1Douze autrices, « douze femmes scientifiques représentant un large ensemble de disciplines » (p. 16), nous livrent dans le registre lexical de l’action politique, leurs visions des transformations majeures qu’il faudrait, de toute urgence, entreprendre pour qu’enfin les sociétés du monde entier « changent de voie » (p. 161). Plus précisément, nous disent, chacune à leur manière, les autrices, il est urgent de s’engager dans une voie permettant de s’émanciper : d’une relation mortifère avec la « nature » et destructrice d’espèces vivantes, empoisonnant l’air, les sols et les sous-sols ; du mode de production industriel en régime capitaliste – ou ultralibéral –, destructeur des collectifs de travail et de la santé des travailleurs (voir en particulier les contributions de Imge Kaya-Sabanci et Adelle Blackett) ; des dynamiques inégalitaires de toutes sortes, destructrices des démocraties par le jaillissement de régimes autoritaires, souvent soutenus par des pans entiers de populations fragmentées et fanatisées ; des rapports de domination entre hommes et femmes ; etc.

2S’engager dans cette voie émancipatrice est d’autant plus impérieux : que, d’un côté, la plupart des projections scientifiques, notamment celles du GIEC, laissent craindre la disparition proche des civilisations humaines ; et que, d’un autre côté, les décisions prises par la plupart des dirigeants – des multinationales, des institutions internationales, des États les plus puissants et/ou les plus peuplés, etc. – ne sont pas du tout à la hauteur des enjeux.

3Il faut donc que « la société civile », sans nécessairement se substituer aux autorités légitimes, agisse, à la manière d’une avant-garde, selon trois modalités : par l’agitation dans la sphère médiatique, par l’invention de solutions alternatives et par la coordination des acteurs engagés dans la mise en œuvre locale de ces alternatives. Il semble que, pour les autrices, au sein de la société civile, les catégories les plus dominées soient les plus à même d’incarner ces modalités, à commencer par les femmes et tout particulièrement les chercheuses dont les travaux sont « souvent moins connus et moins cités malgré leur expertise » (p. 16).

4Dans l’introduction, Julie Battilana illustre la fonction agitatrice de la démarche, par la présentation du « Manifeste Travail » (p. 27-35), court texte initié par le groupe des douze autrices, puis collectivement élaboré au sein de la communauté scientifique et « publié les 16 et 17 mai 2020 simultanément dans 23 langues et 42 publications nationales » (p. 16). Pour les signataires de ce Manifeste, cette « autre voie » consiste à démocratiser, démarchandiser et dépolluer le travail.

5C’est dire la place déterminante accordée aux transformations de la sphère du travail : les luttes émancipatrices menées en son sein devraient, par l’enclenchement de processus sociaux complexes, engendrer, de fil en aiguille, les métamorphoses des autres sphères d’activité. Notons toutefois que la centralité accordée au travail conduit à reléguer la question environnementale à une place subalterne. Seule Dominique Méda l’aborde en fin d’ouvrage, notamment, en mettant l’accent sur la nécessité de repenser les grands agrégats qui orientent les prises de décision stratégiques.

6La démocratisation du travail passe par une répartition plus égalitaire du pouvoir au sein des entreprises entre les actionnaires, les directions et les travailleurs, étant entendu que, parmi ces derniers, une attention particulière devra être accordée à celles et ceux qui sont « les plus éloigné-e-s des positions de pouvoir » (p. 18). Cet objectif essentiel, dont la réalisation se heurtera sans doute aux plus importantes oppositions, est abordé dans les chapitres rédigés par Isabelle Ferreras, Hélène Landemore, Lisa Herzog et Sara Lafuente. On peut espérer que, pour les autrices, cette démocratisation, cette « citoyenneté dans l’entreprise » (p. 30), ne se cantonnera pas au seul univers des entreprises marchandes, mais s’étendra aux organisations publiques – en particulier dans les domaines politiques et administratifs –, ainsi qu’aux associations, aux syndicats et aux ONG, sans oublier le monde de la recherche lui-même, ces univers professionnels ne se caractérisant pas toujours par des pratiques communicationnelles exemptes de tout rapport de domination.

8Quant aux travailleuses et aux travailleurs, ce sont des « investisseurs en travail », soutient Neera Chandhoke qui met l’accent sur les travailleurs informels des pays du Sud – dans le cas de l’Inde, notamment –, ainsi que sur les migrants employés dans les pays du Nord (p. 137). Sans eux, pas de création de richesse. À ce titre, ils et elles devraient donc disposer de représentants dans les instances gouvernant leur travail. Or, continue l’autrice, non seulement les acteurs économiques dominants leur refusent cette possibilité, mais même les syndicats du Nord comme ceux du Sud, limitant leur action au « travail formel », ne s’en soucient généralement pas.

9La démarchandisation est abordée également par Flavia Maximo, dans le cas du Brésil et, plus généralement, de l’Amérique du Sud, qui critique, tout en le défendant, « le droit du travail en pointant la part de colonialité juridique de la relation employeur-euse et employé-ée » (p. 152) qu’il contient. Isabelle Ferreras, tout en développant de nombreux aspects du Manifeste, insiste, quant à elle, sur la nécessité de sortir de l’institution « marché du travail » (p. 42) et propose que le gouvernement des entreprises soit constitué : d’une part, du conseil d’administration représentant les investisseurs en capitaux ; et, d’autre part, d’un conseil d’entreprise représentant les investisseurs en travail, conseil qui disposerait du même niveau dans la hiérarchie des normes. Les décisions stratégiques sur la répartition des bénéfices, la production, l’organisation du travail, les rémunérations, etc. ne seraient prises qu’avec l’accord des deux « chambres » (p. 50-51). Sara Lafuente développe cette proposition de bicamérisme, inspiré de la philosophie politique, structurant, dans la plupart des démocraties, les institutions du pouvoir légitime. Dans le même sens, Julia Cagé propose de démarchandiser le secteur médiatique en mettant « en place une gouvernance démocratique des médias » (p. 121), rappelant que l’information doit rester un bien public.

10Quant à la dépollution, elle nécessite d’agir, certes au niveau individuel – c’est la fameuse injonction à la sobriété –, mais avant tout au niveau des entreprises, qu’elles soient capitalistiques ou non. Pour cela, les critères de jugements des acteurs économiques ne devraient plus être uniquement financiers mais environnementaux et sociaux. Comme le précise Dominique Méda, ce point implique la responsabilité des États : l’émancipation qu’appellent de leurs vœux les autrices, requiert qu’un très grand nombre d’États, et tout particulièrement les plus puissants et les plus peuplés, adoptent des législations ad hoc, imposent de nouveaux types d’indicateurs macroéconomiques et accompagnent les différentes catégories d’acteurs dans les transformations de leurs pratiques. Par exemple, en créant un nouveau type d’organisation qui accorderait autant d’importance à la création de valeur sociale et environnementale qu’à la création de valeur financière.

13S’il nous est permis d’exprimer un regret, c’est envers certains choix éditoriaux : la centaine de notes, au lieu d’être simplement placées en bas de page, se retrouvent bizarrement coincées (p. 175-195) entre le dernier chapitre et les remerciements, où figure dans un ordre énigmatique une liste de près de quatre-vingts noms. L’on peut également regretter l’absence de bibliographie, qui oblige à parcourir les vingt pages de notes, pour identifier des références.

15Un autre point délicat doit être souligné. Comme nous l’avons vu, l’« autre voie » repose sur la démocratisation des organisations. Or, celle-ci ne peut fonctionner, qu’à certaines conditions, et en particulier que toutes les catégories d’acteurs puissent participer à égalité aux discussions. C’est-à-dire, non seulement qu’ils puissent exprimer leur point de vue publiquement dans les arènes où se prennent les décisions stratégiques – aspect juridique, légal –, mais qu’ils en aient les capacités – au sens d’A. Sen. Or, il y a fort à parier que les travailleurs et les travailleuses manquent de ces capacités, tout particulièrement dans les secteurs les plus dominés : travail informel, sous-traitance, métiers de la relation, etc. C’est pourquoi, s’engager dans l’« autre voie » nécessite d’accompagner ces acteurs dominés, non seulement en les aidant à acquérir : d’une part, les compétences « techniques » requises pour donner un avis argumenté sur les orientations stratégiques ; et d’autre part, l’aptitude à s’exprimer face à des acteurs rompus aux pratiques communicationnelles. Par ailleurs, des précautions juridiques devront être aussi adoptées pour qu’ils ne craignent pas les retombées professionnelles de leurs propos. Bref, il faudrait que l’espace public que représenteraient les nouvelles institutions soit un espace libre de tout rapport de domination. Ce qui nécessite une montée en compétences généralisée de tous les individus au travail : que les représentants des investisseurs financiers acceptent de reconnaître le point de vue de leurs partenaires et que les représentants des investisseurs en travail acquièrent la certitude que leur point de vue, formulé en des termes rationnels, est tout aussi digne d’être discuté que celui de leurs interlocuteurs.