2La première partie est intitulée « institutionnalisation des savoirs gestionnaires, construction de groupes professionnels ». Il s’agit de rendre compte des dynamiques sociales complexes de la gestionnarisation des organisations, en s’attachant à des cas ciblés de professions, d’entreprises ou de services publics. Ingénieurs-comptables, informaticiens de gestion, contrôleurs de gestion de Pôle emploi ou attaché·es d’administration construisent leur mandat en construisant des dispositifs – ces métiers se constituant généralement, montre Isabel Boni-Legoff, sur des normes du « bon manager » très masculines. Les articles réunis ici militent alors pour une véritable sociohistoire de la gestion qui soit, en même temps, le récit de l’émergence de nouveaux groupes professionnels.

3Béatrice Touchelay dresse le portrait de trois ingénieurs-organisateurs « emblématiques » du début de xx^e siècle, Émile Cheysson (Schneider Le Creusot), Ernest Mattern (Peugeot) et Jean Benoît (Péchiney), dont le point commun est d’avoir « fait le lien entre résultats comptables et organisation du travail ». Ces trois figures inventent le contrôle de gestion, en même temps qu’elles construisent une position spécifique dans les rapports de production : ni ingénieurs techniciens ni dirigeants, ils cherchent à la fois à faire remonter les chiffres des ateliers jusqu’au siège social, et à faire descendre les objectifs comptables de leur direction jusqu’aux ateliers. Cette position singulière est précisément celle qui, d’après l’autrice, va permettre l’affirmation des cadres en France, au sein d’une construction dominée par la fonction comptable. On peut d’ailleurs se demander si cette analyse s’applique au groupe des cadres en tant que tel, ou à certaines de ses fractions dominantes. Centrée sur la figure d’ingénieurs devenus financiers, ne gomme-t-elle pas la diversité des composantes de ce groupe hétérogène, y compris en son sommet – avec, par exemple, l’intégration du commerce et de la finance par les cadres marketing (Cochoy, 1999) ?

4Analysant les principales revues de gestion et d’organisation françaises de 1945 à 1975, Cédric Neumann met en évidence le rôle des dirigeants des sociétés de services en ingénierie informatique (SSII) dans la « construction conjointe […] des propriétés managériales des ordinateurs et ce celles de leurs utilisateurs ». Alors que, jusqu’aux années 1960, les machines de bureau et la « mécanographie » visaient avant tout les employées subalternes, les inventeurs de l’informatique de gestion vont la positionner comme une « technique de cadres », destinée à fournir des « prestations intellectuelles » et du conseil en organisation, tout en installant la puissance de calcul nécessaire à la généralisation de la « gestion prévisionnelle » et de la « direction par objectifs » auprès des managers des grandes entreprises. Ils diffusent alors une certaine image des qualifications requises par les informaticiens : des concepteurs de systèmes, placés auprès des directions générales, commandent des logiciels à des analystes-programmeurs formés au conseil et à l’organisation, qui eux-mêmes donnent des ordres à des techniciens du code polyvalents. Les dirigeants des SSII contribuent, ainsi, à fonder la hiérarchie professionnelle des travailleurs de l’informatique sur une conception managériale. On aimerait toutefois en savoir plus sur les luttes qui ont opposé cette manière de voir à d’autres, celle des universitaires évoquée par l’auteur, mais aussi celles des développeurs de logiciels grand public, ou des défenseurs du logiciel libre.

5À partir d’archives et d’entretiens biographiques, Jean-Marie Pillon montre que la « politique du chiffre » de Pôle emploi ne dérive pas des principes du new public management, mais des « programmes finalisés » de la planification étatique du début des années 1970. Elle s’avère indissociable de la construction du groupe de contrôleur de gestion, et de la lente inscription de leurs dispositifs dans le travail des managers hiérarchiques sur une période de 40 ans. Le contrat de programme passé entre l’ANPE et l’État en 1978 prévoit des « indicateurs de résultats », mais la production des chiffres est artisanale et ne permet pas vraiment d’évaluer les cadres des agences locales. Les contrats d’objectifs et de moyens sont peu à peu déclinés auprès des directeurs régionaux et départementaux. Les contrôleurs de gestion rationalisent la mesure de la productivité des agents, et la mesure de l’efficacité du placement des chômeu·ses, pour les inscrire « en dur » dans le logiciel métier des conseillères à l’emploi au début des années 2000 – permettant au final d’évaluer en temps réel les directeurs d’agence chargés d’organiser leur travail. Dès lors, « l’appel à copier le secteur privé pourrait être uniquement un prétexte rhétorique avancé pour justifier des réformes dont la raison d’être serait à rechercher ailleurs », dans la volonté des hauts fonctionnaires de contrôler les dépenses publiques et dans les objectifs politiques des ministres. On aimerait toutefois avoir une vision plus claire des décalages entre les projets des années 1970 et les réalisations des années 2000, ainsi qu’une idée plus précise de la manière dont le contrôle de gestion s’inscrit dans les luttes concernant la définition des politiques de l’emploi.

6Dans la même veine, Olivier Quéré montre comment les hauts fonctionnaires orientent progressivement la formation des attaché·es d’administration de l’État vers un modèle managérial fondé sur la mise en œuvre locale des réformes budgétaires décidées au sommet. Les archives révèlent que, dans les années 1950, le mandat de ces cadres de catégorie A est construit par les énarques comme celui d’un « personnel de renfort » formé au maniement du droit et destiné à les aider à préparer les décisions. Peu après la création des Instituts régionaux d’administration (IRA) en 1966, dans le contexte des tentatives de Rationalisation des choix budgétaires (RCB), l’enseignement juridique s’accompagne d’un enseignement de gestion qui monte peu à peu en puissance. Après la révision du cursus de la fin des années 2000, une enquête ethnographique montre que le cœur de la formation est constitué par des « mises en situation » visant à préparer les cadres intermédiaires à leur futur rôle de managers publics : accompagner les réformes de l’État au niveau local, incarner la contrainte budgétaire auprès des équipes, enrôler les agents dans les transformations en les rendant plus productifs. La principale limite de ce travail, dûment notée par l’auteur, est qu’on ne sait pas si ce modèle, véhiculé par la formation, est réellement appliqué par les attaché·es après leur prise de poste.

7Isabel Boni-Legoff joint ethnographie, statistiques et analyse de documents pour mettre en évidence la dimension genrée du travail des consultants en management. L’intense activité de mise en réseau et de circulation de l’information à laquelle ils se livrent, au sein des entreprises clientes, est inséparable d’une dramaturgie spécifique, qui consiste à incarner les règles de l’organisation et à mettre en scène les principes de la « bonne gestion ». Les consultants disposent pour cela de ressources spécifiques : normes de présentation de soi, acquises durant la socialisation en école de commerce ; mise en spectacle d’une « rationalité calculatoire » centrée sur la technique ; pratiques de cooptation fondées sur des sociabilités masculines ; implication totale dans le travail, mais également dans des activités sportives extérieures, nécessitant une large délégation du travail domestique. À l’inverse, les consultantes sont poussées à mettre de côté des normes de présentation de soi considérées comme féminines, subissent un contrôle social spécifique, et se voient reléguées dans des tâches jugées moins « techniques », et donc moins prestigieuses, de « conduite du changement » ou de gestion des ressources humaines. Les cabinets de conseil produisent ainsi des frontières de genre, en imposant une norme du « bon manager » construite comme masculine. On aimerait en savoir plus sur les mécanismes propres de la forte féminisation du groupe des cadres gestionnaires. L’autrice semble se référer aux travaux de Delphine Gardey (2001) qui montre : d’une part, comment, au cours du xx^e siècle, les emplois de bureau subalternes ont été construits comme typiquement féminins ; et, d’autre part, comment cette représentation dominante contribue, simultanément, à bloquer l’accès des femmes aux fonctions de direction.

8La seconde partie, intitulée « Le travail des “missionnaires du management” », s’intéresse à l’institutionnalisation de la gestion, non plus dans le temps, mais à la base des organisations. Les dispositifs managériaux, conçus dans les sièges sociaux de La Défense et dans les administrations centrales parisiennes, n’auraient que peu d’effets sur le travail réel des exécutant·es et des professionnel·les sans le large travail d’enrôlement (Jacquot, 2014) réalisé par une multitude d’agents spécialisés ou non. Certains sont des encadrants de proximité, agents de maîtrise ou techniciens. D’autres, spécifiquement étudiés ici, sont des « missionnaires du changement », c’est-à-dire des spécialistes de la gestion cherchant, au plus près des ateliers et des services locaux, à faire accepter les dispositifs du centre par les soignantes, les ingénieurs de conception ou les agentes communales. Paradoxaux gestionnaires « de terrain », « planneurs » de proximité, ils ont pour tâche impossible d’articuler des abstractions gestionnaires déconnectées de la réalité aux spécificités d’une activité de production toujours singulière, de faire embrayer des technologies de contrôle centralisées sur l’organisation concrète du travail des salarié·es de première ligne.

9Hugo Bertillot s’intéresse aux qualiticiens du secteur hospitalier, chargés de porter les politiques d’évaluation et de certification de la « qualité » mises en place par le ministère de la Santé. Au moyen d’une ethnographie réalisée dans plusieurs établissements, il dégage deux principaux profils. Certains sont des spécialistes des méthodes « qualité », passés par l’industrie, recrutés à la suite d’une mission de conseil, ou formés à la gestion dans le cadre de leurs fonctions de directeurs d’hôpitaux. D’autres sont d’ancien·nes soignant·es : infirmières passées cadres de santé, médecins de santé publique ayant évolué en direction de tâches gestionnaires. L’auteur montre que, dans un contexte de forte hostilité des professionnelles envers la procéduralisation du travail et le renforcement du contrôle de la tutelle étatique, le mandat fixé aux qualiticiens est avant tout « un travail social de conviction et un travail stratégique de négociation ». Il s’agit pour ces « missionnaires du changement » de convertir les soignantes au management de la qualité en leur prouvant l’utilité des outils proposés, de traduire et d’adapter le dispositif aux spécificités de leur langage et de leurs pratiques professionnelles. Reste une question de taille : ce faisant, les gestionnaires contribuent-ils à amoindrir la violence des réformes, ou à habituer les soignantes à des formes de contrôle qui viendront encore renforcer, par la suite, le pouvoir du centre ?

10Manon Pesle réalise une enquête en immersion auprès des cadres d’une métropole chargés·e de piloter les « programmes de réussite éducative » à destination des quartiers pauvres. Les éducatrices de terrain utilisent un logiciel de demande de subvention en ligne, dont les données sont ensuite agrégées par les cadres des services Éducation des communes, puis utilisées par les cadres de la métropole pour rendre des comptes auprès de la préfecture. Les discussions suscitées par ce dispositif portent sur les indicateurs, la tenue des budgets et le décompte des moyens mis en œuvre, jamais sur les politiques éducatives concrètes ou la spécificité des publics concernés. Les spécialistes métropolitains, pour la plupart des contractuels fortement diplômés, se retrouvent alors à donner un avis financier sur des actions éducatives qu’ils connaissent peu, ciblant des quartiers dans lesquels ils ne se rendent jamais, sans avoir les moyens de connaître le contexte local dans lequel ces actions prennent place. Le dispositif de financement constitue un « monde commun fondé sur la gestion » entre les cadres des administrations concernées, mais un monde paradoxalement déconnecté de la politique publique qu’il gère. Les cadres éducatifs étudiés sont-ils alors, comme l’indique l’autrice, de véritables « missionnaires du management », ou leur position est-elle au contraire le signe qu’aucune médiation ne permet ici de traduire les logiques abstraites de la gestion dans le langage des professionnelles – que donc préfectures et métropoles échouent à établir, vis-à-vis du travail des éducatrices, un contrôle qui soit autre chose qu’une aveugle limitation des moyens ?

11Sébastien Petit s’intéresse au lean management, organisation « au plus juste » fondée sur la traque permanente des temps jugés improductifs, en analysant sa diffusion auprès des ingénieurs de recherche et développement d’une grande entreprise d’aéronautique. L’auteur réalise pour cela une ethnographie de longue durée auprès des « passeurs » du dispositif, des ingénieurs dénommés black belts chargés de convertir leurs collègues à la standardisation des processus et à la réduction continue des coûts. Le passage par cette fonction gestionnaire est institué comme une « épreuve de socialisation professionnelle », nécessaire à toute promotion interne et à l’accès aux fonctions d’encadrement. Ce rite d’institution instaure une coupure avec le métier, met entre parenthèses la technique et insiste sur l’apprentissage de savoirs d’organisation. L’auteur révèle en même temps que les ingénieurs n’ont pas tous le même rapport au dispositif du lean : les « résignés » l’appliquent à reculons ; les « compétiteurs » en tirent profit pour leur carrière, mais se contentent d’outils formalistes sans ancrages dans les organisations du travail préexistantes ; les « pragmatiques » parviennent à l’adapter à la spécificité de leur secteur. Là encore, nous pouvons nous demander quelle est attitude qui réduit le plus l’autonomie professionnelle des ingénieurs : la position opportuniste, source à court terme d’une forte violence symbolique en imposant des outils inadaptés au travail réel, tout en provoquant le rejet des professionnel·les ? Ou la position pragmatique, qui ménage les valeurs du métier, mais convertit les agents et assure le succès à long terme du dispositif ?

12Vincent Lebrou analyse le travail des cadres des conseils régionaux chargés d’accompagner les porteurs de projets locaux dans la soumission aux appels à projets des fonds structurels européens. Il montre que, depuis l’adoption d’un nouveau logiciel, seuls les responsables qui parviennent à rendre compte de leurs actions et de leurs résultats de manière chiffrée sont financés. Les référents locaux de ce logiciel, formés en informatique ou en mathématiques appliquées, acquièrent alors un rôle de médiation, d’interface, qui les pousse à réaliser un « travail d’adaptation » de la procédure aux « situations rencontrées sur le terrain », en même temps qu’ils accompagnent les responsables de projets dans la mise en chiffre de leur activité. Chargés de socialiser les fonctionnaires territoriaux à la « rationalisation des procédures », ils deviennent, sans toujours le savoir, des missionnaires du management, enrôlant et convertissant leurs collègues à une « gestion par objectifs » dont ils font « un horizon peu discuté et peu discutable ». En même temps, leur position dans le jeu et leur maîtrise technique de la procédure de financement leur confère un « pouvoir d’orientation » des fonds structurels européens qui ne dit pas son nom. L’auteur insiste sur la « pluralité des intentions dont […] sont investis » les outils de gestion : mais les acteurs n’adoptent-ils pas ici spontanément, du fait de leur situation et de leur socialisation, des comportements qui vont tout à fait dans le sens des concepteurs du dispositif, à savoir la procéduralisation et la mise en chiffre des appels à projets européens ?

13Les articles souvent denses et empiriquement riches réunis par Valérie Boussard, Marie-Anne Dujarier et Ferruccio Ricciardi confortent ainsi deux résultats majeurs. Premièrement, derrière l’apparente succession effrénée des modes managériales, les dispositifs de gestion ne s’inscrivent durablement dans les organisations du travail des entreprises et des services publics qu’au terme d’un énorme travail d’organisation, réalisé sur le long terme par une multitude de salarié·es au cours de conflits divers. Deuxièmement, les technologies de contrôle managériales ne triomphent pas quand elles sont appliquées de manière « bête et méchante » par des agents opportunistes, mais quand elles sont traduites dans le langage du métier par des cadres ou des professionnel·les, dont la réflexivité et le sens de l’humain sont mis au service des projets de domination portés par les dirigeants. Dans tous les secteurs, l’étude des « agents d’enrôlement » (Jacquot, 2014), missionnaires, médiateurs, passeuses, traductrices chargées de trouver des prises pour répercuter les logiques gestionnaires abstraites des cadres dirigeants sur les organisations concrètes du travail des salarié·es de première ligne, s’avère donc plus que jamais d’actualité.