1Sylvie Monchatre vient de publier, dans la collection Cursus d’Armand Colin, un ouvrage intitulé Sociologie du travail salarié. Le challenge est courageux tant il est difficile de plier des points de vue très divers, parfois au caractère partisan, aux contraintes didactiques d’un manuel. La sociologie est traversée de luttes que l’histoire n’a pas réconciliées. D’un côté, une multiplicité d’approches et de facettes sur le travail et le salariat vont apparaître dans le livre, honorant l’objet même d’un ouvrage à l’intention d’étudiants, mais aussi de quiconque veut s’initier à la discipline ou bien avoir une vue synthétique sur celle-ci. D’un autre côté, une grille de lecture se dessine, tandis que s’affirme le parti de faire droit à des enjeux sociétaux décisifs.

2Le mouvement du livre naît ainsi d’une tension entre : une sociologie d’inspiration friedmanienne, selon laquelle le salariat est abordé sous l’angle de la condition salariale, et tend à mobiliser des approches sur l’emploi et la protection sociale ; et une sociologie d’inspiration navillienne, selon laquelle il s’agit d’approcher le travail salarié par le biais de l’activité – autrement dit, sous l’angle du travail en train de se faire. Mais il se confronte aussi à la contribution épistémique de la revendication féministe.

3C’est ainsi que le premier chapitre reprend, dans une certaine mesure, le cadre élaboré par Robert Castel, qui fait relativement consensus, mais prend aussi ses distances avec celui-ci et le module de remarques empruntées à Simmel sur le caractère libérateur du salariat, et plus fondamentalement, de l’apport féministe où il s’agit d’insister sur le fait que la prédation du travail domestique est devenue la condition de la production et de la reproduction de la force de travail au sein du capital.

4Le livre s’ouvre encore, le moment venu, sur les travailleurs coloniaux, puis sur les diverses figures migrantes, mais aussi sur la condition des femmes dans l’entreprise, dont les savoir-faire et les compétences vernaculaires étaient, et sont souvent encore, déniés au titre de leur naturalisation. Il décline les registres d’atypisme et d’hybridation du salariat (chapitre 2) : l’hybridité du contrat intérimaire entre l’employeur de jure, qui établit le contrat de travail, et l’employeur de facto, qui utilise le salarié ; ou celle des travailleurs du numérique : ces micro-entrepreneurs renvoyés à leur isolement par une plateforme qui « loue le service de son algorithme » comme se définit lui-même Uber ; l’hybridité des indépendants, économiquement dépendants, des secteurs de la culture ou de l’informatique.

5L’employeur se joue des frontières contractuelles, mettant le salarié en situation d’indépendance et de vassalité, le rendant comptable de la gestion de son temps au-delà des limites instituées du loisir ou de la vie familiale (chapitre 3). Il subvertit « la réduction du temps de travail en allongeant celui-ci en dehors des bornes de l’emploi » ou en pulvérisant les microtâches des petites mains du numérique. Il se voile et occulte ses responsabilités en externalisant par la sous-traitance – renforçant le caractère artificiel de la « tertiarisation » de l’économie, tout en délocalisant l’entreprise et le travailleur. Il s’adapte en trouvant de nouvelles pistes à ces délocalisations en « détachant » les travailleurs et en contournant légalement les droits nationaux. Il déterritorialise l’entreprise avec le succès récent du télétravail, renouvelant les conditions du travail à domicile, ou avec les tiers-lieux de travail que sont les espaces de coworking. Dans le livre, bien évidemment, chacun de ces faits, de ces enjeux est assorti des références et des débats qui les concernent.

6Le chapitre 5, permet de revenir sur la notion d’activité que, d’emblée, l’auteure formule comme un des enjeux, récurrents dans les sciences sociales et plus particulièrement dans la sociologie du travail. « Est-ce à dire que le travail salarié se réduit à une oppression ? Rien n’est moins sûr… » déclare-t-elle dans une incise liminaire posant la question de l’action et de l’autonomie du salarié. Dans la pluralité des regards soutenus précédemment, son point de vue cette fois tranche plus qu’à d’autres moments du livre. Elle prend ses distances à l’égard d’une sociologie objectiviste et semble faire sienne la remarque ironique de Burawoy face à l’habitus selon Bourdieu : « nous sommes tous des poissons dans l’eau, incapables de comprendre l’environnement pour lequel nous nageons ».

7Il s’agit d’étudier le travail « en acte », pour connaitre les conditions de son appropriation par le salarié, pour saisir comment ce dernier habite son milieu de travail. Le travail est alors moins exécution qu’action, au sens arendtien du terme, autrement dit un engagement dans un complexe technique et collectif. Et c’est eu égard à cet engagement qu’il est aussi possible de penser les contradictions, les tensions et les souffrances au travail. Il s’agit aussi d’étudier, au sein même du mouvement de reconfiguration du temps réel de travail entrevu précédemment, les conflits de temporalité qu’il provoque hors travail. Cette prise en compte de l’action apparaît alors la condition même d’une réflexion sur la liberté dans le travail et le salariat, et de formuler un horizon démocratique dans l’entreprise ou au point d’articulation de celle-ci avec les autres sphères de la vie.

8C’est de cette liberté possible ou promise dont il est question en conclusion du livre, dans une perspective qui allie la pluralité moderne des fonctions et des rôles et la liberté de choisir son travail, avec le principe de leurs rotations et de leurs contrastes, et la liberté de changer de ce même travail, mais aussi réitère l’enjeu d’un conflit au sein d’un monde qui, de plus en plus, réduit les possibles et étend l’inégalité.

9Le manuel de Sylvie Monchatre est un outil qui se prête mal à la prise de parti autant qu’à la multiplication des questions. On sent, certes, de fortes affinités, notamment autour des pages sur la sociologie de l’activité, on mesure à plusieurs moments le souci de faire une place à la revendication féministe et à son traitement de la relation des femmes au travail salarié, eu égard aux discriminations de genre et au travail domestique. Toutefois, l’ouvrage didactique tend par définition à un certain éclectisme. On tentera de donner un point de vue nécessairement en écart, compte tenu du souci d’exhaustion du livre.

10Alors qu’elle met l’accent sur le caractère fondamentalement systémique du salariat dans les sociétés contemporaines, Sylvie Monchatre incline à en ignorer pour ainsi dire les « points de fuite » sur lesquels on voudrait conclure ici.

1. Si, certes, comme elle le remarque, les formes la mobilisation de main-d’œuvre non rémunérée apparaissent comme une appropriation institutionnelle du travail gratuit, et si tout un courant sociologique analyse comme tel le bénévolat ou le volontariat – contestant une invisibilisation de ce travail –, il n’est pas certain que l’enjeu s’épuise ici. Ne faut-il pas mesurer l’écart entre un travail forcé, par exemple la mise au travail des bénéficiaires du RSA, et l’expérimentation d’un travail autrement ? Diverses tentatives tentent d’élargir aujourd’hui la prise en charge sociale des possibilités d’activités, bien au-delà de ce que l’on désigne communément comme travail. Depuis les réflexions d’Alain Supiot sur l’état professionnel des personnes17 Alain Supiot (dir.), Au-delà de l’emploi. Transformation du travail et devenir du droit du travail en Europe, Paris, Flammarion, 1999., elles tentent de faire précisément droit à l’activité ou à une conception extensive du travail, irréductible au rapport de subordination. C’est ainsi qu’Alain Supiot parle de travail de parents, de travail d’étudiants, de travail humanitaire. Une zone de tensions entre invisibilisation et reconnaissance semble pouvoir déboucher sur des conflits concernant le sens de l’engagement et interroger la légitimité de ces nouveaux régimes aux frontières du salariat. L’idée d’ouvrir le salariat à son dehors, par l’extension de l’acception juridique du travail, ne constitue-t-elle pas une sorte de passage à la limite et ne concourt-elle pas à interroger la zone grise d’un salariat au-delà du salariat18 On reprend le titre de l’ouvrage collectif dirigé par Marie-Christine Bureau et Antonella Corsani, Un salariat au-delà du salariat, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2012. ?
2. Le débat féministe dans le livre tend à être tranché dans le sens d’une émancipation par le salariat contre, par exemple, les thèses de bell hooks qui pointait l’atmosphère spécifique, affective, émotionnellement riche de la sphère domestique. La contestation de l’institution familiale, en qui Fourier a donné un développement radical, trouve divers échos dans les formes de vies contemporaines. Elle débouche sur une tout autre compréhension de l’enjeu du domestique et du quotidien. La subversion des frontières entre domestique et travail ouvre sur une fécondation mutuelle, (là où il y avait pour ainsi dire aliénation réciproque), en transformant et en recréant l’expérience du quotidien lui-même. Deux livres récents éclairent ces enjeux : celui de Geneviève Pruvost, Quotidien politique en relisant le domestique à partir de la perspective du féminisme de la subsistance et en proposant une sociologie des communautés vicinales19 Geneviève Pruvost, Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance, Paris, La Découverte, 2021. ; celui de Michel Lallement dans un Désir d’égalité à partir d’une rétrospection sur l’enjeu des communautés intentionnelles20 Michel Lallement, Un désir d’égalité. Vivre et travailler dans des communautés utopiques, Paris, Seuil, 2019.. La réflexion de Michel Lallement, d’une absence étonnante dans le livre de Sylvie Monchatre, montre toute l’importance sociétale de ces expérimentations de formes de vie nouvelles et la force de ce qui s’y invente et s’y réfléchi « par le bas » dans un horizon égalitaire – y compris dans le domaine du travail. La pensée politique du domestique ouvre un espace de réflexion pour sortir de la fonction reproductrice d’une sphère dépendante de la sphère instituée du travail et du salariat, pour simultanément investir le domestique d’une fonction socialisatrice au-delà d’une discrimination genrée. Il semble qu’elle ouvre un continuum de faire et d’activité, là où la forme institutionnelle du salariat discriminait travail salarié et travail domestique en deux espaces asymétriques. Elle suppose la contestation des rôles dévolus aux différences de sexes sur le quotidien même et pose les conditions d’encastrement sociaux nouveaux du lien social et de l’entraide, dans un contexte que rend d’autant plus aigu la crise environnementale.
3. Le salariat est associé à l’émergence d’une société caractérisée par l’industrie et la mobilisation des énergies fossiles. Si les attitudes de défections à l’égard des conditions matérielles, éthiques et politiques du travail salarié ne sont pas nouvelles21 Voir notre livre L’exil du précaire. Récits de vies en marge du travail, Paris, Méridiens Klincksieck, 1986., elles ont pris une grande acuité dans le présent contexte des modifications climatiques d’ampleur car le geste contestataire va peut-être au-delà du capitalisme. La presse a mis l’accent sur les attitudes de rupture de jeunes ingénieurs, ce qui est symptomatique d’un rapport spécifique à la technique et à l’environnement, mais la tendance à la « démission » est plus large et relève autant de l’abandon d’un travail aux conditions dégradées que d’un sentiment d’inutilité professionnelle devant la gravité de la situation. Certes, ces défections négocient souvent avec le salariat, et c’est aussi en ce sens qu’il peut être nécessaire de penser son extension, mais vers quelles dynamiques sociales ces nouvelles lignes de fuite, en relation aux formes communautaires précédemment évoquées, risquent-elles de bouleverser le cadre institutionnel du salariat, en reconfigurant entre autres les motifs de conflits et en apportant des zones de ruptures nouvelles ?