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Recensions et notes de lecture

Marc Loriol, Les vies prolongées des usines Japy. Le travail ouvrier à Beaucourt de 1938 à 2015,

Jean Vandewattyne
Référence(s) :

Marc Loriol, Les vies prolongées des usines Japy. Le travail ouvrier à Beaucourt de 1938 à 2015, Éditions du croquant, coll.  « Témoignages », Vulaines-sur-Seine, 2021, 296 p.

Texte intégral

1Cet ouvrage a pour cadre général les dernières décennies d’une histoire industrielle, économique et sociale dont les origines remontent à la fin du xviiie siècle. « L’empire Japy », selon l’expression qu’utilise par moments l’auteur, s’enracine dans la région de Belfort, une région décentrée et éloignée des grands centres industriels, et plus précisément à Beaucourt, une localité proche de la Suisse et de son activité horlogère. Une localité que les usines Japy ont façonnée en profondeur.

2Le choix de ce terrain doit tout aux racines familiales de l’auteur. Marc Loriol est en effet le petit-fils et le neveu de deux ouvriers qui y ont fait « toute leur carrière ». Enfant, il a été nourri de récits et d’anecdotes sur ses usines et la vie ouvrière l’entourant. Il explique que cet environnement a façonné son intérêt pour les sciences sociales et pour « la question du travail ». Si ce livre apparaît donc, au premier abord, comme l’acquittement d’une dette envers une partie de ses aïeux, Marc Loriol n’a pas voulu s’enfermer dans un carcan familial. Il positionne son livre comme celui d’un sociologue dont le fil conducteur concerne les ouvriers et le travail ouvrier de 1938 à 2015. À l’inverse de certains, Marc Loriol dit ne pas éprouver de honte, de gène, d’animosité par rapport à ses origines ouvrières. Il se définit comme « un transfuge de classe de deuxième génération » (p. 14), ce qui, inévitablement, crée une certaine distance. Comme le souligne l’auteur, « les relations entre les grands-parents et leurs petits-enfants sont généralement plus apaisées que les relations entre parents et enfants » (p. 13).

3Plus concrètement, son oncle Claude lui a servi de porte d’entrée par rapport au terrain. Il a été « son premier et son principal informateur » (p. 16). Il lui a fait visiter ce qui reste des anciennes usines et l’a mis en contact avec les premiers enquêtés. « Dans certains cas, il a assisté aux entretiens et a posé des questions ou apporté des précisions sur ce qui a été dit. » Une façon de faire que l’auteur qualifie de « peu orthodoxe », mais qui pourtant « s’est avérée intéressante et heuristique, chacun stimulant les souvenirs et réflexions de l’autre » (p. 16). L’ouvrage s’appuie sur une vingtaine d’entretiens réalisés avec des anciens ouvriers et techniciens de Beaucourt. Ces données ont été complétées par des témoignages de seconde main, issus, pour certains, d’un documentaire réalisé en 2004 sur La vie après Japy, les aînés racontent et, pour partie, du dépouillement de divers documents, dont les archives détenues par le musée Frédéric Japy.

4Dans la rédaction, l’auteur a laissé une grande place « aux discours des personnes rencontrées » avec pour pari de « faire de leur subjectivité non pas un obstacle, mais au contraire un atout dans la compréhension des rapports complexes, hétérogènes et ambivalents au travail en usine » (p. 19). Il a aussi fait le choix, sauf exception, de ne pas anonymiser les témoins et les témoignages. C’est, pour lui, une manière de rendre justice aux acteurs souvent ignorés ou invisibilisés. Les acteurs nommés sont en effet souvent les dirigeants, c’est-à-dire les personnes considérées comme « importantes » (p. 19). Or, pour Marc Loriol, il va de soi que, « dans un monde plus juste, plus respectueux des apports de chacun, les noms des ouvriers, techniciens et ingénieurs de Beaucourt – mais, pourrait-on ajouter, aussi de partout ailleurs – auraient dû être connus ». Les aventures industrielles sont des aventures communes. Elles sont aussi redevables du « travail », du « savoir faire des ouvriers, techniciens et ingénieurs » (p. 20).

5L’ouvrage comprend quatre chapitres. Le premier est « une brève histoire » des usines Japy. C’est l’histoire récente qui retient l’attention de l’auteur, celle qui a le moins fait l’objet d’écrits tout en façonnant de manière étroite la réalité de ses témoins. Comme souvent dans le cas des empires industriels français, mais pas que, cette histoire est celle d’un déclin, commencé à la fin des années 1920, et d’un démantèlement progressif marqué par des disparitions d’activités – dont la fabrication des machines à écrire en 1971 –, des fermetures de sites, des pertes d’emplois, des repreneurs aux pratiques parfois douteuses, voire frauduleuses, des délocalisations vers les pays de l’Est, de la spécialisation dans les petites séries – c’est le cas des moteurs –, de la financiarisation et de la managérialisation de la gestion. En conséquence, les dernières décennies ont ainsi mis à rude épreuve l’attachement à l’entreprise façonnée par l’histoire longue.

6Un attachement qui doit beaucoup « au paternalisme familial des origines qui sera plus ou moins actualisé par les politiques sociales de l’entreprise et les solides liens de solidarité locale » (p. 85). Un attachement qui puise aussi ses racines dans les innovations techniques, « la fierté des réalisations passées et présentes » (p. 85). À côté des quelques activités industrielles restantes, les traces les plus visibles de l’épopée de la famille Japy et de son empire industriel défunt se résument aujourd’hui à quelques monuments à la gloire des Japy – dont la réplique de l’avion d’André Japy, pionnier français de l’aviation –, une fresque et un musée – le musée Frédéric-Japy – ouvert dès 1986.

7Les trois autres chapitres portent sur les trajectoires et parcours ouvriers, le travail et son organisation, et sur les relations humaines et sociales. L’exploration des trajectoires met notamment l’accent sur la diversité des situations avec des évolutions tantôt ascendantes et d’autres plus chaotiques, voire contrariées ou bloquées par l’arbitraire des petits chefs. Les carrières contrariées ou bloquées sont liées entre autres au passage du statut d’ouvrier spécialisé à celui d’ouvrier professionnel. Pour diverses raisons, dont des pratiques de discrimination syndicale ou des pratiques sexistes, certains n’ont bénéficié de cette reconnaissance que très tardivement et d’autres jamais. Paternalisme oblige, pour les plus anciens, l’évolution professionnelle a souvent été conditionnée par le passage à « école technique Japy », lieu d’acquisition de savoirs techniques et professionnels, mais aussi de transmission de la culture d’entreprise et de réseautage, pour utiliser un terme contemporain. Par le passé, l’école Japy ouvrait en quelque sorte les portes des usines Japy.

8Dans le chapitre consacré au travail et à son organisation, Marc Loriol décrit trois univers différents faisant partie de l’empire Japy : la « pendulerie », liée à l’activité horlogère – qui est le métier de base des Japy – ; le montage des machines à écrire ; et le bobinage des moteurs, deux activités issues de la politique de diversification. Il aborde aussi les questions du travail au rendement, soit le salaire à la pièce, et la fierté du « beau travail », qui peut être décliné de manière esthétique, ludique, pratique, sociale ou encore revendicative. Revendicative car les travailleurs attendent que le « beau travail » soit reconnu et valorisé financièrement (p. 183).

9Des témoignages récoltés, il ressort que « n’importe-qui ne peut pas faire, sans formation, apprentissage ni entraînement, un “beau travail”. La reconnaissance de ce savoir-faire participe de la défense des intérêts du groupe ouvrier, contre les managers qui prétendent organiser la production avec des opérateurs interchangeables sur la base de savoirs abstraits, de chiffres et de résultats financiers » (p. 183). Dans la quotidienneté du fonctionnement des ateliers, la volonté ouvrière de faire du « beau travail » entre classiquement en tension avec les exigences hiérarchiques de rendement et de productivité. Les ouvriers se voient donc reprochés d’en « faire trop », de faire de la sur-qualité.

10Le dernier chapitre est, quant à lui, centré sur les relations humaines et sociales : relations avec les patrons, avec les chefs – les bons comme les mauvais –, et aussi les techniciens et les ingénieurs. Au fil du temps, sous le poids de la pensée managériale, ces derniers se sont éloignés des « contraintes concrètes du travail ». Il fallait surtout faire des économies, « trouver des “gisements de productivité”, dans le langage dévoyé du management, mais sans investir, ni dans les machines, ni dans la transmission des savoir-faire » (p. 225). Parallèlement, l’ambiance a beaucoup changé. La sociabilité ouvrière est décrite comme affaiblie à la suite des fermetures de sites et des pertes d’emploi, mais pas uniquement. Les témoignages pointent aussi : une modification des rapports à l’espace public – la rue n’est plus un espace de jeu pour les enfants – ; la désynchronisation des temps de travail ; l’individualisation des modes de déplacement avec la généralisation de l’usage de la voiture qui remplace les modes de transports collectifs et surtout la marche – « À la sortie, […] il y avait un défilé, c’était plein de monde, les gens étaient à pied… Avant, tout le monde sortait en même temps » (p. 236) ; sans oublier la désaffection du réfectoire d’entreprise ; ou encore la « condamnation » par la direction des pots entre collègues, marquant notamment les événements biographiques.

11Dans ce contexte, « il est plus difficile de forger, à travers le débat, des valeurs et des représentations communes. Se retrouver tous ensemble aux mêmes endroits, aux mêmes moments, entretenait le sentiment d’appartenir à un collectif. Le travail d’information syndicale était également plus facile, par exemple s’il fallait distribuer un tract à la sortie de l’usine » (p. 237). En fin de chapitre, quelques pages sont consacrées aux relations professionnelles, c’est-à-dire aux syndicats et à la conflictualité sociale. Ces pages n’ont pas pour ambition de retracer l’histoire sociale des usines Japy. La focalisation de l’auteur sur le travail et la vie à l’usine l’a conduit à reléguer au second plan les relations professionnelles et, de leur propre initiative, les interviewés ont peu mis l’accent sur la conflictualité sociale, qu’elle soit latente ou ouverte. À quelques exceptions près, les personnes rencontrées « ont peu abordé les récits de grève […] comme si ces combats, souvent perdus, faisaient l’objet d’une sorte “d’oubli collectif” » (p. 248). Cette thématique ressort donc comme un parent pauvre de l’ouvrage.

12Au total, le livre de Marc Loriol est plus un livre de confirmation d’observations et d’analyses déjà établies par ailleurs, que d’apports réellement nouveaux sur le travail ouvrier et la vie à l’usine. La force de l’ouvrage tient à l’originalité du terrain. Elle tient aussi à la capacité de l’auteur à faire œuvre de sociologue du travail, alors même que son point de départ est un pan de son histoire familiale. Il rencontre ainsi pleinement l’intention annoncée en introduction. L’auteur est en effet parvenu à éviter les pièges d’une trop grande proximité, notamment affective, avec son terrain et l’objet de son travail. Les places accordées à l’histoire de l’entreprise et aux trajectoires professionnelles l’ont sans doute aidé en cela. Elles participent aussi à l’originalité du propos.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean Vandewattyne, « Marc Loriol, Les vies prolongées des usines Japy. Le travail ouvrier à Beaucourt de 1938 à 2015, »La nouvelle revue du travail [En ligne], 21 | 2022, mis en ligne le 20 octobre 2022, consulté le 15 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/nrt/12559 ; DOI : https://doi.org/10.4000/nrt.12559

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Auteur

Jean Vandewattyne

Université de Mons (UMONS)

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