1Est-il possible de combiner les enquêtes multiples, les hypothèses et les notions élaborées dans les sciences sociales ? Les disciplines s’ignorent les unes les autres et les mêmes mots désignent des réalités différentes. La science ne peut se limiter à l’observation du réel mais s’élabore nécessairement à partir d’un projet. Au fond, toute perspective sociologique se fonde sur une ambition sociale. La sociologie de Pierre Rolle attachée aux « discordances des temps qui sont au principe des faits observés, oblige à rompre avec une quête vaine et permanente d’impartialité et avec les catégories cognitives venues de l’état », écrivent justement dans leur présentation Paul Bouffartigue et Caroline Lanciano-Morandat (p. 9). Pierre Rolle explore en fait dans ce livre les conditions de possibilité d’une sociologie rigoureuse à même de produire des connaissances qui s’imposeraient aux observateurs quels que soient leurs projets et leurs convictions.

2C’est dans sa rencontre avec Pierre Naville, et à travers lui, dans la psychologie du comportement de Watson et l’étude de l’automation que s’élabore l’engagement sociologique de Pierre Rolle. Embauché comme attaché de recherche au CNRS dans le cadre de ses enquêtes sur l’automation il collabore au Traité de sociologie du travail de Georges Friedmann et Pierre Naville (1962), dont il corédige (avec Naville) le chapitre « L’évolution technique et ses incidences sociales ».

3Rolle ne s’est donc pas familiarisé à l’étude du travail par l’observation des « industries primaires » ou « de forme », celles où les ouvriers par leur intervention transforment la matière et la plient aux besoins humains (la métallurgie, la mécanique, l’automobile) mais par l’observation de l’automation. La conception du travail qu’il se fait n’est donc pas conditionnée par les étapes de la décomposition du travail artisanal par l’organisation industrielle d’abord (Friedmann, 1946), et sa recomposition escomptée ensuite par l’automation. Dans cette représentation de l’évolution du travail, l’ouvrier reste perçu comme un artisan mais un artisan dépossédé. En conséquence toute réforme visant à améliorer le travail tentera de retrouver cette harmonie perdue.

4Cette thèse, nous dit Pierre Rolle a successivement nourri les espoirs puis le découragement de beaucoup, tel André Gorz, constatant que l’automatisation en se substituant aux opérateurs humains, rendait les travailleurs aliénés et étrangers à eux-mêmes (p. 207). L’automatisme susceptible d’accomplir un cycle complet d’opérations paraît préfigurer l’usine sans ouvrier et conduira jusqu’à la chimère du « grand remplacement technologique ». Les études sur l’automation initiées par Pierre Naville au lieu de déplorer la fin du travail ou de l’artisanat, focalisaient l’attention sur la rupture entre les rythmes humains et ceux des machines et la disjonction des opérations effectuées par les machines d’un côté et par les ouvriers de l’autre. À y regarder de plus près, nous dit Pierre Rolle, l’automation ne consiste pas à recomposer les gestes de l’ouvrier, mais à trouver des voies nouvelles qui ne se confondent pas avec des opérations humaines recombinées. L’architecture d’un tel processus ne peut être décrite comme la reproduction ou la déformation d’interventions humaines. L’automatisme ne désarme pas le salarié mais celui-ci agit différemment sans altérer en rien sa capacité de contestation.

5Sous le prisme de l’automation, la perception du travail et son évolution se trouvent en décalage de la représentation majoritaire de la discipline. Le travail s’appréhende moins par les opérations qui visent à transformer des matières que par la surveillance des flux et de réglages destinés à pallier les désajustements susceptibles de générer des perturbations. Cette perception du travail sous l’angle du « process » nuance la vision « fordiste » dominante. Si bien que Pierre Rolle (1988) s’engage dans un sentier de traverse dans la discipline.

6Pierre Naville avait débuté sa carrière dans l’entre-deux-guerres comme conseiller en orientation professionnelle. Il s’inscrivait alors en faux par rapport à la psychologie différentielle (à chacun selon ses aptitudes) qui dominait la profession. Il trouva dans la psychologie du comportement de Watson, considérée comme déterministe et mécaniste et dénigrée par les psychologues, les fondements d’une psychologie scientifique. Dans sa « Théorie de l’orientation professionnelle » (1945), il montre que ce ne sont pas les aptitudes mais les conditions sociales de la répartition professionnelle qui conditionnent l’orientation. La question n’est donc pas de savoir « à quoi est-il bon ? » mais « qu’est-ce que les conditions actuelles de l’emploi permettent aux jeunes ». Pierre Naville, en opposition avec les milieux de l’orientation professionnelle se déportera alors vers la sociologie.

7Le couple « stimulus réponse » qui forme le noyau des expériences de Watson, exclut de son champ l’inné et reconnaît tous les comportements comme appris. Cette psychologie substitue l’analyse du comportement à l’inventaire des faits de conscience. Pour le behaviouriste « dire et écrire c’est faire, c’est-à-dire un comportement ». Les comportements relèvent soit de l’extérieur soit de l’intériorité (ce que d’autres appellent le mental, la spiritualité, ou encore le cognitif), rappelle Pierre Naville (2010). Au-delà des réflexes conditionnés et des doctrines d’apprentissage du « premier behaviourisme », Pierre Rolle retient avec Naville, les nœuds de relations entre personnes et les équilibres momentanés qui en découlent et il y découvre une théorie des relations.

8Pierre Rolle, psychologue de formation à la base, pratiquera, au contact de Pierre Naville, une autre psychologie et une sociologie différente. Dans cette perspective, ce ne sont pas les qualités intrinsèques supposées du travail mais des rapports (de travail et hors travail) qui définissent le travailleur. Cette sociologie sera une science des relations qui ne réduit pas les rapports sociaux aux seuls termes qui en sont les pôles. Les rapports singuliers, les interactions, procèdent d’autres interactions, d’autres rapports plus généraux (Naville, 1971).

9En conséquence, la compréhension du salariat ne peut faire l’impasse sur les transformations que lui fait subir, non seulement l’état capitaliste mais tout autant l’État soviétique. Pierre Rolle s’inscrit, en effet, en faux contre la vision dualiste de la guerre froide où la critique d’un camp légitime l’autre. Selon lui, les deux camps constituent des parties d’un même ensemble plus vaste qui doit faire l’objet de l’analyse critique. L’étatisation de l’économie, nous dit Pierre Rolle, « ne crée pas en tant que telle, des figures nouvelles du travail et d’échange ». L’État soviétique présentait une variété « dissonante » de société salariale (Rolle, 1998). Tout comme le salaire et l’échange socialistes étaient au centre du Nouveau Léviathan de Pierre Naville, ils le sont également dans ceux de Pierre Rolle et singulièrement dans sa Sociologie du mouvement.

10Le socialisme est né, nous dit Pierre Rolle, en même temps que la sociologie et bien des auteurs les confondent. Alors que le sociologue constate les dégâts et désordres causés par le surgissement du capitalisme naissant, le socialiste veut se saisir des nouvelles virtualités scientifiques et techniques pour maîtriser la machinerie productive dans un nouvel arrangement au service d’une société garantissant l’égalité et l’autonomie des citoyens (Rolle, 1996).

11Les sociologues situent implicitement leur objet d’étude dans une société mal précisée qui se révèle être en réalité un État-nation. Or, soutient Pierre Rolle, nation et société ne se confondent pas. Ce faisant, les sociologues s’inscrivent dans la définition que l’État donne de lui-même et de ses catégories administratives. La description des événements se déroulant à l’intérieur de son cadre se suffit à elle-même. Or, ce procédé élimine de son champ la politique (tensions internationales, affrontements et alliances entre nations…) et brouille l’asservissement des mouvements du collectif à la production de plus-value.

12Dans le temps du quotidien, l’observation des faits bornés par la société réduite à la nation, laisse, en effet, échapper l’essentiel des événements : guerres et grands mouvements sociaux sources de gigantesques bouleversements, ne sont pas perçus. Cette sociologie devient une source de connaissance utilisable dédiée aux pouvoirs en place, ce qui en limite sa portée. Les nations sont façonnées par les configurations internationales dans lesquelles elles sont engagées et participent d’un système commun qui les surmonte. S’il existe une société, nous dit Pierre Rolle, elle est forcément mondiale et « dans chaque nation se construit un échantillon réduit du système de production planétaire » (p. 64). Puissance et impuissance caractérisent ainsi ensemble l’état, obligé de se plier à l’ordre planétaire.

13L’objet de la sociologie est donc la société planétaire : « Des espaces disjoints mais de multiples façons, articulés entre eux, chacun caractérisé et délimité par le type de relation qu’il instaure entre les individus, tel est l’objet de la sociologie, plutôt qu’une indéfinissable Société » (p. 181-182).

14Le fait premier de l’analyse sociologique est un mouvement. Puisqu’il est dans tous les échanges le mouvement ne peut être localisé dans une expérience immédiate. On ne peut saisir un mouvement en acte qu’en lui supposant une finalité. On ne peut cependant pas savoir d’avance l’agencement social que produira l’évolution planétaire de la société. Pierre Rolle voit dans la fin du salariat le mouvement qui entraîne la société tout entière.

16Le salariat connaît une expansion dans la planète entière. Les salariés ne réclament pas son abolition mais une part croissante des salaires dans le revenu social (= plus d’emplois et plus de salaire). Pourtant, la part déclinante de la fraction affectée à la rétribution personnelle dans le salaire social, c’est-à-dire l’usage gratuit des biens et services publics, annonce une « dissolution du salariat ».

17Comment comprendre cette dissolution du salariat ? À l’opposé de Bernard Friot qui perçoit le « déjà-là communiste » dans l’accomplissement du salariat (le salaire à vie), pour Pierre Rolle au contraire « les procédures du salaire social et les mutuelles administrées préconisées par les sociaux-démocrates sont équivoques, [… elles] organisent en fin de compte une main-d’œuvre nationale disciplinée et structurée offerte aux investisseurs de tout ordre ». Le mouvement qui entraîne la société à travers de multiples détours, conduit de la subordination du travailleur à la dissolution du salariat. Pierre Rolle n’assimile pas le salaire social (c’est-à-dire la gratuité des biens et services publics) à la dissolution du salariat. Dans son analyse la fin du salariat ne pourrait coïncider qu’avec la fin de l’État.

18Parallèlement à l’écriture du livre, Paul Bouffartigue et Caroline Lanciano-Morandat, retracent, dans la dernière partie de l’ouvrage, à travers une série de longs entretiens, le parcours personnel et professionnel de Pierre Rolle. Des récits à caractère littéraire sur des moments qui l’ont marqué, complètent et illustrent l’itinéraire singulier de Pierre Rolle.

19Quatre essais forment le corps du livre. Le premier, intitulé « Vers une épistémologie sociologique » se propose de rompre avec une impartialité qui reflète en réalité les catégories cognitives de l’État. Le deuxième essai, envisage à partir des liens entre psychologie et sociologie la possibilité d’une science de l’homme et le troisième, en posant la question de l’État national montre comment le salariat a été conçu par l’État comme forme d’organisation de la société. Enfin le dernier essai, intitulé « Crises passées et à venir : le capitalisme est-il indépassable ? », tente de déceler dans les possibilités offertes par le présent les potentialités d’émancipation pour le futur.

20Lire Pierre Rolle est une aventure personnelle qui nécessite beaucoup de concentration. Le livre est créatif et lumineux, parsemé d’intuitions fécondes, parfois déroutant, toujours stimulant. Pierre Rolle a construit, dans la continuité de Naville, une pensée originale en lisière des traditions académiques. Cette sociologie est politique par son ambition à anticiper le social. Sa « Sociologie du mouvement » en est une remarquable synthèse.