent à la construction de réseaux capables d’influer sur le cours de l’action. Cette association d’approches n’est d’ailleurs pas une première en matière d’études sur le démantèlement de barrages et de seuils (Germaine et Lespez, 2014 ; Fox, Magilligan et Sneddon, 2016) à la différence près que le recours aux non-humains servira à comparer distinctement et de manière schématisée les discours des acteurs impliqués. Si son originalité réside dans sa capacité à dépasser le vieux dualisme nature/culture, la version faible de cette théorie privilégie la mise en avant du rôle des relations sociales et des acteurs afin de ne pas donner un poids démesuré aux entités non-humaines (Schaffer, 1991).

11La contribution de cette version faible de la théorie est centrale pour notre analyse : elle nous dote d’outils pour saisir la production des “natures” et l’utilisation de faits présentés comme scientifiques. Il devient alors possible d’identifier les entités « rassemblées, résumées, compactées dans des énoncés, des dispositifs techniques, des substances techniques » (Callon, 2006) pour les déconstruire en tant qu’entités hybrides dépendants de réseaux entre humains et non-humains. Ainsi, par exemple, un ouvrage hydraulique, un saumon ou encore un indicateur ne sont pas considérés comme des entités per se mais s’inscrivent, à l’intérieur de l’action publique, dans des réseaux qui défendent une manière de représenter et d’agir sur ces entités. Si bien que, pour reprendre une formule célèbre résumant cet objectif, « la science n’est pas ce qui éclaire mais ce qu’il convient d’abord d’éclairer. Elle doit glisser du rôle de ressource indiscutable à celui d’objet d’une enquête systématique » (Latour, 2008). L’évidence des faits doit laisser place à des faits plus disputés devant conduire à s’interroger sur la place des valeurs dans la production et la représentation (diffusion) des sciences. De la sorte, la Théorie de l’Acteur Réseau présente l’avantage de suivre les éléments qui composent les cours d’eau : cette démarche entend servir la compréhension et la comparaison des interprétations différentes de la CECE.

  • 1 Terme plusieurs fois mentionné par des acteurs pro-CECE en entretien mais aussi dans des documents (...)

12Si l’appellation “assemblage” donnée à notre grille de lecture provient de la lecture d’écrits de Latour (1988, 2006) et du lien établi entre des collectifs d’humains et de non-humains, nous avons repris et réinterprété cette notion d’assemblage à la fois pour rendre compte de ce mélange d’entités dans les discours des acteurs étudiés. Cette grille de lecture habilite la mise en évidence des formes plurielles d’assemblages, lesquels sont soutenus par des réseaux et étayés par des éléments issus des sciences et des politiques. Les assemblages, condensé schématisé de l’orientation conférée à la CECE selon les acteurs, cherchent à montrer que les oppositions ne résultent pas d’une « incompréhension1 » du bien-fondé du projet de la CECE ou d’un manque de connaissances sur les milieux aquatiques mais bien d’un décalage entre des manières différentes de composer un projet à partir de l’enjeu public de CECE. Explicitons les deux grands thèmes à partir desquels les assemblages ont été pensés dans le cadre de nos approches.

13Par science, il est entendu tout énoncé présenté comme du savoir. Les savoirs correspondent à « des constructions sociales dans la mesure où le savoir sur lequel repose l’action relève d’une structuration des connaissances en un ensemble accepté par plusieurs personnes et fondé sur des principes sous-jacents légitimes aux yeux de ces personnes » (Aubriot et Riaux, 2013). Un savoir est cumulable, transmissible et peut recouvrir une forme expertisée car codifiée par une institution sociale, à l’instar des sciences académiques, réglementaires (Jasanoff, 1990) et des ingénieries, ainsi qu’une forme non professionnelle basée sur l’expérience (d’usage, de militantisme…) vécue. La différence entre ces savoirs (Wynne, 1996) tient à des critères aussi divers que l’appartenance professionnelle du détenteur de savoir, sa légitimation de la part d’autres acteurs, la méthode utilisée et le champ d’activité (disciplinaire, spatial, temporel) d’un savoir. Cette acception de la science par les énoncés de savoirs invite à dépasser le fait que « l’adjectif “scientifique” fonctionne communément comme synonyme de vrai. […] Avec l’équation “science = vérité”, se manifeste une tendance à ériger en idéal les caractéristiques les plus saillantes des sciences “dures” : mathématisation, expérimentation, évaluations quantitatives, efficacité, production d’effets tangibles mesurables… » (Soler, 2003). Conformément à la Théorie de l’Acteur Réseau, la grille permet de rendre compte des assemblages comprenant des énoncés scientifiques et les considérations qui ont amené à choisir ces mêmes éléments de savoirs.

14Ainsi, en donnant à voir comment chaque acteur priorise les enjeux (concernant les usages, le patrimoine naturel/bâti et les paysages à conserver) et cherche à les justifier par des éléments présentés comme scientifiques, cette grille de lecture rend compte des différents assemblages qui peuvent aller dans le sens ou non du cadrage de la politique publique de CECE. En d’autres termes, penser en termes d’assemblages évite de tomber à la fois dans un essentialisme (avec une définition sanctuarisée de la CECE) et dans la linéarité d’un récit officiel afin d’entrevoir d’autres manières de répondre à l’enjeu public de la circulation des poissons migrateurs et des sédiments. Bien que la loi fixe déjà une définition de ce concept, la marge de manœuvre pour l’interpréter est importante compte tenu de la diversité des enjeux et des savoirs que la CECE engage.

Modélisation de la grille de lecture

15Pour montrer dans quelle mesure les discours des acteurs comprennent des assemblages concurrents mêlant des éléments issus de sciences et d’enjeux politiques, nous avons identifié des vecteurs clefs dans les discours des acteurs, les amenant à interpréter l’enjeu public de CECE. Par vecteur, nous entendons des catégories de discours qui favorisent la construction et la transmission d’un message à porter.

Les vecteurs composant les assemblages

16Élaborée pour rendre compte des différences de discours, cette grille de lecture s’intéresse aux vecteurs suivants : les savoirs mobilisés, la forme revendiquée d’expertises, le type d’éthique de l’environnement défendu et la perception du problème public. Nous avons relevé deux axes qui structurent l’argumentation des personnes interrogées : des entités non-humaines à inclure dans l’argumentation et le mode d’utilisation des sciences pour légitimer ou non la politique publique. Cette explicitation des vecteurs et des axes rend possible une mise en valeur des points de vue des acteurs étudiés concernant le bien-fondé du projet de CECE et le type de cours d’eau souhaité.

Figure 3 : Les composants d’un assemblage / Components of an assembly

Figure 3 : Les composants d’un assemblage / Components of an assembly

17La figure 3 rend compte visuellement de la déclinaison de ces vecteurs à travers lesquels les acteurs interprètent et (re-)composent la CECE durant trois temps successifs :

  • une phase de compréhension lorsque les acteurs impliqués ont su qu’ils devraient (faire) appliquer ce concept suite à son apparition dans la loi.

  • une phase d’argumentation lorsqu’ils ont dû se positionner par rapport au type de CECE présentée.

  • une phase de légitimation lorsque les acteurs sont entrés dans les rapports de force pour faire valoir l’orientation à donner à la politique publique (logique de conflit ou de conciliation).

18Détaillons davantage chacun des quatre vecteurs de compréhension et d’argumentation. Premièrement, plusieurs savoirs disciplinaires peuvent être mobilisés selon les acteurs. Selon le rôle d’un acteur, le recours aux savoirs peut provenir de diverses disciplines (biologie, chimie, écologie, hydrobiologie, hydrologie, hydromorphologie). Des travaux sur la destruction d’ouvrages hydrauliques en Amérique du Nord (Sneddon et al., 2017 ; Fox et al., 2016) ont montré une différence dans la mobilisation de savoirs (académiques ou locaux) selon les acteurs pour faire valoir les avantages et inconvénients des cas d’arasement et de dérasement. Deuxièmement, en lien avec les savoirs, le recours à des expertises peut aussi varier selon le point de vue des acteurs. Une expertise correspond à l’utilisation des « capacités de la science à diagnostiquer et à réguler » (Granjou, 2003). Les opposants, particulièrement critiques envers les expertises officielles, appellent très souvent à la réalisation de contre-expertises (par exemple une expertise d’usage ou la prise en compte des risques d’appliquer la CECE qui peut favoriser l’arrivée d’espèces invasives en cas de suppression d’ouvrage hydraulique). Troisièmement, la valeur accordée aux non-humains est également un sujet de discussion clef pour les acteurs qui s’interrogent sur le sens de termes souvent employés dans la politique de CECE comme nature, écologique, restauration, patrimoine, sauvage. Bien qu’ils ne fassent pas référence directement dans leurs discours aux éthiques environnementales (Hess, 2013), le fait d’attribuer de la valeur et de l’attachement à des entités différentes (humaines, non-humaines sauvages ou anthropisées) renvoie à ce champ d’étude et influence profondément leurs manières d’appréhender les relations entre les activités humaines, la vie non-humaine et le fonctionnement des hydrosystèmes. L’éthique se caractérise, dans leurs discours, par une déclaration envers ce à quoi ils tiennent particulièrement. Ce sont donc des dimensions présentes en arrière-fond de tous les discours (Jorgensen, 2017 ; Germaine et Barraud, 2013).

19Quatrièmement, la perception du problème public de CECE est également prise en compte dans l’assemblage. En fonction de leurs savoirs, de leurs présences sur le terrain et de leurs lectures (critiques) du cadrage de la politique publique, tous les acteurs ne portent pas le même regard sur l’importance à accorder à ce projet. Certains mettent en avant une nécessité (pour la qualité de l’eau, les poissons migrateurs) quand d’autres demandent à mieux connaître l’impact d’autres facteurs explicatifs de la disparition des poissons migrateurs comme la pollution, la surpêche, l’augmentation de la température de l’eau pour moins mettre l’accent sur l’influence des ouvrages.

Des assemblages discernés pour comprendre les différentes argumentations et propositions

20À la suite de la phase de compréhension de la politique, les acteurs impliqués formulent des discours pour exprimer leurs points de vue dans une visée argumentative. À cette fin, la grille proposée s’attache :

  • aux entités défendues par les acteurs pour qu’elles deviennent structurantes dans l’application de la CECE. Ces entités correspondent notamment à un ouvrage hydraulique, aux sédiments, à un poisson migrateur ou non-migrateur, à tel élément du paysage etc.

  • au rôle accordé par les acteurs aux sciences et aux techniques. En effet, certains acteurs publics ou des ONG environnementalistes défendent la CECE en refusant de discuter des savoirs et des expertises. À l’opposé, d’autres souhaitent ouvrir la boîte noire pour démontrer la configuration des intérêts qu’elle comporte. Comme nous le verrons, les acteurs divergent sur les relations que doivent entretenir les énoncés de savoirs et les considérations qui ont amené à choisir ces mêmes éléments de savoirs : certains fixent une frontière indiscutable entre les dimensions scientifiques et politiques quand d’autres acceptent des mélanges.

21Il découle de ces deux étapes (de compréhension et de formulation de points de vue) des propositions concernant :

  • le type de CECE souhaitée ou non (application maximaliste, minimaliste, besoin d’ajustement du cadrage, refus)

  • le projet de cours d’eau. Défendre un tel projet, comprenant une hiérarchisation des usages et des priorités d’action, revient à décider quelles entités doivent composer un cours d’eau souhaité et quel paysage aquatique est désiré.

22Cette grille de lecture se veut ainsi être un outil compréhensif pour caractériser les sujets de friction dans les discours et faire (re-)connaître la complexité de certains assemblages.

Application de la grille aux cas d’étude

23Nous allons à présent expliciter les désaccords au travers de trois assemblages que nous avons distingués : un premier regroupant les acteurs favorables à la réalisation de la CECE, un deuxième propre aux propriétaires d’ouvrages hydrauliques productifs, un dernier réunissant les opposants à la CECE. Nous les explicitons ci-dessous.

Un premier assemblage légitimiste

24Le premier assemblage (figure 4) rassemble le discours des acteurs suivants : acteurs publics (Ministère de l’Environnement et ses services déconcentrés comme la Direction Départementale des Territoires, syndicats mixtes de rivière et collectivités territoriales), Agences de l’Eau, fédérations de pêche, ainsi qu’une majorité de bureaux d’études généralistes réalisant des études techniques pour faire appliquer la CECE.

Figure 4 : L’assemblage des pro-CECE / Assembly of pro-CECE

Figure 4 : L’assemblage des pro-CECE / Assembly of pro-CECE
  • 2 Extrait d’entretien le 23 avril 2016 avec un représentant de l’État.
  • 3 Extrait d’entretien avec le directeur d’une Fédération Départementale de Pêche.

25À partir des résultats issus des entretiens semi-directifs, nous pouvons dire que les discours de ces acteurs sont en accord avec le cadrage de la politique publique (agir sur les ouvrages hydrauliques non-productifs en priorité, focalisation sur les poissons migrateurs, gestion naturaliste des cours d’eau aménagés en reléguant au second plan les rapports historiques aux paysages de l’eau et les valeurs patrimoniales et d’attachement aux lieux). Tantôt créateurs ou utilisateurs des expertises mobilisées dans la mise en œuvre et la légitimation de la CECE, ces acteurs soutiennent ou ont participé à l’élaboration du cadrage du projet. En ce sens, tous les vecteurs et axes identifiés s’appuient sur les mêmes références (savoirs disciplinaires et expertises mandatées par les acteurs publics) pour défendre cette approche de la continuité dans les cours d’eau. Leurs discours sont adossés à des énoncés issus de plusieurs disciplines pour dénoncer les « excès des effets des usages de l’eau2 ». Une des grandes particularités de cet assemblage est la croyance en un “Grand Partage” entre les sciences et les dimensions politiques : ces acteurs assurent que les « bases scientifiques sont claires3 » et reconnaissent très faiblement la possibilité de discuter de certains choix (approches/choix de focale et d’échelle) qui participent pourtant à la politisation du projet. En défendant cette forme de restauration des cours d’eau, leurs argumentations légitiment l’action publique qui cherche à concilier les usages directs des cours d’eau avec un non-usage (absence d’usages au nom d’une dés-anthropisation des cours d’eau). Cet assemblage présente ainsi un projet de cours d’eau impliquant une réduction d’ouvrages servant jusqu’ici à des loisirs ou à de l’agrément. Par ailleurs, cet assemblage légitimiste est assez homogène entre ces acteurs bien que des nuances puissent exister notamment des élus et des agents des collectivités territoriales qui ont poussé pour trouver davantage de compromis avec les propriétaires ou les riverains. Nous considérons également que les agents de la Direction Régionale des Affaires Culturelles défendent cet assemblage même s’ils furent les premiers acteurs publics à fragiliser la posture étatique en invoquant les effets potentiels des arasements d’ouvrage sur le patrimoine (subaquatique, archéologie fluviale).

Un deuxième assemblage défendant les usages directs de l’eau

26Nous avons identifié un deuxième assemblage correspondant aux discours des propriétaires ou des gestionnaires d’ouvrages hydrauliques productifs (hydroélectricité, activités économiques comme des tanneries, écomusée…) et d’une minorité de bureaux d’études (figure 5).

Figure 5 : L’assemblage des acteurs conciliants / Assembly of conciliating actors

Figure 5 : L’assemblage des acteurs conciliants / Assembly of conciliating actors

27Cet assemblage est différent du premier dans la mesure où il repose sur une culture ingénieriste et aménagiste au service de la production hydroélectrique. Cette culture des groupes hydroélectriques les rend, plus ou moins, réfractaires au premier assemblage présenté, compte tenu des entités défendues (seuil de dérivation, grille, vanne, plan d’eau…) et des savoirs intrinsèquement liés à leur activité. Néanmoins, les grands groupes hydroélectriques et ces bureaux d’études disposent souvent de salariés spécialisés en écologie leur permettant d’intégrer les enjeux de la vie piscicole. Par conséquent, leur assemblage de la CECE porte le projet de cours d’eau aménagés au service de la production d’énergie et revêt une interprétation minimaliste de la CECE pour s’opposer à la destruction d’ouvrages productifs. Dans les études (internes pour les grands groupes et/ou externalisées à un bureau d’études), la justification du rôle positif des ouvrages a toujours été réalisée en mettant en avant leurs valeurs socio-économiques. En effet, si une prise d’eau permet de produire de l’énergie, elle peut également servir d’autres usages comme le captage d’eau potable, l’irrigation, le thermalisme (cas constaté sur la Têt) ou encore des lieux de promenade, de baignade ou de pêche (exemples observés sur la Dronne et la Tude).

28Néanmoins, le fait que l’application de la CECE soit souvent négociée en amont des procédures permet aux gros producteurs hydroélectriques de trouver des terrains d’entente et de rendre compatible les deux assemblages : le cas est flagrant dans les opérations réalisées sur le bassin de la Têt. Ainsi, aucun discours officiel des grands groupes hydroélectriques ne remet en cause le cadrage de la politique publique : seul le coût des opérations est contesté. Inversement, les plus petits producteurs (micro et pico-hydroélectricien) et une poignée de bureaux d’études sont plus actifs pour contester l’interprétation donnée à la CECE par les acteurs publics. Une partie de leurs critiques portent sur les expertises définissant à la fois la hiérarchisation des causes de disparition des poissons migrateurs, la taille imposée des grilles fines en amont d’une turbine, le seuil de fixation – jugé trop élevé – du Débit Minimum Biologique. La minorité de bureaux d’études, présente dans cet assemblage, n’a pas participé à l’élaboration de l’outillage de l’action publique contrairement à d’autres confrères que nous avons classés dans le premier. Cela explique pourquoi elle rechigne officieusement à utiliser les outils d’expertise (indicateur, diagnostic de départ, solutions préconisées) en les considérant comme orientés. Malgré ces quelques occurrences sur la véracité des expertises, la croyance d’un “Grand Partage” entre les sciences et les politiques est plutôt identifiable chez eux.

Un assemblage contestataire

29Enfin, nous avons distingué un dernier assemblage regroupant les discours d’une majorité des propriétaires de moulins, de riverains opposés à la destruction de l’ouvrage qu’ils défendent, d’une minorité de pêcheurs attachés à leurs sites de pêche et d’associations de défense du patrimoine bâti en rapport avec les cours d’eau (figure 6).

Figure 6 : L’assemblage des anti-CECE / Assembly of CECE opponents

Figure 6 : L’assemblage des anti-CECE / Assembly of CECE opponents
  • 4 Extrait d’entretien avec un propriétaire d’ouvrage.

30Cet assemblage est foncièrement opposé à la manière dont la CECE a été pensée et cadrée. La place des valeurs (affirmation du rôle socio-économique des ouvrages, priorité des humains par rapport aux non-humains) est particulièrement importante puisque ces acteurs défendent leurs propriétés et des lieux auxquels ils sont attachés. Sensibles à des éléments spécifiques des paysages de l’eau (ligne et chute d’eau, type de ripisylve, bief) ou à des pratiques en rapport avec les usages directs/indirects de l’eau, ils défendent le patrimoine bâti « au nom de l’héritage, du bien privé et de l’histoire du coin4 ». Leurs expertises (profane, d’usage) sont souvent liées à leurs vécus de terrain bien que, pour une minorité de ces acteurs, leurs activités professionnelles leur permettent d’engager d’autres savoirs (droit, urbanisme, agriculture, savoir-faire en activité politique). Les réseaux associatifs facilitent l’échange d’informations entre les contestations locales et l’accès à des contre-expertises produites par des experts associatifs. Les sciences sont utilisées pour remettre en cause le projet défendu par les pro-CECE avec un discours centré sur les processus de co-construction entre les sociétés et les cours d’eau et les apports des seuils de rivière pour les milieux aquatiques. Néanmoins, une nuance est à apporter puisque tous les acteurs ne sont pas d’accord sur la relation entre les sciences et les politiques : une majorité croit en un “Grand Partage” quand une minorité le remet en cause pour contester les choix politiques effectués lors de la conception de la politique publique.

31Leur argumentation est autant axée sur le rôle – jugé positif – de leurs ouvrages que sur la mise en évidence des risques et incertitudes liés à la réalisation de la CECE (espèces invasives, effets de la suppression d’un ouvrage sur les berges, efficacité de la CECE limitée selon eux en raison d’un impact minimisé du rôle des ouvrages sur la continuité piscicole…). Cet assemblage amène les acteurs à développer deux contre-propositions :

  • la préservation des cours d’eau aménagés qui doivent rester au service des activités humaines et en étroite connexion avec leur passé (usages, patrimoine bâti, savoir-faire et tradition)

  • une application de la CECE a minima en privilégiant la construction de passes à poissons.

Retour d’expériences

32Les différences relevées dans les discours des acteurs soulignent comment des assemblages d’éléments scientifiques et politiques peuvent donner lieu à des projets si différents selon les acteurs. Ces variations expliquent en partie les difficultés d’exécution de la CECE sur les territoires de l’eau étudiés.

Apports de la grille de lecture

33La grille met en exergue une intrication d’éléments scientifiques et politiques dans la manière d’interpréter la CECE avec des vecteurs et des axes d’argumentation qui changent selon les discours. Elle rematérialise la signification de cette politique publique pour les acteurs en dé-simplifiant l’acception des termes de “continuité” et d’“écologique” pour dialectiser l’ensemble des dimensions de la production des cours d’eau. En comparant les trois assemblages de savoirs-pouvoir différents, les disparités sont particulièrement marquantes entre le premier et le troisième assemblage. En effet, ils mettent en évidence de nombreux sujets de désaccord et des manières différentes de vouloir aborder le problème public de CECE. Cela explique pourquoi, sur les terrains étudiés à l’instar des opérations sur la Dronne et la Couze, des propriétaires ont tantôt refusé la réalisation des travaux, tantôt se sont résignés à accepter l’assemblage dominant des acteurs publics pour ne pas risquer d’être en infraction avec la loi. Pour ces derniers, des compromis ont été parfois possibles lorsque des conditions furent réunies à la fois avec la présence d’élus politiques jouant le rôle de médiateurs et la recherche de financements supplémentaires pour aider la prise en charge des propriétaires d’ouvrages (cas de la Bave et du Mamoul).

34Cette grille de lecture montre également que les différents composants d’un assemblage sont interdépendants compte tenu de leur relation dialectique. Ainsi, lorsqu’un acteur mobilise telles entités à sauvegarder en vertu de son attachement et de ses valeurs, le regard porté sur le choix d’échelle (outils d’action publique) ou sur le type d’expertises à utiliser dans l’application de la CECE en est modifié. Selon l’assemblage dominant, les effets sur les milieux aquatiques ne sont pas les mêmes en termes d’usages, de patrimoine, d’évolution de la biodiversité et de leurs conditions géophysiques.

Des limites qui doivent être compensées par une analyse des stratégies des acteurs

35Néanmoins, les différences de discours dans les assemblages n’expliquent pas à elles seules la survenue de conflits sur les territoires de l’eau. En effet, s’intéresser au contexte local et au rapport de force peut expliquer pourquoi des opposants sont parvenus à s’organiser pour peser sur la décision finale (création de collectifs, demande d’enquête publique, recherche de soutien dans le monde académique, actions locales, bataille d’arguments pour délégitimer la CECE). L’étude fine de la pluralité des enjeux et des stratégies employées est également importante. Ainsi, des assemblages peuvent cohabiter dans les pratiques des acteurs lorsque les enjeux de biodiversité ne sont pas structurants pour un territoire. En fonction d’enjeux multiscalaires qui dépassent la seule mise en œuvre de la CECE, des situations de non-conflits peuvent apparaître. Celles-ci correspondent à une entente construite entre des acteurs malgré des désaccords et des enjeux de pouvoirs latents ou dissimulés. Cet intérêt pour les situations de non-conflits permet de réfléchir à l’application de la CECE du point de vue de la stratégie des acteurs et de leurs niveaux de décision. Les situations de non-conflits sont la résultante, d’une part, d’un travail de désamorçage en amont de l’application de la CECE, puis, d’autre part, d’enjeux nationaux. Des acteurs dominants (collectivités territoriales puissantes en termes de compétences et d’aires d’influences, groupes hydroélectriques) sont en effet en capacité de négocier avec des acteurs publics clefs (Ministère de l’Environnement et ses services déconcentrés, Agences de l’Eau) pour limiter le nombre d’ouvrages hydrauliques concernés par la CECE. Cette « posture ubiquiste » (Massardier, 2009), déjà relevée dans la littérature scientifique concernant la gestion d’EDF sur le Verdon, consiste en des arrangements mutuels avec les acteurs de terrain pour que le résultat des négociations crée des situations de gagnants-gagnants.

36Ce type de scénario, relevé sur notre terrain d’étude de la Têt et de ses affluents dans les Pyrénées-Orientales, intervient lorsque les enjeux piscicoles et sédimentaires sont perçus comme moyennement importants par les acteurs au regard d’autres considérations. Deux exemples en témoignent. Le barrage de Vinça, appartenant au Conseil Départemental, fut épargné en rapport au coût que supposerait un ascenseur à poissons et aux conditions sédimentaires en aval. C’est le cas également sur la rivière Dordogne pour les barrages hydroélectriques qui ont été exemptés en raison d’une production d’hydroélectricité jugée utile et rentable, d’un prix dissuasif pour (re)construire des ascenseurs à poissons et des efforts qui leur ont déjà été demandés par ailleurs sur d’autres plans. Il en fut de même dans le bassin versant de la Dordogne pour plusieurs rivières particulièrement aménagées pour la micro-hydroélectricité comme la Maronne et l’Isle. L’absence de contestation, malgré des assemblages différents, s’explique ainsi par des choix entre plusieurs niveaux de décision, au sens de pouvoir d’agir à partir duquel un acteur se prononce. Une analyse multiscalaire permet donc de comprendre à partir de quels enjeux politiques des acteurs se déterminent. Lorsque nous avons analysé les pratiques et décisions des acteurs sur la Têt, une certaine « politics-of-scale metaphor » (Level et al., 2005) fut décelable. L’acteur de l’hydroélectricité préfère l’application stratégique et locale de la CECE à la contestation compte tenu d’enjeux nationaux forts et structurels jugés plus importants (période de renégociation des concessions hydroélectriques avec l’État, négociations en cours pour augmenter son parc hydroélectrique, nécessité de conserver des relations cordiales avec les acteurs de terrain que sont les collectivités territoriales, les associations environnementales…).

37En analysant les solutions choisies par les acteurs étudiés sur nos cas d’étude, nous avons constaté la double situation suivante. Lorsqu’un propriétaire/gestionnaire d’ouvrage prend la décision d’agir en faveur de la CECE en fonction d’autres considérations que la seule CECE (enjeux nationaux, autre politique publique), il se conforme toujours à l’assemblage des acteurs publics, que ce soit pour des raisons d’allégeance à la loi ou des enjeux dépassant la CECE. Inversement, lorsqu’un propriétaire/gestionnaire d’ouvrage se décide à partir d’enjeux qui ont trait exclusivement à l’échelle d’un site, il le fait dans une perspective territoriale en s’appropriant les espaces fluviaux auxquels il est attaché. En ce sens, les niveaux de décision du pouvoir, tout comme les échelons des acteurs associés à la décision et des échelles d’action (Swyngedouw, 2000), sont importants à envisager pour les intégrer à la compréhension des discours, des pratiques et des intentions des acteurs.

Conclusion

38Nous nous sommes intéressés au cadrage de la politique de la CECE et à ses implications scientifiques compte tenu de la demande formulée par certains acteurs d’ouvrir sa boîte noire. Pour étudier les différences de discours, nous avons conçu une grille d’analyse assemblant l’ensemble des types d’arguments défendus par les acteurs étudiés. Le rejet de cette politique peut ainsi être en partie expliqué en déconstruisant leurs discours. Nous avons montré que la politique de la CECE donne lieu à une variabilité des modes de compréhension et d’argumentation. Alors qu’un type d’assemblage est dominant et influence grandement la CECE réalisée sur nos terrains, la mise en évidence des trois assemblages identifiés souligne les différences fondamentales d’éléments de savoirs et d’entités servant à composer le milieu. De chaque assemblage découle des actions différentes sur les dimensions bio-géo-physiques des cours d’eau selon le cadrage, les cibles choisies, l’imputation des responsabilités et les entités à conserver.

39Tandis que la grille des assemblages explique comment les acteurs perçoivent, comprennent et définissent la CECE, elle n’explique pas nécessairement les décisions prises par ces mêmes acteurs. En effet, les déterminants de la décision du type de CECE à adopter relèvent certes des points de vue, plus ou moins formulés des acteurs, mais aussi d’arbitrages établis à différents temps et niveaux de la décision. Cette disjonction entre les pratiques et les points de vue nécessite donc de s’intéresser aux enjeux de pouvoir multiscalaires pour mieux comprendre les positions de chacun. Si cette grille d’analyse peut servir à lire et interpréter les discours d’acteurs en situation de contestations et de conflits réels ou larvés, il est nécessaire de s’intéresser en complément à la stratégie et aux niveaux de décision des acteurs.

40Élaborée à la croisée de la Théorie de l’Acteur Réseau et de la géographie politique de l’environnement, cette grille donne des outils pour traiter des réseaux de savoirs tout en laissant de la place pour analyser le contexte et l’espace dans lesquels se forment ces réseaux. Par ailleurs, la lecture des discours par les assemblages interroge les fondements des discours et des stratégies des acteurs intéressés par la gestion de l’eau. Elle permet en effet de s’intéresser aussi bien aux points de vue, aux perceptions et aux savoirs mobilisés par des acteurs qu’à la concrétisation et la représentation de leurs discours dans la gestion. En ce sens, elle répond à une demande, formulée par les géographes politiques de l’environnement, d’analyser les moteurs de la politisation dans la production de l’environnement dont les sciences détiennent un rôle stratégique.

Mes remerciements sont adressés aux relecteur.e.s pour leurs contributions qui permirent une amélioration sensible du propos tenu.

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Notes

1 Terme plusieurs fois mentionné par des acteurs pro-CECE en entretien mais aussi dans des documents officiels (Secrétariat technique du bassin Loire-Bretagne, 2012 ; Royal, 2015) pour expliquer les difficultés de terrain.

2 Extrait d’entretien le 23 avril 2016 avec un représentant de l’État.

3 Extrait d’entretien avec le directeur d’une Fédération Départementale de Pêche.

4 Extrait d’entretien avec un propriétaire d’ouvrage.

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Table des illustrations

Titre Figure 1 : Répartition spatiale des cours d’eau étudiés dans le bassin versant de la Dordogne (source : Établissement public territorial du bassin de la Dordogne) / Spatial distribution of streams studies in the catchment area of Dordogne
URL http://journals.openedition.org/norois/docannexe/image/9484/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 372k
Titre Figure 2 : La Têt, axe fluvial du bassin versant (source : Syndicat Mixte de la Têt Bassin Versant) / The Têt river, central river axis of its catchment area
URL http://journals.openedition.org/norois/docannexe/image/9484/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 281k
Titre Figure 3 : Les composants d’un assemblage / Components of an assembly
URL http://journals.openedition.org/norois/docannexe/image/9484/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 162k
Titre Figure 4 : L’assemblage des pro-CECE / Assembly of pro-CECE
URL http://journals.openedition.org/norois/docannexe/image/9484/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 313k
Titre Figure 5 : L’assemblage des acteurs conciliants / Assembly of conciliating actors
URL http://journals.openedition.org/norois/docannexe/image/9484/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 291k
Titre Figure 6 : L’assemblage des anti-CECE / Assembly of CECE opponents
URL http://journals.openedition.org/norois/docannexe/image/9484/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 274k
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Pour citer cet article

Référence papier

Jacques-Aristide Perrin, « Construction d’une grille de lecture des discours sur la continuité écologique des cours d’eau »Norois, 253 | 2019, 25-39.

Référence électronique

Jacques-Aristide Perrin, « Construction d’une grille de lecture des discours sur la continuité écologique des cours d’eau »Norois [En ligne], 253 | 2019, mis en ligne le 02 janvier 2023, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/norois/9484 ; DOI : https://doi.org/10.4000/norois.9484

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Auteur

Jacques-Aristide Perrin

UMR 6042 CNRS GEOLAB, 39E Rue Camille-Guérin, 87036 Limoges Cedex, Université de Limoges, France (jacques.perrinho@laposte.net)

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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