2Ce processus peut connaître deux modalités. La première, qu’on se permettra d’appeler sauvage et accidentelle, est expliquée dans l’introduction de l’ouvrage. Si les cas exposés par les auteurs relatent des expériences ayant eu lieu au cours de ces dix dernières années (2010-2020), le livre intègre dans l’exposé général de sa problématique ce qu’on appellera peut-être dans quelques années l’épisode Covid. Dans les hôpitaux en particulier, l’urgence et la désorganisation face à la pandémie ont conduit à un affaiblissement de l’organisation, voire à un relatif effacement. Dit autrement, face au chaos, le travail réel a pris le pas sur le travail prescrit. Les indicateurs comptables alimentant la tarification à l’activité (T2A) se sont effacés devant la nécessité des soins. « Le virus a fait sauter les cloisons de la division du travail, l’administration hospitalière est redevenue une ressource au service des soins », p. 9. Les expériences, les savoir-faire, le sens du travail et sa finalité réelle et non pas abstraite (le profit) ont pris le dessus. Et c’est cet engagement qui a été applaudi pendant quelques semaines tous les soirs à 20 heures. Or, comme le rapportent les auteurs en conclusion de l’ouvrage, ce renversement où « le travail réel a transformé l’organisation prescrite au service de l’action » n’a été qu’un épisode. L’organisation, une fois les premières « vagues » passées, a repris le dessus.

4Le premier touche au travail. Le réparer nécessite que ceux qui l’exercent puissent se faire entendre, qu’ils puissent « faire autorité », que leur manière de faire soit « reconnaissable avant d’être reconnu », écrivent à plusieurs reprises les auteurs. À ce propos, précisent-ils, la reconnaissance ne se limite pas à l’expression d’un savoir, à un témoignage, à un récit sur ce que les uns et les autres font, mais part de « la vulnérabilité face au réel, des risques pris dans le dialogue aux limites de la doxa du métier, de ses déplaisirs surmontés », p. 40. Ils ajoutent, « c’est la capacité d’initiative, en remettant le métier au diapason, qui permet de compter pour quelque chose », p. 41. Autrement dit, la coopération conflictuelle ne peut exister que s’il est possible de dire le travail, ses modalités de réalisation, ce qui l’empêche, et ce qu’il oblige à faire et à mal faire.

5Les cas présentés illustrent cette première modalité et éclairent la démarche. Les auteurs partent de la banalité du quotidien, font émerger des « petits riens », qui peuvent, vus de loin, sembler parfaitement anecdotiques et éloignés des « vraies questions » du travail. Précision essentielle : le banal n’est pas prédéfini, il n’est sélectionné comme objet de discussion ni par l’équipe de chercheurs, ni par la direction. Il résulte d’un choix des collectifs de travail s’engageant dans la démarche, qui lui accorde de l’importance parce qu’il révèle un problème, parce qu’il contrevient au sentiment du beau travail. Dans l’Ephad étudié, un des points de départ, pour réfléchir au travail bien fait, se concentre sur une séquence où le personnel soignant insiste sur un geste le mettant mal à l’aise. Lorsqu’il amène une partie des patients dans une des salles dédiées aux activités, nécessitant de passer par la cour extérieure, au lieu de laisser les patients retirer eux-mêmes leurs manteaux, il le fait pour eux. Détail. Or, faire à la place des résidents, c’est aller à l’encontre de la finalité du travail qui est de travailler à l’autonomie des patients. Donc faire à leur place, c’est aller à l’encontre de la qualité de leur travail. Partir de ce point de détail, c’est aussi pouvoir remonter la chaîne de causalité aboutissant à entraver le travail. Dans le cadre de la démarche de la clinique de l’activité, les problèmes et les enjeux sont posés par ceux qui s’y confrontent, par leurs regards sur ce qu’ils font réellement et concrètement, et par la distance à l’égard de l’idée du travail bien fait.

6Le deuxième principe de la démarche inscrit le travail dans les rapports sociaux de production en introduisant la conflictualité autour des tâches à accomplir, c’est-à-dire autour de la définition même des activités et de leurs finalités. Il s’agit non pas de cacher ou d’étouffer les divergences d’approche, mais au contraire de les mettre sur la table, pour lever le déni des conflits du travail par la reconnaissance des rapports entre les forces sociales en jeu. C’est le sens du titre de l’ouvrage : le prix à payer pour le travail bien fait passe par la coopération conflictuelle. Conflit qui aux yeux d’une tradition critique du travail pourrait passer pour une forme de renoncement, puisqu’il ne s’agit pas ici d’un appel à sortir des rapports sociaux de production propre au capitalisme, et aux modèles d’organisation du travail qui l’ont innervé. Toutefois, cette conflictualité appartient bien à la catégorie d’action que Nancy Fraser appelle transformatrice, car elle ne modifie pas seulement des équilibres, entre exécutants et direction, elle a vocation à les renverser. Concrètement, la philosophie et la démarche reposent sur un cadre analytique où le savoir sur le travail se partage ; où les bureaux d’études, ou les directions, n’en ont pas le monopole ; où l’ensemble des acteurs sont légitimes pour en débattre, pour penser et dire le travail, pour orienter les manières de faire, et surtout pour définir le sens du travail.

7Les cas relatés donnent de l’épaisseur à une démarche plus complexe qu’il n’y paraît. Elle repose sur la capacité du collectif de travail à s’emparer de l’opportunité de dire le travail, d’en discuter et de s’accorder sur ce qu’il convient de retenir. Ensuite, elle suppose que le collectif se sente légitime à rendre visible le travail et à en exposer les différentes facettes, donc à discuter du sens à lui donner. Ce qui nécessite en parallèle que les bureaux des méthodes et les lignes hiérarchiques censées définir le travail ne se contentent pas d’une démarche appelant à faire remonter les problèmes, pour ensuite les traiter, mais acceptent qu’ils n’aient pas l’exclusivité de la définition du travail. Plutôt que de faire remonter les problèmes, mieux vaut, insistent les auteurs, faire descendre l’organisation sur les problèmes pour les résoudre. La coopération conflictuelle bienveillante, disent les auteurs, passent par l’acceptation par l’équipe de direction qu’elle ne peut avoir le monopole de l’organisation des échanges autour du travail. Elle passe aussi par l’acceptation pour le collectif de travail de discussions et de controverses en interne autour du travail, et ajoutent-ils encore, lorsque les syndicats sont présents et implantés de longue date, par la reconnaissance de l’expression d’une parole venant directement des collectifs de travail et s’adressant aux directions. Bref, la coopération conflictuelle bouscule à bien des égards l’organisation du travail comme l’exemple sur une des chaînes de l’usine de Flin le montre. Les ouvriers affectés au montage des portes sur les véhicules pointent un ensemble d’incohérences. Ce faisant, ils ne soulignent pas seulement des difficultés pratiques, ils abordent et conflictualisent les critères de performance. Aux définitions théoriques de la performance managériale, ils opposent « la performance réelle au poste », p. 142.

9Les auteurs ne s’en cachent pas. Si les expériences relatées sont convaincantes parce qu’elles donnent à voir et à entendre aux lecteurs qu’il est possible de débattre du travail, elles n’en soulignent pas moins l’incertitude de la pérennité de la démarche une fois l’équipe des cliniciens du travail partie. Elles supposent, comme toute démarche participative, d’entretenir la flamme, de résister aux changements d’équipe et de personne et aux pressions du marché, que les uns et les autres acceptent de jouer le jeu et d’être déstabilisés au regard de leur statut et de leurs rôles. Bref, elle nécessite une révolution certes douce mais permanente dans les manières d’appréhender le travail.

10En refermant le livre, on ne peut qu’espérer qu’il circule au sein des cabinets de conseil et de consultants, « grands » et petits, là où sont érigés et formatés les modèles d’organisation du travail, les plans de restructuration, au nom d’une rationalité « toute théorique », comme le disent les auteurs, là où est forgée fondamentalement la coupure entre ceux qui sont légitimes à penser et dire le travail et ceux qui ne sont bons qu’à le mettre en œuvre et à faire éventuellement remonter les problèmes pour que de nouvelles consignes leur reviennent. Le prix du travail bien fait sonne comme une douce utopie dont les auteurs ne cessent de montrer qu’elle est plausible, réaliste, et enviable, bien que fragile.