1Le titre de cet ouvrage annonce le récit qui va suivre « se regarder passer ». Bien que situé dans le sillage des autobiographies de sociologues parues ces toutes dernières années, qui font valoir le caractère exceptionnel de leurs auteurs, Gilles Moreau se pose comme un passant, pas tout à fait anonyme puisqu’il spécifie immédiatement sa condition de sociologue de province, acquise au terme d’un long parcours semé de nombreuses embûches et fait de diverses bifurcations. Dans un style littéraire où les mots sont choisis avec soin, avec des touches d’humour, en compagnie de nombreux écrivains (en particulier d’Annie Ernaux et Jean Rouaud), d’historiens (Gérard Noiriel, Fernand Braudel, Pierre Nora,) et de sociologues (Richard Hoggart, Pierre Bourdieu, Christian Baudelot, Bernard Lahire), Gilles Moreau s’analyse comme la résultante d’une triple action : une socialisation dans un milieu social d’origine et de scolarisation ; de croyances et de mouvements sociaux qui encadrent son époque et sa génération ; et enfin des institutions et des politiques publiques. Ces trois séquences donnent matière à trois parties intitulées : socialisation, génération, institution, elles-mêmes divisées en chapitres aux titres évocateurs. « Se raconter avec les outils de la sociologie invite, avant tout à la modestie ». De la modestie Gilles Moreau n’en manque pas : les neuf pages d’introduction contiennent à elles seules quarante-cinq références toutes appropriées à son argumentation. Car l’auteur n’est jamais seul sur son chemin d’enfant et d’adolescent, jamais seul non plus à explorer ses domaines de recherche et à les comprendre. L’analyse de soi commence, dit-il, par apprendre à « être étranger à soi-même », à se regarder : un fils de garde champêtre, d’une mère sans diplôme, habitant un bourg, issu d’une parentèle de petits paysans ; « une enfance rurale nourrie du local, que l’école va détourner d’un destin autochtone ».

2Façonné comme un bon élève par l’école primaire et le collège, mais non pour des études universitaires bien que titulaire d’un baccalauréat scientifique, il se tourne vers les filières techniques, entre dans un IUT carrière sociale et exerce le métier d’animateur socioculturel durant deux années. Il découvre les luttes sociales et politiques qui le conduisent à s’engager vers l’antimilitarisme et l’insoumission. Le chapitre qui reconstitue la radicalité des résistances à la conscription, aujourd’hui oubliées dans la mémoire collective malgré leur violence qui se soldait parfois par des temps d’emprisonnement plus au moins longs, fournit toutes sortes de documents et d’analyses pour sortir de l’ombre cet épisode de l’histoire des mouvements sociaux postcoloniaux. Ce faisant Gilles Moreau nous invite à prendre la mesure des vertus heuristiques des expériences militantes qui favorisent l’exercice de l’esprit critique. Il accède à l’université de Nantes où un enseignement de sociologie est mis en place en 1967 lequel présente de fortes caractéristiques qui peuvent se résumer en deux traits : un passé marqué par l’étude de la classe ouvrière (sous l’autorité de Michel Verret), un enseignement soutenu des enquêtes de terrain, de l’exploitation de données statistiques (par Christian Baudelot).

3De 1980 à 1990, sur les 32 thèses de 3^e cycle ou de doctorat soutenues à l’université de Nantes, 24, soit 75 %, contiennent le mot ouvrier. Formé au travail de terrain, aux grandes enquêtes et à l’exploitation des données statistiques, méthode acquise à l’« École Nantaise » qu’il transmet aux jeunes générations qui le suivent. La restriction des postes de maître de conférences en sociologie qui passe d’une soixantaine dans les années 1990 à une fourchette entre 20 et 30 l’amène à répondre aux appels d’offres pour réaliser ses propres recherches et, par la même occasion, offrir des contrats de travail plus ou moins longs de chargés d’études à des doctorantes ou doctorants de ses laboratoires d’appartenance. En cumulé, il pense avoir ainsi dégagé au moins une quinzaine d’années de travail pour des jeunes sociologues.

4Ce faisant il construit avec d’autres un laboratoire (qui compte aujourd’hui 41 membres à titre permanent, 25 doctorants et 11 enseignants-chercheurs associés) reconnu par ses domaines de recherche centrés sur les socialisations scolaires et professionnelles des jeunesses populaires en milieu rural, dont les publications collectives sont très fréquentes. C’est dire que Gilles Moreau n’est pas un passant isolé, nous donnant à regarder sa singularité, mais plutôt un semeur ou un passeur attentif à réunir les conditions nécessaires aux jeunes collectifs de travailleurs intellectuels qui l’entourent pour continuer à explorer des terrains menacés d’invisibilité. Autant de signes qui dessinent un portrait évoquant celui d’une équipe de compagnons (manque le féminin) soudés par des terrains voisins et des perspectives similaires.

5Mais pourquoi avoir spécifié le titre de cette auto-analyse par la mention « les itinéraires d’un sociologue de province » ? Ceux-ci peuvent-ils être considérés comme se distinguant en premier lieu par leur attachement au territoire ou tout au moins par l’éloignement de la capitale ?

6Finalement, l’auteur de cet ouvrage est-il un transfuge de classe comme il se dit ? Lui-même n’en semble pas vraiment convaincu lorsqu’il conclut que fils de petit fonctionnaire il pourrait être devenu un fonctionnaire un peu mieux placé. Le processus d’acculturation à une classe supérieure tel qu’il le décrit paraît inachevé sur le plan culturel par ce qu’il mentionne : son absence d’intérêt pour le cinéma, pour la musique, pour « les vacances ». La manière dont il présente ses résultats de recherche, parmi tant d’autres, faisant de certains chapitres comme celui « Face à un chantier déserté » un état des lieux où sa place disparaît parmi les cent-onze références citées au cours des trente pages de ce chapitre. La notion de transclasse avancée par Chantal Jaquet qui appelle « à penser l’horizontalité et à considérer les changements non comme des passages de paliers ou d’échelons, mais comme des détours, des ruptures, des pas de côté… alors que la notion de transfuge de classe renvoie plutôt à une mobilité qui est une véritable rupture, un passage entre deux mondes sociaux clairement identifiables et très différents » n’est-elle pas plus appropriée à la reconstitution des parcours réalisés par Gilles Moreau ?