1Ce livre est issu d’une recherche collective qui a réuni pendant quatre ans un ensemble de sociologues afin d’« interroger à nouveaux frais [ce] que parler de “populaire” veut dire ». Partant du principe légitime qu’il ne suffit pas de constater le délitement des collectifs – l’usine, le syndicat, le quartier… – pour saisir les modes de vie populaires d’aujourd’hui, l’ouvrage tente, au moyen de nombreux portraits d’hommes et de femmes – ouvriers et employées – de cerner différentes dimensions de leur vie quotidienne.

2Comme le souligne l’introduction du livre, explorer en détail les manières, diverses et complexes, dont s’organise aujourd’hui la vie quotidienne des classes populaires est d’autant plus nécessaire qu’au cours des quatre dernières décennies, leur univers a été affecté par des processus ambivalents qui, tout en les rendant plus vulnérables aux risques de chômage et de précarité, ont également conduit à accroître leur désenclavement. En particulier, les auteur.e.s insistent sur le rôle du développement de la « société salariale », qui, en contribuant progressivement à faire des travailleurs subalternes des « semblables » (Castel, 1995, 2003), a permis de rendre les positions sociales comparables, étendant ainsi aux ouvriers et aux employées une certaine aspiration à « être comme tout le monde », autrement dit à « vivre selon les normes de consommation, de logement, de santé, d’éducation, etc., communes à une large partie des groupes sociaux ». Cette intégration a eu, en effet, de fortes répercussions sur les pratiques et les représentations des classes populaires, participant pleinement à la transformation des modes de vie des travailleurs subalternes et à la recomposition de leurs manières de se situer par rapport aux autres groupes sociaux. Partant de ces réflexions, l’ouvrage propose alors de donner à voir concrètement la nature et la portée de ces transformations, en restant attentif à la fois aux dynamiques de changement et aux processus de reproduction de traits « populaires » traditionnels. C’est alors au moyen d’un dispositif d’enquête tout à la fois ambitieux et minutieux que ce livre cherche à mettre en lumière ce que signifie « appartenir aux classes populaires » aujourd’hui.

3Ces modalités d’enquête sont explicitées de manière rigoureuse dans le premier chapitre de ce livre, dédié à la méthodologie de l’ouvrage. Les auteur.e.s y développent les singularités de leur protocole de recherche, dont la mise en exergue est indispensable pour saisir pleinement l’intérêt et l’originalité de cette étude, qui distingue nettement cet ouvrage de nombreuses enquêtes portant sur les classes populaires.

4Premièrement, les auteur.e.s font ici le choix assumé de se centrer sur les fractions médianes des classes populaires qui, bien qu’elles représentent statistiquement la proportion la plus importante de la population des ouvriers et des employées, sont paradoxalement sous-étudiées puisque la majorité des travaux tendent à appréhender le populaire uniquement par ses marges. Fort d’un rigoureux travail d’objectivation statistique des différentes fractions des classes populaires, c’est donc à contre-pied de la plupart de ces études que les auteur.e.s cherchent au contraire à rendre compte de la vie quotidienne de tou.te.s celles et ceux qui, au sein des classes populaires, « s’en sortent à peu près ». En d’autres termes, les positions et les conditions d’existence des enquêté.e.s de cet ouvrage sont « inférieures à celles des fractions populaires les mieux dotées, sans être pour autant dans les situations les plus précaires et les plus démunies ». De fait, si les enquêté.e.s, en grande majorité, sont peu diplômé.e.s, occupent des emplois et sont parents d'enfants rencontrant des difficultés à l'école, ils/elles ont cependant été choisi.e.s. pour leur relative stabilité qui les tient à distance de fractions plus précarisées. L’objectif est donc de rendre compte des trajectoires et des formes de la vie quotidienne de ces employé.e.s et ouvriers « stables-modestes », qui aspirent à « être comme tout le monde ».

6Cet ouvrage se compose ainsi de 21 portraits de ménages ouvriers et employés qui soulignent l’ampleur et la complexité des transformations à l’œuvre au sein des classes populaires contemporaines. Ces portraits ont été regroupés et répartis en trois parties distinctes qui correspondent à des axes d’analyse différents : si la partie 1 (chapitres 2 à 9) met en lumière les conditions d’accès des ménages enquêtés à des positions sociales relativement stables, la partie 2 (chapitres 10 à 15) est consacrée plus spécifiquement aux transformations des relations entre hommes et femmes sur la scène domestique, tandis que la partie 3 (chapitres 16 à 22) revient en détail sur l’évolution des rapports à « soi » et aux autres groupes sociaux. Les longues introductions de chacune des trois parties ont pour objectif de souligner systématiquement les traits pertinents des monographies mobilisées au regard de l’axe qui est abordé.

7Tout d’abord, les portraits de la première partie permettent de mettre au jour les modalités – variées – d’accès à la stabilité sociale parmi les ménages populaires enquêtés. Plusieurs éléments y contribuent en effet : le travail, le couple et le logement, en particulier, apparaissent ici comme des facteurs importants (et étroitement imbriqués) de stabilisation. Notons que l’ouvrage attire ici tout particulièrement l’attention sur les ressources de stabilisation liées au fait d’être en couple : les monographies soulignent en effet l’apport et la portée considérables d’une alliance forte entre conjoint.e.s pour « s’en sortir » et améliorer l’existence, comme l’illustre par exemple le cas de Yamina et Souleymane Diallo (chapitre 6). Le lieu de résidence semble aussi perçu par les enquêté.e.s comme un critère essentiel de leur statut, qui leur permet de maintenir leurs distances vis-à-vis des fractions les plus fragilisées des classes populaires. Plus généralement, l’enquête permet ici de rendre compte non seulement de la pluralité des manières d’accéder à la stabilité, mais aussi de la fragilité de cette stabilisation : à cet égard, les entretiens espacés dans le temps permettent de prendre la mesure de l’imprévisibilité des parcours des enquêté.e.s ainsi que de leur vulnérabilité face à certains aléas économiques, professionnels et/ou conjugaux, comme l’illustrent notamment le cas d’Élodie Paillé et Clément Jacquet (chapitre 2). Ce premier regroupement de huit portraits permet ainsi de saisir la complexité des processus de stabilisation sociale des ménages enquêtés.

8Ensuite, la deuxième partie de l’ouvrage se consacre plus spécifiquement à la question de la division sexuée de l’organisation domestique : il s’agit notamment d’actualiser notre compréhension des rapports de genre et des définitions du féminin et du masculin au sein de ces ménages. À ce titre, les auteur.e.s reviennent, en introduction de partie, sur quelques caractéristiques antérieures des classes populaires afin de mieux saisir la tension entre dépassement et perpétuation de fonctionnements sexués qui les caractérisent aujourd’hui. C’est que la littérature historique et sociologique portant sur les univers ouvriers soulignait traditionnellement deux traits distinctifs à leur égard : d’une part l’existence d’une très nette division du travail entre les sexes – avec l’absence de participation masculine dans les tâches domestiques –, et d’autre part une place centrale et ambivalente des femmes dans la famille : centrale par le rôle clé qu’elles y jouent, et ambivalente en raison de la charge conséquente – et professionnellement handicapante – que ces responsabilités domestiques représentent. Si ces caractéristiques classiques perdurent, les six monographies mobilisées ici permettent toutefois d’attester d’une réalité plus nuancée et même de montrer que des déplacements significatifs ont pu avoir lieu dans certaines dynamiques de couples.

9Force est de constater, tout d’abord, une évolution dans les comportements masculins au regard des tâches domestiques et parentales, davantage marqués par une « bonne volonté égalitaire » que dans les générations précédentes, comme l’illustrent particulièrement le cas d’Éric et Cécilia Dufar (chapitre 14). Certes, si aucun portrait ne permet ici de sortir de cette écrasante « centralité féminine dans la prise en charge de la famille », les monographies montrent toutefois qu’à ce sujet « des changements dans les modes de fonctionnement conjugaux et dans les comportements masculins se sont produits », en lien avec la participation féminine accrue sur le marché du travail. Deuxièmement, les femmes sont désormais nombreuses à faire la demande explicite d’une plus grande participation masculine dans l’organisation du foyer, tout en bénéficiant – notamment lorsqu’elle dispose d’un travail salarié – de plus de poids pour en obtenir la prise en considération par leur conjoint. Certes, ici encore, les pratiques s’éloignent d’une conception de l’égalité telle que la définissent les fractions culturelles des classes moyennes et supérieures. Comme le soulignent les auteur.e.s, les enquêtées « demandent moins le partage égal qu’un partage moins inégal », dans un contexte où, comme l’illustre le cas de Régine Leblanc (chapitre 11), la valorisation de rôles familiaux et domestiques est ici encore constitutive des identités féminines. Néanmoins, contrairement au « conservatisme » qu’on peut habituellement leur attribuer, les monographies montrent ici des ménages populaires aux modes de fonctionnement complexes et particulièrement hétérogènes sur la scène domestique, dont les modalités varient selon les couples et les individus. Cette diversité, ainsi que cette tension entre reproductions et recompositions des normes de genre, se manifestent d’ailleurs à l’échelle des personnes, fréquemment amenées, dans leurs propos et leurs pratiques, à combiner de manière hybride « des traits populaires » avec des caractéristiques « qui [s’] en éloignent ».

11Les portraits donnent également à voir d’autres processus significatifs : les recompositions du familialisme et des sociabilités locales sous l’effet des transformations et des ouvertures sociales, ainsi que l’exposition croissante à certaines normes institutionnelles. Les portraits de Manou et Jean Audouin (chapitre 19), par exemple, rendent compte de dynamiques de rapprochement des classes moyennes par le biais d’engagements bénévoles – ici par l’implication dans une association de parents d’élèves –, en même temps que de pratiques de compartimentation des temps et des espaces de sociabilités locales selon des critères sociaux. Le cas de Marianne et Philippe Chapalain, quant à lui, permet de saisir sous un autre angle les modes de pénétration de certaines normes institutionnelles dans les milieux populaires, en se concentrant ici sur la diffusion d’une « culture psychologique de masse » (Schwartz, 2011), contribuant à l’individualisation et à la psychologisation des représentations du monde. En filigrane, tous ces portraits ont en commun d’éclairer diverses formes de « bonne volonté » à l’égard des institutions, notamment scolaires, professionnelles et sanitaires, ce que semblent d’ailleurs attester ici la prégnance des engagements bénévoles de la part des enquêté.e.s, qui semble caractéristique de cette fraction « stable-modeste » des classes populaires.

12Ainsi, cet ouvrage met en lumière certaines spécificités des ménages enquêtés par rapport aux traits traditionnels du « populaire », notamment en ce qui concerne les relations domestiques et les rapports aux autres groupes sociaux. C’est que, comme l’affirment les auteur.e.s : « le “populaire” d’aujourd’hui ne peut plus être décrit à partir des éléments qui l’ont longtemps caractérisé », à savoir la « forte division des rôles sexués », la « défiance à l’égard des normes éducatives et sanitaires portées par les catégories dominantes », ou bien encore le « repli sur le quartier et la famille face à l’extérieur ». À ce titre, les monographies développées ici révèlent bien une transformation d’ampleur. L’éclatement des situations et des styles de vie que laissent entrevoir ces portraits atteste en effet non pas d’une « moyennisation », mais d’une perte de spécificité des modes de vie populaires en de nombreuses dimensions : moins éloignés des styles de vie des autres groupes sociaux, ces ménages enquêtés aspirent à « être comme tout le monde ».

13À cet égard, les auteur.e.s insistent sur la notion de « bonne volonté » pour décrire le rapport au monde de ces fractions « stables-modestes » des classes populaires. Précisons toutefois, comme le soulignent ces derniers, que cette « bonne volonté » n’est pas ici celle d’une logique d’accumulation telle que partagée par la petite bourgeoisie. Il ne s’agit pas non plus d’une « bonne volonté culturelle », mais plutôt, d’une « bonne volonté » institutionnelle qui traduit, malgré l’assignation de ces ménages à une position dominée dans l’espace social, une certaine disposition de leur part à se conformer aux attentes des institutions sociales et à « jouer le jeu » qui est attendu d’eux, en particulier dans certains domaines (scolaire, sanitaire, professionnel, économique…). L’usage de cette notion de « bonne volonté » ne vise donc pas ici à souligner des logiques d’ascension sociale, mais plutôt à mettre au jour le travail ordinaire, continu, laborieux, que les enquêté.e.s réalisent au quotidien pour parvenir à « être comme tout le monde ». Cette « bonne volonté », qui se construit en opposition aux générations passées, s’érige également contre les employées et les ouvriers les plus précaires. Si les ménages « stables-modestes » travaillent donc tant à « être comme tout le monde », c’est, avant tout, pour éviter la relégation parmi les « mauvais pauvres », et s’affirmer comme « membres à part entière d’une société de semblables ».