1Le déploiement récent des nouvelles technologies de l’information et des communications (NTIC) puis l’apparition des plateformes, sont le point d’aboutissement d’un capitalisme qui s’est de plus en plus libéré de la production des biens et des services en déléguant celle-ci à des tiers. L’auteur pose ainsi un regard critique sur le processus de segmentation et de fragmentation du procès de production qui a conduit peu à peu au morcellement des collectifs de travail. En facilitant les processus de coordination, la numérisation donne la possibilité de se défaire de la structure productive stable qu’est « l’entreprise » comme unité socio-productive et de la remplacer par des groupes d’individus, par des réseaux et par le « travail en foule » (crowdworking, crowdsourcing). Le crowdsourcing est défini comme le fait de faire exécuter une tâche spécifique par une foule d’internautes plutôt que par des individus sollicités de manière traditionnelle, comme les employés des entreprises ou les entrepreneurs. Les entreprises y ont de plus en plus souvent recours dans le cadre de leur stratégie marketing afin de concevoir de nouvelles propositions marchandes. Le travail en foule remet en question la figure historique du professionnel qui a été au cœur du capitalisme industriel durant plusieurs décennies. De manière paradoxale, l’autonomie et l’indépendance ne sont plus synonymes d’une plus grande liberté dans le travail mais de parasubordination c’est-à-dire de soumission à de nouveaux donneurs d’ordre (grandes plateformes numériques par exemple aujourd’hui). Le contrat de travail classique (CDI) perd du terrain face au contrat commercial ou marchand. L’auteur rappelle que l’auto-entrepreneuriat devient le statut par défaut des plateformes qui mobilisent, entre autres, chauffeurs et livreurs. Avec le développement de la sous-traitance, du travail temporaire et des systèmes de franchise, les NTIC contribuent à diviser, à parcelliser et à opacifier encore davantage les procès de travail.

2En s’appuyant sur un certain nombre de lieux d’expérimentation exemplaires de ce capitalisme multiformes qui colonise le quotidien, Patrick Cingolani se propose d’analyser les étapes d’un processus continu qui va des politiques d’externalisation de la seconde moitié du xx^e siècle jusqu’à l’émergence d’un capitalisme numérique au xxi^e siècle. Cela concerne l’offshoring, terme désignant le fait de confier la gestion et la réalisation d’un service auparavant effectué dans le pays d’origine de l’entreprise, à une autre entreprise, cette fois-ci étrangère. Mais l’auteur étudie également le travail dans les centres d’appels externalisés ou encore les parcours des indépendants flexibles, précaires, sous-traités de la culture et des arts. Il tente de distinguer travail rémunéré et travail gratuit alors que les tentatives de brouiller cette différence sont permanentes. Il repère les mobilisations d’amateurs, les constitutions de communautés ou de sociabilités autour des marques. Il cherche à comprendre comment les passions, les affects et la créativité sont extraits pour alimenter les profits des sociétés. Il montre enfin comment domine le pouvoir de l’algorithme dans le nouvel univers des plateformes de travail où les livreurs, les chauffeurs et autres travailleurs à la tâche (turkers) se servent de leurs propres moyens de production en circulant sur des territoires ouverts comme les villes.

3Mais pour Patrick Cingolani les nouvelles possibilités de contrôle et d’exploitation que met en œuvre le capitalisme des plateformes ne suffisent pas à assurer une domination totale sur les mondes du travail. Certes, il s’agit bien d’une puissance hégémonique qui cherche à s’emparer de la créativité des opérateurs et des énergies investies dans des micro-tâches pour en faire l’objet d’une valorisation économique et financière. Cette puissance ne parvient pas cependant, selon l’auteur, à confisquer à son seul profit l’inventivité collective de la multitude. En effet, de manière concomitante à cette créativité plurielle, sont aussi présentes les figures d’une opposition manifeste, de luttes à venir et de pratiques d’émancipation. La proposition principale de l’auteur réside dans sa volonté de renouer avec la notion « d’écart » avancé par Charles Fourier au xix^e siècle qui consistait à « sortir des grand-routes ». Dans cette perspective, il serait souhaitable de revaloriser « les flammes alternatives des luttes et révoltes ouvrières, flammèches, lucioles » (page 200) qui ont réussi à faire exister, l’espace d’un moment, un écart absolu avec la civilisation industrielle et la théorie de la production c’est-à-dire à imaginer la possibilité d’un autre monde. Cette ouverture audacieuse mais sans doute aussi un peu fragile mérite en tout cas d’être discutée et évaluée.

4Face aux positions offensives des classes dominantes qui ont diffusé leurs récits et leurs représentations afin d’imposer la logique nuisible des plateformes, Patrick Cingolani est attentif à « la dimension de réciprocité et de reconnaissance qui lie producteurs et consommateurs et producteurs et environnement » (page 176). C’est une manière d’instituer dans le processus de production ce que le capitalisme a constamment essayé de défaire. De ce point de vue, les luttes autour des droits syndicaux pour la réintégration d’indépendants dans une relation contractuelle ont été essentielles au cours de ces dernières années. La justice espagnole a condamné en 2019 Deliveroo pour avoir fait passer comme indépendants des centaines de livreurs qui auraient dû être déclarés salariés de l’enseigne, évitant ainsi de payer 1,2 million d’euros de cotisations sociales. De même, la requalification des indépendants en employés, comme cela a été réalisé aux États-Unis à travers le vote du Sénat californien contre la gig economy (l’économie des petits boulots), a été une pratique de lutte inventée par les intéressés eux-mêmes. Il est préférable, indique l’auteur, de salarier la femme et l’homme au travail plutôt que de les laisser dans une pseudo-indépendance. L’organisation du travail et les rémunérations doivent être pensées à partir d’un débat démocratique et non confiées à l’anonymat des marchés. L’auteur cite des réalisations exemplaires qui ont déjà substitué la transparence et la délibération au contrôle et à la notation. C’est le cas de la coopérative CoopCycle qui fonctionne autour d’une licence en copyleft avec mutualisation des recettes et des outils de production. C’est également le cas de Coopaname qui réunit artisans, freelances et prestataires de services. Les revenus des indépendants sont mutualisés et ces derniers sont salarisés. Cela leur permet de bénéficier de l’assurance-chômage et maladie ainsi qu’aux droits à retraite et au congé maternité. De ce fait, le travail autonome et la protection ne sont plus dissociés.

5Sur un registre différent et sans doute plus radical, Patrick Cingolani mentionne l’existence de zones à défendre (ZAD) ou de zones autonomes temporaires (TAZ) comme autant de formes institutionnelles susceptibles de nous détourner de la domination marchande mais aussi de l’abîme et de l’absurde vers lequel un capitalisme destructeur nous entraîne. Il plaide alors, non seulement pour un écart aux normes et aux injonctions de ce capitalisme mortifère, mais pour un « désœuvrement » conçu comme expérience de cessation collective (grève) ou poursuite de scènes alternatives joyeuses (Occupy Wall Street, Nuit debout) c’est-à-dire d’expérimentations communautaires solidaires et territoriales en rupture avec les mondes de la marchandise et de l’industrialisation capitaliste.

6Peut-on penser cependant que la multiplication des expérimentations alternatives, qu’elles soient solidaires et coopératives seront suffisantes, à elles seules, pour introduire un écart décisif capable de produire ruptures locales et dépassement global du capitalisme ? Il semble que pour refonder un cadre général plus coopératif et égalitaire, les expérimentations locales doivent converger avec des remises en cause plus larges des structures du capitalisme. Ce qui manque à cet ouvrage, par ailleurs très documenté et stimulant, c’est précisément la démonstration d’une réelle alternative économique et politique au cœur même du système socioproductif.

7Selon l’auteur, le capitalisme financier des plateformes a réussi tendanciellement à prendre ses distances avec l’activité concrète de production de biens et de services ainsi qu’avec les savoir-faire qui lui sont associés « pour ne se rapporter qu’à la dimension conceptuelle et gestionnaire de la production » (page 35). Cette analyse est discutable car tout système économique et productif quel qu’il soit s’accompagne toujours d’une dimension conceptuelle et gestionnaire. Ce qui pose problème est le contenu spécifique de la gestion capitaliste fondée sur une certaine manière de voir et de compter (prédominance des droits issus de la propriété, recherche prioritaire de la rentabilité financière pour les détenteurs de capitaux, etc.) et non la gestion de la production en elle-même. Si un écart radical doit être pensé et mis en œuvre c’est celui de la refondation complète de la manière de produire, de financer et de redistribuer les richesses. Cela relève autant de la reconstruction des entreprises et des banques dans leur ensemble que de la socialisation des marchés et d’une conception de la monnaie comme bien public. La question reste ouverte de savoir jusqu’à quel point les projets politiques locaux, les croyances et les affects devront finir par s’exacerber, se déployer et se cristalliser dans des comportements collectifs puis dans des institutions pour que s’amorcent la conception et la fabrication de nouvelles normes et de nouvelles règles d’émancipation collective.