1Le temps est un « cadre abstrait et impersonnel qui enveloppe non seulement notre existence individuelle, mais celle de l’humanité » écrivait Durkheim dans Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912, p. 12). La littérature sociologique montre à quel point il est un élément fondamental de l’organisation sociale. L’ouvrage de Timo Giotto s’inscrit, à notre sens, dans la continuation de ces travaux qui, tout en empruntant aux disciplines philosophiques, historiographiques et parfois anthropologiques, poursuivent l’analyse de la dimension sociale du temps pour éclairer notre compréhension des dynamiques politiques, sociales, économiques et culturelles contemporaines. À partir d’une réflexion sur le temps de travail, Giotto mobilise un imposant matériau théorique et empirique – nous y reviendrons – pour soutenir la thèse centrale de l’ouvrage : celle de la généralisation d’un phénomène de désynchronisation des temps professionnels, susceptible d’affecter l’ensemble des aspects relatifs à l’organisation temporelle de notre société (p. 15).

2La désynchronisation y est d’emblée décrite comme un processus historique, marqué par la diffusion de conformations individuelles du temps de travail, à même de conduire à une multiplication de situations de marchandage à propos des temps (p. 14), dans le sens où elle favorise des compromis qui se font en dehors des règles temporelles légales et/ou négociées collectivement. Elle puise ses origines dans l’individualisation du travail et la mise en pratique des dispositifs de temps choisi, devant permettre à chacun de travailler selon ses besoins.

3L’hypothèse de la désynchronisation n’est certes pas nouvelle. On la retrouve dans les travaux de William Grossin (1969) analysant, sous le prisme du travail en équipe, les différences entre les durées et les horaires de travail dans l’industrie mécanique et leurs conséquences pour l’organisation de la vie hors travail. Cette question est aussi au cœur de l’abondante production académique de Giovanni Gasparini qui relève, à partir des années 1980, les enjeux de cette désynchronisation des temps – et des acteurs sociaux – dans des sociétés post-industrielles de plus en plus « flexibles ». Ou encore, plus près de nous et dans un autre registre, dans les recherches d’Alain Pichon à propos de ceux qu’il nomme les travailleurs planétaires (2001).

4Tout en s’inscrivant dans cette filiation scientifique, l’ouvrage de Giotto se démarque par sa capacité à faire tenir ensemble des aspects et des niveaux d’analyse sensiblement différents qui interrogent tout à la fois : la manière dont se construisent les nouvelles normes temporelles ; leurs conséquences pour les salariés ; et les risques sociaux potentiels qu’elles portent en termes de reproduction de la spécialisation des rôles, de précarisation, d’affaiblissement du lien social et de santé.

5L’ouvrage, qui se veut à la fois diachronique et synchronique, s’articule autour de quatre grandes sections qui guident pas à pas le lecteur vers la compréhension des mutations des temps professionnels et, par-delà, des temps sociaux.

6Qui dit désynchronisation, dit synchronisation préalable. C’est là le point de départ de l’ouvrage. Dans une première partie, l’auteur se livre à un travail de sociohistoire pour éclairer le lecteur sur les enjeux des processus de synchronisation/désynchronisation des temps sociaux. Giotto évite ici l’écueil du foisonnement théorique et descriptif. L’approche chronologique est didactique et les références académiques sont choisies avec justesse. Partant des sociétés préindustrielles où les activités productives se mêlent aux autres activités sociales, il nous rappelle pourquoi – et comment – le travail en régime capitaliste est à l’origine d’une dissociation faisant du temps du travail un temps distinct, fonction du temps passé dans l’usine et qui traduit la discipline requise par le travail industriel.

8Rappelons, avec Giotto, que dans les sociétés industrielles, le temps de travail se caractérise par une série de propriétés. Il s’agit d’un temps social long, marqué par une uniformité et une rigidité pour l’ensemble des travailleurs. Un temps dont la mesure et le contrôle se renforcent au gré des innovations technologiques et de la diffusion des principes de l’organisation taylorienne du travail. Dans une telle configuration, le temps de travail conditionne sensiblement les temps individuels et sociaux.

9S’ensuit une réflexion sur les sociétés post-industrielles où le primat de la rationalisation du temps de travail est atténué sans s’inverser, malgré le dépassement des modèles fordo-tayloriens. Si l’on analyse le temps de travail dans toutes ses dimensions, on ne peut que partager le constat fait dans l’ouvrage : d’une réduction significative du temps de travail ; d’une hausse des revendications et des négociations sur les rythmes de travail ; comme du caractère diffus des formes d’horaires et des emplois atypiques – plus ou moins précarisés –, dont l’exercice suppose une fragmentation ou un étirement des temps travaillés. L’ensemble de ces éléments initient, autant qu’ils facilitent, la désynchronisation progressive des temps sociaux depuis les années 1970. Une désynchronisation qui est aussi au cœur des relations professionnelles, à partir du moment où se négocient des compromis entre la réduction du temps de travail, la flexibilité de celui-ci et la sauvegarde de l’emploi.

11Les récentes réformes du travail – loi El Khomri et ordonnances Macron – confirment cette tendance en facilitant la conclusion de ce type de compromis déséquilibrés. En la matière, citons les accords de performance collective (APC) qui autorisent une modulation des conditions de travail et des salaires sans limite de durée. Cet élément, comme d’autres, concourt à une individualisation du temps de travail qui est un terreau fertile pour la désynchronisation des temps sociaux. Giotto ne dit pas autre chose lorsqu’il analyse les quelques 894 accords négociés sur le temps de travail entre 2006 et 2013 pour montrer la prégnance d’une logique « d’adaptation aux marchés » (p. 74) sur les négociations. Parallèlement, en s’appuyant sur un imposant travail relatif à la mise en place et aux usages du compte épargne-temps (CET), il révèle les mécanismes par lesquels les entreprises participent à la « dégradation de la maîtrise individuelle du temps des salariés » (p. 76), en se servant du dispositif pour un usage collectif, c’est-à-dire en faisant des travailleurs les artisans – ou les coresponsables – de la compétitivité des organisations ou plus simplement en les plaçant dans une forme de négociation individualisée quant à l’utilisation (ou au paiement) des temps « épargnés ».

13Quoi qu’il en soit, la fragmentation et l’individualisation des temps posent la question du vécu des travailleurs. Cette interrogation est au cœur de la troisième partie de l’ouvrage. Elle est abordée exclusivement sous le prisme du CET et soutenue empiriquement par l’exploitation d’un riche matériau qualitatif, permettant à l’auteur de proposer des typologies sur l’usage et l’utilisation que font les salariés du dispositif. Qu’ils choisissent de l’alimenter pour préparer un projet de vie, une reconversion professionnelle, pour soulager les tensions entre vie personnelle et engagement professionnel ou pour monétiser des temps de repos, la focalisation sur l’épargne-temps révèle que la revendication du temps choisi, de l’autonomisation dans la gestion des temps professionnels n’est pas désuète.

14Au contraire, à une époque où domine le manque de temps pour répondre à la multiplicité des sollicitations, toutes les possibilités, même partielles, d’aménagement des temps qui rythment l’existence sont perçues comme une opportunité pour desserrer l’étau des contraintes temporelles. Les nombreux extraits d’entretiens mobilisés en appui de la démonstration regorgent d’exemples allant en ce sens. Qu’il s’agisse de mobiliser un dispositif particulier, de négocier individuellement des arrangements avec l’employeur ou de contourner les règles de l’organisation, les travailleurs, selon les ressources dont ils disposent, développent, dans leur grande majorité, des attitudes ou des stratégies destinées à accroître leur latitude dans l’articulation des temps sociaux.

15De ce point de vue, Giotto s’inscrit dans la continuité des travaux produits sur la conciliation des temps sociaux, entre travail et hors travail, à ceci près qu’il met en lumière la flexibilité ou la flexibilisation temporelle qui alimente la désynchronisation. Mais cette souplesse est paradoxale, dans la mesure où elle se présente à la fois comme une contrainte marquée du sceau de l’individualisation de la relation d’emploi et comme une opportunité d’adaptation aux contraintes de temps pour les individus. Elle renvoie, en effet, à la possibilité pour ces derniers de diversifier les normes et les pratiques relatives aux rythmes collectifs dominants par rapport à l’exercice d’un rôle professionnel ou d’une situation sociale donnée.

16Ainsi, la désynchronisation des temps professionnels ne fait pas disparaître la synchronisation des autres temps sociaux. Les horaires scolaires des enfants, les temps physiologiques comme ceux du repas par exemple demeurent des temps synchrones. La confrontation de ces deux logiques temporelles oblige donc à trouver des éléments de composition et d’intégration. C’est justement ce que montre Giotto par l’exposé de la diversité des stratégies d’articulation des temps sociaux.

17On regrettera toutefois que cette question ne soit abordée qu’à travers l’expérience de travailleurs des services. L’analyse est certes très riche, compte tenu de la variété des configurations temporelles de ces métiers, mais gagnerait à s’ouvrir à d’autres secteurs d’activité, peut-être plus traditionnels, où les temps professionnels demeurent encadrés par des normes plus rigides.

18Dans la dernière partie de l’ouvrage, Giotto nous invite à une réflexion sur les conséquences de la désynchronisation et plus largement sur le devenir du travail – sa place comme ses représentations – dans la vie des individus. Schématiquement, deux phénomènes peuvent être identifiés : la désynchronisation contribue à la reproduction des inégalités de classes et de genres ; en même temps qu’elle alimente les transformations contemporaines des mondes du travail. L’auteur montre ainsi comment les dispositifs d’articulation des temps contribuent au renforcement de la spécialisation sexuée des rôles, déjà accentuée par le recours au temps partiel, mais aussi de quelle manière ils favorisent ceux qui occupent des positions économiquement favorables par un renforcement de leur capacité à organiser leur travail.

20Pris dans sa globalité, l’ouvrage est une belle contribution à la réflexion sociologique sur le temps de travail et à la possible construction d’un nouvel ordre temporel. Il ouvre des nombreuses pistes d’approfondissements, tant il est vrai que le phénomène de désynchronisation déborde le seul cadre professionnel et affecte la vie sociale. Il est en effet rendu possible et alimenté par les innovations technologiques. On peut penser, par exemple, aux effets de l’usage diffus des nouveaux outils numériques qui favorisent une synchronisation de l’information et de la communication, tout en contribuant à la désynchronisation des temps ou au repli des relations sociales.