- 1 Cet article est la version révisée d’une communication présentée à l’occasion des journées d’étude (...)
- 2 Pour une vue plus large, cf. le panorama proposé par Arnaud Mias (2015) sur le déploiement des ens (...)
1L’analyse des conditions de production des savoirs et de leurs diffusions est une étape incontournable de toute sociologie critique1. C’est au nom d’un tel impératif que j’aimerais contribuer à une histoire sociale de la recherche et de l’enseignement sur les relations professionnelles en France avant la naissance, en 2008, d’un groupe de travail sur le sujet au sein de l’Association française de sociologie (Rey, 2008). Il ne s’agit nullement de brosser un tableau exhaustif d’un monde qui était alors hétérogène. À elle seule, une telle entreprise supposerait d’engager un vaste programme d’investigations. Après la Seconde Guerre mondiale, point de départ de la présente réflexion, nombreux-ses furent en effet celles et ceux (chercheur·es, chargé·es d’étude dans des administrations comme le ministère du Travail, syndicalistes et employeur-euses, membres d’associations…) qui ont accumulé des connaissances sur les relations de travail qu’il est impossible d’assigner à un territoire aux frontières clairement délimitées2.
- 3 On peut penser en particulier, dans le cas de la sociologie, aux travaux de Pierre Dubois, de Clau (...)
2Afin d’éviter la dispersion, je tire ici un des fils qui me paraît le plus pertinent pour comprendre la genèse et le déploiement d’un espace de savoirs sur les relations professionnelles au sein du monde académique français. Celui-là part des enseignements de Georges Friedmann au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) pour mener aux activités menées sous l’égide du Groupement de recherches coordonnées (Greco) no 41 « Relations professionnelles, négociations et conflits » du Centre national de la recherche scientifique, qui deviendra ensuite un Groupement de recherche (GDR). Un tel choix n’est pas neutre. Il conduit en effet à laisser de côté de nombreux travaux et de multiples synthèses sur la négociation collective et les conflits du travail qui ont été menés en dehors du champ ici circonscrit3. Mais ce choix n’est pas pour autant injustifié. L’angle d’attaque a ceci d’original qu’il donne la priorité à une entreprise qui a débordé les murs des départements universitaires et des laboratoires de recherche et qui a associé de multiples spécialités (l’économie, le droit, la sociologie…) dont certaines n’étaient pas toujours rompues au dialogue interdisciplinaire.
3Configuration unique dans l’histoire des savoirs sur les relations professionnelles en France, le cas retenu méritait donc une attention particulière. La question que je me pose plus précisément est celle des modalités d’institution de cet espace de savoirs dont les sciences sociales du travail contemporaines sont aujourd’hui les héritières. Pour fournir quelques éléments de réponse, j’ai utilisé des archives souvent inédites et des documents publiés. J’ai également mobilisé, plus marginalement, des connaissances indigènes que j’ai pu acquérir durant les années 1990 au titre de participant aux activités du GDR et de membre de son conseil.
4Georges Friedmann a joué un rôle de premier plan dans la recomposition de la sociologie française d’après-guerre. Formé à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, le jeune philosophe manifeste très tôt un goût prononcé pour la chair du monde, et pour les conditions de travail en particulier. Parce que sa trajectoire biographique est maintenant bien connue, je me contenterai de rappeler que, recruté au Cnam avec l’appui de Lucien Febvre, alors professeur au Collège de France, G. Friedmann lui demande assez naturellement de présider la leçon inaugurale qu’il prononce le 2 mars 1946 sur « l’histoire du travail et l’évolution de la civilisation industrielle ».
5On associe généralement l’œuvre que G. Friedmann produit ensuite, spécifiquement durant ses treize années passées au Conservatoire, à une critique radicale de l’organisation taylorienne des pratiques productives. Dans ses écrits, G. Friedmann n’a pourtant jamais complètement ignoré ce que nous nommons aujourd’hui les relations professionnelles. Dans le chapitre de Problèmes humains du machinisme industriel (1946) centré sur le sujet (« Vers une psychosociologie de l’entreprise »), il évoque déjà « quelques expériences de relations industrielles » : l’enquête Hawthorne, Bat’a (en Moravie) ainsi que celles menées dans deux entreprises françaises (une usine de machines automatiques en région parisienne dotée d’un conseil ouvrier représentant le personnel de l’atelier, des expériences menées par un chef d’entreprise, du nom d’Eugène Schueller, en faveur du versement d’un salaire proportionnel au chiffre d’affaires). Le terme « relations industrielles », traduction de celui d’Industrial Relations en usage dans le monde anglo-saxon (Kaufman, 1993), revêt alors dans l’esprit de G. Friedmann une signification assez large. On comprend d’autant mieux ce flottement liminaire si l’on se souvient que, aux États-Unis, l’expression faisait l’objet, à la même période, de débats contradictoires sur la signification exacte à lui associer (Dunlop, White, Mias, 2016).
6Le constat est un peu différent lorsque l’on considère les cours dispensés par G. Friedmann au Cnam. En procédant à une analyse élémentaire des intitulés de ses deux enseignements hebdomadaires délivrés de 1946 à 1958, j’ai pu mettre en évidence une évolution notable des thématiques traitées (Lallement, 2014). Sur le registre des enseignements de G. Friedmann détenu par le service des archives du Cnam, le terme « relations industrielles » apparaît pour la première fois à l’occasion des cours dispensés le vendredi 25 avril et le lundi 28 avril 1952. Pour être plus exact, ceux-ci ont pour intitulé commun « Évolutions contemporaines des relations industrielles ». Même s’il continue à réserver un traitement de choix au thème de l’organisation du travail, au fil des années, les enseignements accordent de plus en plus de place aux relations industrielles, que G. Friedmann range dans la catégorie générale des relations de travail.
7Qu’on en juge. Lors de son premier cycle de conférences (mars 1946-avril 1948), l’histoire arrive en tête des préoccupations du professeur du Cnam (40 % des cours ont une coloration de ce type), suivies des thématiques relatives à la rationalisation du travail (21 %), aux conditions de travail et au facteur humain (14 %), aux relations de travail (14 %), aux doctrines (9 %) et, enfin, aux métiers et à la formation professionnelle (2 %). Dix ans plus tard (novembre 1956-avril 1958), la hiérarchie n’est plus du tout la même : avec l’intérêt porté au syndicalisme, aux conflits et à la négociation collective, le thème des relations de travail occupe désormais la première place (39 %), devant les conditions de travail et le facteur humain (26 %), la rationalisation du travail (17 %), l’histoire (11 %), les métiers et la formation professionnelle (7 %), les doctrines du travail n’étant même pas abordées à l’occasion de ce dernier cycle.
- 4 Dans les colonnes de la toute jeune revue Sociologie du travail fondée sous les auspices de G. Fri (...)
8La rupture est congruente avec le changement de dénomination de la chaire dont G. Friedmann a la responsabilité. En 1952, celle-ci devient « Histoire du travail et relations industrielles » en remplacement d’« Histoire du travail dans les sociétés modernes ». Le tournant sémantique n’est pas mineur. On peut à bon droit l’associer à un moment fondateur dans la mesure où le titulaire de la chaire grave ainsi dans le marbre la promesse d’un programme qui, dans l’immédiat, concerne principalement l’enseignement. G. Friedmann officialise de la sorte l’usage du terme « relations industrielles » bien avant la publication du premier ouvrage français sur le sujet, un livre qu’Arnaud Mias (2015) attribue à Robert Goetz-Girey, un docteur en droit spécialiste de gestion qui édite ses Cours de relations industrielles chez Domat-Montchrétien en 1956. Même s’ils ne mobilisaient pas le terme de « relations industrielles », les juristes interrogeaient depuis longtemps déjà, il est vrai, les modes de production des règles afférentes aux usages du travail ainsi que le statut des dispositifs associés. Leurs réflexions n’ont pas manqué d’ailleurs d’intéresser les sciences sociales, à l’instar par exemple de celles de Paul Durand (1939) qui énonce tôt une théorie originale de la convention collective (regardée à la fois comme contrat et comme réglementation de la profession)4.
9On devine aisément combien le contexte des années d’après-guerre a pu être déterminant en faveur de la prise en compte par G. Friedmann de cette nouvelle thématique. Dès 1945, les consultations comme les récriminations qui accompagnent l’établissement des nouveaux principes de classification des métiers redonnent de la couleur aux organisations professionnelles (Saglio, 2007). Plus important encore, la loi du 11 février 1950 accorde à nouveau aux acteurs syndicaux et patronaux la liberté de contracter. En un mot, les relations professionnelles sont en pleine recomposition et G. Friedmann est aux premières loges pour en observer la dynamique. Voilà pourquoi, à partir du début des années 1950, il change quelque peu son fusil d’épaule pour intégrer dans ses cours des leçons sur l’histoire du syndicalisme en France et à l’étranger (États-Unis, Grande-Bretagne, URSS), la tradition du syndicalisme révolutionnaire, le syndicalisme chrétien, le syndicalisme patronal, la première Internationale, la conquête du droit syndical, la conduite des grèves, les relations entre employeurs et employés, etc.
- 5 Le fait d’abandonner le terme « industriel » au profit de celui de « professionnel » fait directem (...)
- 6 Au milieu des années 1970, le cours A accueille 400 à 500 élèves par an, le cours B 150 à 200.
10G. Friedmann quitte le Cnam au début de l’année 1959. Jean-Daniel Reynaud lui succède quelques mois plus tard en tant que professeur titulaire de la chaire d’« Histoire du travail et des relations industrielles » dans des conditions qui ont été finement décrites par Gwenaële Rot (2014). En 1968, J.-D. Reynaud sollicite Louis Ragey, l’administrateur du Conservatoire, afin d’obtenir la possibilité de transformer la dénomination de sa chaire en « Sociologie du travail et relations industrielles ». La demande est acceptée. Un an plus tard, dans un courrier qu’il rédige depuis l’université de Californie à Los Angeles, J.-D. Reynaud enfonce le clou en souhaitant non seulement que le qualificatif « professionnelles » remplace celui d’« industrielles5 » mais aussi que le Cnam valide la nouvelle maquette qu’il veut mettre en place. Aux deux cours initiés par G. Friedmann, il propose de substituer un cours de niveau A (20 heures) intitulé « Notions pratiques et méthodes », deux cours de niveau B professés alternativement chaque année : Sociologie des organisations (40 heures) avec des travaux pratiques (20 heures) et Sociologie des relations professionnelles (40 heures)6.
- 7 Conseil de perfectionnement du Conservatoire national des arts et métiers, 8 juillet 1969, archive (...)
- 8 Archives de la chaire « Sociologie du travail et relations professionnelles », Cnam, Paris.
11Après que les événements de 1968 ont quelque peu retardé le processus, le 8 juillet 1969 L. Ragey lit devant le conseil de perfectionnement du Cnam un courrier rédigé par J.-D. Reynaud. L’auteur de la lettre estime que le cours d’histoire du travail « reste trop exclusivement un cours de culture générale et qu’il serait utile pour les élèves du Conservatoire de recevoir une formation qui soit plus directement liée à une activité professionnelle. Il s’agit non de former des spécialistes de la sociologie mais d’apporter à ceux qui se destinent à des fonctions d’organisation ou d’administration du personnel le complément d’une discipline qui peut les aider à analyser et à résoudre leurs problèmes7. » Dans une note interne (en date du 15 juin 1990), J.-D. Reynaud reviendra sur l’épisode en justifiant à nouveau son choix par la nécessité de faire évoluer « un enseignement de culture générale vers un enseignement beaucoup plus tourné vers les problèmes contemporains du travail et de l’entreprise, de l’histoire à la sociologie8. »
- 9 En 1972, l’équipe est composée de Jean Bunel (assistant), Christiane Barrier-Lynn (chargée de rech (...)
- 10 Pour être tout à fait exact, il faut signaler l’existence d’un second laboratoire en sociologie du (...)
12En 1959, à son arrivée au Conservatoire, J.-D. Reynaud avait aussi fondé un laboratoire qui, dix ans plus tard, sera reconnu par le CNRS au titre d’équipe associée9. Il bénéficiera de ce statut jusqu’en 1989. Les dénominations successives, adoptées au fil des années par le collectif de recherche du Cnam, sont de bons indicateurs de la pérennité des questionnements sur les relations professionnelles en son sein mais aussi, en même temps que l’élargissement de son spectre d’intérêt, de son ancrage sociologique. Le centre de recherche porte d’abord le même nom que celui de la chaire : « Laboratoire d’histoire du travail et des relations professionnelles ». Avec les années et les renouvellements contractuels, les intitulés évoluent pour devenir successivement « Laboratoire de sociologie du travail et des relations professionnelles » (1969), « Laboratoire d’étude sur les relations professionnelles, les politiques sociales et les organisations » (Lerpso)10 (1991) puis, enfin, « Laboratoire Georges Friedmann » (1995). En 1998, ce dernier est rattaché à l’Institut des sciences sociales du travail de Bourg-la-Reine avant de se fondre en 2011 au sein de l’Unité mixte de recherche IDHES (Institutions et dynamiques historiques de l’économie et de la société) du CNRS.
13En plus de ces actions de nature à la fois pédagogiques et institutionnelles, J.-D. Reynaud continue, en tant que chercheur et animateur de réseaux, à creuser le sillon des relations professionnelles. Après Les Syndicats en France (1963), le nombre de ses recherches et de ses publications se comptent par dizaines (Lespessailles, Puybonnieux, 2021). Rédigés seuls ou en collaboration, ses ouvrages sur les conflits du travail, la négociation collective et la régulation sociale feront date. L’originalité et la qualité de son travail lui valent une reconnaissance qui dépasse rapidement les frontières. Membre du comité de l’Association internationale des relations professionnelles, fondée en 1966 sous la houlette du Bureau international du travail, il en est élu président une dizaine d’années plus tard. C’est à ce titre que, en 1979, il organise le congrès de ladite association à Paris et qu’il donne à cette occasion une conférence sur le thème des relations professionnelles et de la vie politique (Reynaud, 1980).
- 11 J.-D. Reynaud a su nouer un lien durable avec les chercheurs du Lest, avec François Sellier en par (...)
14J.-D. Reynaud et les chercheur·es du Conservatoire qui se sont joint·es à lui n’ont pas été les seul·es en France à œuvrer pour la constitution et la pérennisation d’un champ dédié à l’enseignement et à l’étude des relations professionnelles. En 1970, le Laboratoire de sociologie du travail et des relations professionnelles du Cnam se regroupe avec trois autres équipes pour amplifier l’action : l’Institut de recherche sur l’entreprise et les relations professionnelles (Paris X), le Centre « Travail et société » (Paris IX) ainsi que le Laboratoire d’économie et de sociologie du travail (Aix-en-Provence). Trois autres laboratoires rejoignent ensuite ce noyau fondateur : le Groupe lyonnais de sociologie industrielle (Lyon), le Centre de droit comparé du travail et de la sécurité sociale (Bordeaux I) et l’équipe « Analyse sociale » du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc). Que de telles forces se soient coalisées n’est pas le fruit du hasard. Toutes ces équipes de recherches cultivent alors un même intérêt pour les relations professionnelles. F. Sellier, par exemple, à l’origine du Laboratoire d’économie et de sociologie du travail d’Aix-en-Provence en 196911, avait fondé dix ans auparavant le deuxième Institut du travail en France (dont la mission était de former les membres d’organisations syndicales confédérées). En 1960, il avait porté pareillement le Centre d’étude des relations sociales sur les fonts baptismaux de l’université d’Aix-Marseille (Maurice, 2002).
- 12 J.-D. Reynaud avait, précédemment, présidé un comité de la DGRST consacré à la recherche scientifi (...)
15En 1976, dans le cadre d’un appel d’offres de la Délégation générale à la recherche scientifique et technique (DGRST), J.-D. Reynaud obtient un financement de quatre ans pour une « action de programme » sur le thème des conflits et des négociations. Dès la première année, celle-ci se concrétise par la mise en place d’un séminaire bimensuel qui prend ses quartiers dans les locaux du Cnam12. Deux ans plus tard, une nouvelle pierre est ajoutée à l’édifice avec la création d’un Diplôme d’études approfondies (DEA) « Relations professionnelles et gestion du personnel ». Commun au Cnam et à Paris IX, le diplôme est placé sous la responsabilité de Jacques Delors. Un doctorat de 3e cycle complète ce dispositif de formation conjoint.
16De nombreux·euses chercheurs et enseignant·es-chercheur·es sont intervenu·es dans ce cursus. Parmi eux, Jean-François Amadieu (sociologue puis gestionnaire), Philippe Auvergnon (juriste), Jean-Pierre Bonafé-Schmitt (juriste), Anni Borzeix (sociologue), Robert Boyer (économiste), Nicolas Dodier (sociologue), François Eymard-Duvernay (économiste), François Eyraud (économiste), Patrick Fridenson (historien), Janine Goetschy (sociologue), Guy Groux (sociologue), Annette Jobert (sociologue), François Lagandre (homme d’entreprise et docteur en sociologie), Michel Liu (sociologue), Antoine Lyon-Caen (juriste), David Marsden (économiste), Margaret Maruani (sociologue), Marc Maurice (sociologue), Nicole Mercier (sociologue), Christian Morel (homme d’entreprise et docteur en sociologie), Marie-Laure Morin (juriste), René Mouriaux (politiste), Catherine Paradeise (sociologue), Michael Piore (économiste), Udo Rehfeldt (politiste), Jean-Daniel Reynaud (sociologue), Patrick Rozenblatt (sociologue), Denis Segrestin (sociologue), Jean Saglio (sociologue), Dominique Taddéi (économiste), Michèle Tallard (sociologue), Laurent Thévenot (sociologue), Alain Touraine (sociologue) ou encore Jean Vincens (économiste).
- 13 L’interdisciplinarité est un choix qui n’a jamais été de soi et qui a même suscité la controverse. (...)
17Cette longue liste montre que, d’emblée, les collaborations entre laboratoires ont été redoublées par des éclairages disciplinaires multiples13 et que, à ce haut niveau de formation, l’enseignement des relations professionnelles n’a pas été l’affaire de quelques-un·es seulement. Conformément à l’objectif des actions de programmes mises en place en 1976 (favoriser des initiatives de nature scientifique dont les résultats sont destinés à être prises en charge ensuite par des organismes publics), la reconnaissance par le CNRS du Greco « Relations professionnelles, négociations et conflits » couronne en 1980 les coopérations entamées quatre ans plus tôt. On constate, sans grande surprise, que nombre des chercheur·es mentionné·es précédemment seront des parties prenantes active du nouveau groupement.
18À ces innovations, il convient encore d’ajouter le développement de la formation continue en relations professionnelles. Dans les années 1970, le Cnam et Science Po. proposent des stages d’une durée variant entre trois et six jours à destination de groupes d’une vingtaine de personnes. Les profils ciblés sont ceux des cadres supérieur·es, des directeurs·rices d’établissements, des responsables de services du personnel, des ingénieur·es chef·fes de service ou encore des sous-préfets. À la fin des années 1970, ce sont plutôt de grosses entités, industrielles, commerciales et administratives, qui ont recours à ce type de formation. En 1977, les archives du Cnam indiquent que les personnels des entreprises suivantes ont bénéficié de ces prestations : Framatome, Merlin Gerin, Hachette, Le Crédit Lyonnais, BP (British Petroleum), BSN (Boussois-Souchon-Neuvesel), le ministère de l’Intérieur, la Chambre syndicale de la Métallurgie de Seine-Maritime, l’Assistance publique…
- 14 G. Adam était diplômé de l’IEP de Paris, de l’ISST et docteur de 3e cycle en études politiques. Av (...)
19Grâce en particulier à l’action de J.-D. Reynaud, mais aussi à la production de travaux orginaux comme ceux de Jean-François Amadieu, Anni Borzeix, Sami Dassa, Marnix Dressen, Guy Groux, Lucien Lavorel, Catherine Lévy, Danièle Linhart, Nicole Lowit, Thomas Lowit, Nicole Mercier, Chantal Nicole-Drancourt, Françoise Piotet ou encore Denis Segrestin, le Cnam s’impose comme un lieu privilégié pour l’épanouissement des études sur les relations professionnelles. La création, au début des années 1980, d’une chaire du même nom vient sanctionner une telle dynamique, mais non sans susciter quelques remous internes. Tout à fait originale dans le paysage universitaire français, cette chaire « Relations professionnelles » est initialement l’expression du volontarisme de la Direction de la formation continue du ministère de l’Éducation nationale. Celle-ci souhaite présenter la candidature de Gérard Adam14 en guise de remerciement pour ses activités de conseiller. L’idée est approuvée le 30 mai 1972 par les enseignants du conseil de département des « Sciences de l’homme au travail dans l’entreprise » du Cnam. Pendant quelques mois, de menus blocages freinent la poursuite du processus. Les difficultés aplanies, le ministère crée cette chaire, en 1974, au titre de la formation continue. G. Adam y est nommé avec statut de professeur associé par décret du président de la République (21 mai 1974). Il cesse alors d’exercer des activités professionnelles extérieures au Conservatoire. Il est renouvelé régulièrement dans ses fonctions avant d’être élu titulaire de la chaire « Relations professionnelles » en 1982 (l’avis de vacances d’emploi avait paru au Journal Officiel du 10 avril de cette même année).
- 15 La première partie se décompose en trois chapitres : les organisations professionnelles dans la so (...)
20Lors d’une réunion préalable destinée à discuter de l’opportunité de titulariser G. Adam, J.-D. Reynaud, qui avait accepté avec ce type d’opération de céder définitivement une partie de son territoire, avait précisé que cette chaire serait tournée à l’avenir vers l’expertise et qu’elle serait centrée sur l’analyse des relations de travail. C’est bien dans cet esprit que, dès le début des années 1970, G. Adam avait pris ses premières fonctions au Cnam. Le cours qu’il donne en 1973 comporte plus exactement deux parties : la première consacrée aux organisations syndicales et patronales et aux problèmes qui les occupent, la seconde aux politiques sociales15. Si, par ailleurs, il publie quelques ouvrages de facture académique ainsi que des articles sur le syndicalisme dans la Revue française de science politique, il se fera aussi chroniqueur pour des journaux comme La Croix et expert auprès des tribunaux. Son activité de recherche ne sera pas, de ce fait notamment, d’une ampleur et d’une portée similaires à celle de J.-D. Reynaud.
21En raison des modalités singulières de son recrutement, son installation définitive au Cnam n’a guère facilité, il est vrai, son intégration auprès du collectif de chercheur·es existant. Dans une lettre adressée à G. Adam en date du 25 mai 1982, quatorze d’entre eux-elles estiment que son arrivée n’est pas dénuée d’équivoques.
- 16 Archives de la chaire « Sociologie du travail et relations professionnelles », Cnam, Paris.
Ces ambiguïtés viennent d’une certaine confusion entre vos projets et vos activités actuelles au sein de l’enseignement de sociologie, entre vos projets et les activités de la Chaire de sociologie du travail et des relations professionnelles elles-mêmes. Or il nous semble précisément que la situation nouvelle où vous vous trouveriez en tant que professeur titulaire devait exclure toute confusion. […] S’il est naturel, ajoute le collectif, que vous présentiez de nouvelles voies de recherche, il ne convient pas par contre qu’elles le soient sous couvert d’une référence générale aux activités du Laboratoire de sociologie du travail et des relations professionnelles. En tout état de cause la création de la nouvelle chaire ne doit pas altérer le fonctionnement du laboratoire16.
22À la suite de cette mise au point, G. Adam reprend à son compte le cours B de Relations professionnelles de la chaire de J.-D. Reynaud. Il ne développe en revanche aucune activité de formation et de recherche susceptible de concurrencer celles des autres sociologues du Conservatoire.
- 17 En contrepartie, un poste de professeur d’université est fléché sur ce thème. Antoine Bevort, qui (...)
- 18 Rapport scientifique du Laboratoire de sociologie du travail et des relations professionnelles, Un (...)
23Cette paix armée, si elle n’a pas été sans conséquences (à commencer par le non-renouvellement de la chaire de relations professionnelles lors du départ en retraite de G. Adam au début des années 200017), n’oblitère pas les synergies interdisciplinaires. En raison de son histoire, de ses missions et de son mode d’organisation, le Conservatoire favorise un peu plus qu’ailleurs les collaborations entre la sociologie et, dans le domaine du travail, plusieurs spécialités cousines. Cela est particulièrement le cas du droit. Yves Delamotte par exemple, avec qui J.-D. Reynaud entretient un commerce intellectuel particulièrement intense, connaît bien le monde des sociologues. Il est membre au demeurant du Laboratoire de sociologie du travail et des relations professionnelles18. Avant sa nomination au Conservatoire, cet énarque, docteur ès lettres, a occupé des fonctions importantes au ministère du Travail, dont celle de sous-directeur des relations professionnelles. Entre 1955 et 1968, il avait été secrétaire général puis directeur de l’ISST (Mias, 2012). Et c’est à ce titre qu’il avait été sollicité pour une étude sur la manufacture des tabacs qu’il avait confiée à Michel Crozier. Il rejoint ensuite le Conservatoire. Huit ans plus tard, en 1976, il est nommé professeur titulaire de la chaire de Droit du travail et de la Sécurité sociale. Entre-temps, en 1973, il « est à l’origine de la création de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail et en devient le premier directeur » (ibid., 113). En 1983, enfin, il est élu président de l’Association française d’étude des relations professionnelles (cf. infra).
24Pour clore ce point, ajoutons que, durant ces années fondatrices, les frontières entre sociologie du travail, sociologie des relations professionnelles et sociologie des organisations étaient probablement plus poreuses qu’aujourd’hui. Dès 1968, lorsqu’il procède au changement du nom de sa chaire, J.-D. Reynaud structure ses enseignements en intégrant ces différentes spécialités dans un même ensemble de formation. De longues années durant, il anime par ailleurs un séminaire sur les relations professionnelles au sein du DEA de sociologie des organisations de Science Po. dont Michel Crozier a la responsabilité. Autre indice, qui pourra paraître mineur mais qui n’en est pas moins signifiant : dans le premier ouvrage français de type handbook sur les relations professionnelles, qui est publié aux Presses universitaires de France en 1976 sous la direction de François Sellier (sous le titre Les Relations industrielles), on trouve deux textes de M. Crozier, mais un seul de J.-D. Reynaud.
25Les relations professionnelles n’ont jamais été un objet d’étude dont le Cnam n’a pu ni souhaité revendiquer le monopole. Cependant, c’est depuis le Conservatoire, et grâce à l’action institutionnelle de J.-D. Reynaud en particulier, qu’émanent les premières initiatives pour fédérer un champ de force analytique dédié à ce champ particulier de l’action sociale. En 1967, et dans un tel esprit, J.-D. Reynaud fonde l’Association française d’étude des relations professionnelles (Aferp), déclinaison française de l’Association internationale des relations professionnelles.
- 19 Entretien avec J.-D. Reynaud effectué par M. Dressen, 2004.
Alors, non seulement, explique-t-il, je n’ai pas fait ça tout seul, mais j’ai demandé à Laroque d’en être président. Et j’étais le secrétaire général. Et j’avais convaincu tout le monde. Sauf Force ouvrière. Mis à part cela il y avait la CGT, il y avait la CFDT, et je ne me rappelle plus s’il y avait la CFTC, puisqu’elles étaient distinctes à cette date. Il y avait la CGC. Et il y avait le CNPF. Ainsi, bien sûr, qu’un certain nombre d’universitaires. Mais les universitaires, c’était plus facile19.
26Quand il fonde l’Aferp, J.-D. Reynaud n’a surtout pas pour ambition de créer un cénacle purement académique mais, tout à l’inverse, un lieu ouvert qui puisse mettre la recherche scientifique au service de l’action. Une courte présentation parue dans la rubrique « Informations » du numéro 2 d’avril-juin 1968 de Sociologie du travail explique plus précisément le contenu du projet. L’Aferp voudrait encourager les recherches sur les relations professionnelles par le biais de discussions qui ne soient pas réservées aux universitaires. Seules, par ailleurs, des personnes, et non des organisations, sont habilitées à en être membres. Le texte fournit la liste du comité directeur provisoire dont Pierre Laroque (alors président de la section sociale du Conseil d’État) assure la présidence. On y trouve Jean Berthon (un professionnel de l’actuariat), André Brun (un spécialiste des questions agricoles et rurales), Yves Delamotte (haut fonctionnaire), André Granouillac, Jean-Daniel Reynaud (professeur du Cnam), François Sellier (universitaire, professeur d’économie et spécialiste des relations professionnelles) et Pierre Waline (professeur de droit social et délégué général à l’Union des industries métallurgiques et minières).
27L’Aferp, dont J.-D. Reynaud loge le siège au Cnam en 1969, organise la même année un colloque sur « les grèves de mai-juin 68 et leurs conséquences pour les relations professionnelles ». Faute d’avoir pu accéder aux archives de l’association, il m’est impossible d’être plus disert sur cette dernière, si ce n’est pour mentionner de mémoire que, au cours des années 1990, elle avait la réputation d’être davantage tournée vers les milieux professionnels que le GDR « Relations professionnelles, négociations et conflits », d’être moins dynamique sur le plan de l’animation scientifique (du moins à en juger par le nombre de publications dont elle pouvait revendiquer la paternité) et d’être plus friandes enfin de préoccupations juridiques20. Au milieu des années 2010, le siège de l’association était situé à l’université de Paris II Assas. Entre 2012 et 2017, elle affichait à son actif des subventions annuelles d’environ 15 000 euros21.
- 22 Comme l’indiquent les archives du CNRS, « les Greco sont des structures qui rassemblent des unités (...)
28En 1980, le Greco « Relations professionnelles, négociations et conflits » complète, plutôt qu’il ne les concurrence, la gamme des activités de l’Aferp. Les deux réseaux, de ce fait, sont largement poreux. Deux caractéristiques majeures les distinguent néanmoins. La première est que le Greco22, qui devient GDR après que le CNRS a procédé en 1987 à une révision des dénominations de ses entités administratives, est structuré par des questions de recherche. Aussi, même si les professionnels sont les bienvenus pour contribuer aux discussions, ce sont pour l’essentiel des universitaires, des chercheurs·euses CNRS et des personnes affiliées à des centres d’études publics qui participent aux activités du Greco/GDR. Seconde différence notable : les adhésions ne sont pas individuelles. Seuls des groupes de recherche (des laboratoires, des centres d’étude ou des équipes appartenant à ces unités) peuvent devenir membres.
29Ces principes n’ont jamais été en contradiction avec l’un des paris intellectuels fondateur du Greco, à savoir que,
dans le domaine de la construction sociale, la créativité est plus du côté des acteurs que des analystes : c’est l’interaction, ce sont les situations sociales qui sont créatives des nouvelles configurations et des innovations et non les clercs ou les analystes. En tant que chercheurs, nous ne sommes pas non plus des acteurs directs, du moins pas dans notre rôle de chercheurs. La question qui s’est ainsi posée à nous a été alors celle de savoir rester à bonne distance des acteurs et de leurs rationalisations. Mais la bonne distance est aussi celle qui permet une féconde proximité : le « point de vue de Sirius » est ici impossible si l’on veut garder la possibilité de ne pas réduire l’acteur à n’être qu’un agent totalement dépendant de ses conditions et de son environnement et indéfiniment interchangeable. La réunion avec les syndicats en mai 1983 reste un bon exemple de cette prise de distance : face à la demande d’une aide directe, les chercheurs ont voulu rester critiques et ont tenu à marquer leurs distances : nous voulons toujours garder le contrôle de nos lieux de discussions, d’évaluation et de débats. (Morin, Saglio, 1998, 3).
30À sa naissance, on l’a vu, le Greco fédère sept équipes. Au fil du temps, le groupement s’étoffe (tableau 1). Le nombre d’entités membres du GDR passe à 10 en 1990 puis à 14 en 1995. L’interdisciplinarité a toujours été la règle, avec une légère domination de la part des sociologues. En 1981, les spécialités des laboratoires membres du groupement se répartissent comme suit : sociologie (3), sociologie et économie (2), droit (2). En 1990, les nombres sont, respectivement de 2, 4, 3 auxquels il faut ajouter un laboratoire d’économie. Cinq années plus tard, les données sont les suivantes : sociologie (3), sociologie et économie (5), droit (4), économie (2). En 1995 toujours, le GDR compte neuf Unités de recherche associées au CNRS (Ura), un Groupement d’intérêt public CNRS (GIP), un laboratoire propre du CNRS et trois entités aux statuts encore différents. La répartition géographique, enfin, a toujours été inégale : 4 laboratoires parisiens contre 3 provinciaux en 1981, 6 contre 4 en 1990 et 8 contre 6 en 1995.
Tableau 1 – Les laboratoires membres du Greco puis du GDR « Relations professionnelles, négociations et conflits »
| 1981 |
1990 |
1995 |
| Laboratoire de Sociologie du travail et des relations professionnelles (Cnam, Paris) Centre « Travail et société » (Paris IX) Institut de recherche sur l’entreprise et les relations professionnelles (Paris X) Laboratoire d’économie et de sociologie du travail (Aix-en-Provence) Groupe lyonnais de sociologie industrielle (Lyon) Centre de droit comparé et de la sécurité sociale (Bordeaux I) Équipe « Analyse sociale » du Credoc |
Laboratoire de Sociologie du travail et des relations professionnelles (Cnam, Paris) Équipe « Travail et société » de l’Iris (Paris IX) Institut de recherche sur l’entreprise et les relations professionnelles (Paris X) Laboratoire d’économie et de sociologie du travail (Aix-en-Provence) Groupe lyonnais de sociologie industrielle (Lyon) Centre de droit comparé et de la sécurité sociale (Bordeaux I) Équipe « Relations professionnelles » du Centre d’étude de l’emploi (Marnes-la-Vallée) GIP Mutations industrielles (Paris) Centre d’études juridiques et économiques de l’emploi (Toulouse) Séminaire d’économie du travail (Paris 1) |
Laboratoire Georges Friedmann (Cnam, Paris, Ura CNRS) (directrice : Françoise Piotet) Iris (Paris IX, Ura CNRS) (Danièle Blondel) Institut de recherche sur l’entreprise et les relations professionnelles (Paris X, Ura CNRS) (Jean-Maurice Verdier) Laboratoire d’économie et de sociologie du travail (Aix-en-Provence) (Laboratoire propre du CNRS) (Michel Arliaud) Groupe lyonnais de sociologie industrielle (Lyon II, Ura CNRS) (Philippe Bernoux) Centre de droit comparé et de la sécurité sociale (Bordeaux I, Ura CNRS) (Jean-Pierre Laborde) Centre d’études de l’emploi (Marne-la-Vallée) (Annie Fouquet) Laboratoire interdisciplinaire de recherche sur les ressources humaines et l’emploi (Toulouse, Ura CNRS) (Louis Mallet) Séminaire d’économie du travail-Metis (Paris 1, Ura CNRS) (Bernard Gazier) Centre d’études et de recherches sur l’emploi et le travail en Bretagne (Rennes, Ura CNRS) (Jocelyne Barreau) Droit et changement social (Nantes) (Michèle Bordeaux) Institut de recherche économique et social (Marne-la-Vallée) (Jacques Freyssinet) Travail et mobilité (Paris X, Ura CNRS) (Pierre Dubois) |
31Jean-Daniel Reynaud (sociologue), Philippe Bernoux (sociologue), Jean Saglio (sociologue) et Marie-Laure Morin (juriste) se sont succédé à la direction du groupement. En 1992, enfin, le GDR crée avec le soutien du ministère de l’Éducation nationale un réseau doctoral spécialisé dans le domaine des relations professionnelles.
32À l’occasion d’un bilan consacré au fonctionnement du GDR, Marie-Laure Morin et Jean Saglio ont pu rappeler que, dès son origine, le groupement avait refusé de retenir une définition a priori ou substantielle des relations professionnelles. Il n’était pas davantage question d’être un unique lieu de travail théorique et de modélisation abstraite. « Nous avons abordé les relations professionnelles comme une méthode d’analyse des configurations sociales relatives au travail et à l’emploi et comme un champ ouvert des pratiques d’acteurs et de leur régulation. » (ibid., 2). Le vocabulaire utilisé n’est pas neutre. Il est révélateur de la prise de distance avec le schéma fonctionnaliste de John T. Dunlop (1958) en l’occurrence, qui a longtemps servi de référence privilégiée dans le champ des relations professionnelles.
33Afin de préciser plus encore le sens et la portée des options intellectuelles caractéristiques du groupement de recherche français, il est intéressant de procéder par opposition. Dans un ouvrage collectif édité sous l’égide du GDR, Michael Piore (1996) distingue deux approches des relations professionnelles. La tradition fonctionnaliste, la première, est a-historique. Peu soucieuse d’intégrer les processus dans ses analyses, elle donne la priorité aux résultats des conflits et des négociations qu’elle regarde comme l’expression systémique de contraintes externes. Elle caractérise une pensée technocratique, dominante après-guerre, qui est persuadée du bien-fondé d’une action experte. Héritière des travaux de John R. Commons, l’approche institutionnaliste, la seconde, appréhende les relations professionnelles comme le fruit d’interactions sociales ancrées dans l’histoire. Elle défend aussi l’idée que, grâce à leurs travaux et leurs compétences, les universitaires peuvent peser sur la marche du monde.
34Le Greco/GDR s’inscrit sans conteste dans la deuxième de ces traditions. La sémantique mobilisée par le groupement français (qui privilégie les notions d’acteur, d’interaction, de conflit, de régulation, de niveaux de négociation, de système…), les analyses partagées et le type de travaux discutés montrent ainsi à quel point l’histoire a toujours été tenue pour un vecteur explicatif de prime importance, quels qu’aient été les niveaux d’analyse considérés. On ne peut pour autant assimiler le GDR à un pâle réceptacle des théories nord-américaines. Armé d’arguments économiques, juridiques, sociologiques… qui doivent tout autant aux façons de penser en France et en Europe, le groupement a, sans discontinuer, porté intérêt aux régulations, autrement dit à des processus dynamiques qui, si on les prend au sérieux, interdisent de réduire les conflits à de simples dysfonctionnements pour, tout à l’inverse, tenir les contradictions, les incohérences ou encore les écarts entre les normes et les pratiques comme autant d’expressions de bricolages institutionnels sur lesquels les acteurs collectifs sont à même de peser.
35Dans une telle perspective, les thématiques qui ont fait l’objet de journées d’étude et de colloques sont multiples. En explorant les archives du Greco/GDR, Marnix Dressen-Vagne, Alexandra Garabige, Arnaud Mias et Frédéric Rey en ont dressé une liste partielle qui révèle à elle seule la largeur du champ couvert. Outre des objets qui ne surprennent guère comme les négociations collectives, le syndicalisme cadre, le recours à la justice dans les conflits du travail, le rôle des délégués du personnel et des délégués syndicaux ou encore l’analyse critique de la charte sociale communautaire, le GDR a inclus dans son domaine d’expertise des thèmes tels que la typologie des systèmes industriels, le lien d’emploi dans l’entreprise, l’accès aux soins des personnes en situation de précarité…, mais aussi l’examen d’ouvrages marquants. Les titres des publications des Cahiers du Greco/GDR (encadré 1) confirment la multiplicité de ces orientations.
Encadré 1 – Les Cahiers du Greco/GDR « Relations professionnelles, négociations et conflits » (1986-1998)
1. Le marché du travail (1986)
2. Journées d’étude sur les Prud’hommes (1987)
3. L’état de la négociation collective
4. Les ouvriers (1990)
5. La fin de la division du travail. Débat autour de l’ouvrage de M. Kern et M. Schumann (1991)
6. Les conventions collectives de branche dans le système français de relations professionnelles (1991)
7. Les règles du jeu. Débat autour de l’ouvrage de J.-D. Reynaud (1992)
8. L’intelligence artificielle. À propos de L’expert et le système (1993)
9. L’économie des conventions. Débat critique (1993)
10. L’embauche : formation du contrat, nature des engagements et pratiques de recrutement (1995)
11. La représentation des salariés (1995)
12. La négociation de l’emploi dans l’entreprise (1998)
- 23 Pour effectuer cette recension, je n’ai pas tenu compte des collègues québécois·es qui ont pourtan (...)
36Pour compléter le tableau, j’ai regardé qui étaient les auteur·es des différentes communications et contributions dont le groupement a gardé des traces écrites23. Dans l’échantillon constitué à cette fin (n = 159), les unités élémentaires sont les articles, non les personnes. Les résultats obtenus, sommaires j’en conviens, sont les suivants. Les deux tiers de la production écrite du GDR sont d’abord le fait d’hommes. La spécialisation disciplinaire, ensuite, place la sociologie en tête (39 %) suivie de l’économie (26 %), du droit (16 %), de la science politique (6 %), de l’histoire (5 %), de la démographie, de la gestion, et de la statistique… (3 %). Le reste (5 %) est le fait d’auteur·es sans appartenance académique.
37Le GDR « Relations professionnelles, négociations et conflits » auquel je me suis intéressé ici n’a été qu’un acteur parmi d’autres du mouvement d’institutionnalisation d’un champ de savoirs placé, en France, au carrefour de multiples disciplines instituées. Les juristes, qui labourent de longue date la question des rapports collectifs de travail, ont joué un rôle important au sein de ce groupement, par l’entremise par exemple, et pour ne citer qu’elle, de Marie-Laure Morin qui en a assumé la direction. À défaut d’évoquer une fois encore toutes les autres disciplines parties prenantes de cette aventure institutionnelle, je voudrais souligner une absence notable au sein du GDR : celle de l’histoire en l’occurrence. Le constat est pour le moins paradoxal sachant l’importance des travaux historiques sur des thèmes aussi centraux que les organisations syndicales, la grève et, plus généralement, les mobilisations sociales (Dolléans, 1936 ; Perrot, 1974 ; Sirot, 2002 ; Pigenet, Tartakowsky, 2012, etc.).
38Deux hypothèses mériteraient d’être testées pour élucider une telle énigme. La première emprunte à l’historiographie. Nicolas Hatzfeld, Michel Pigenet et Xavier Vigna (2016) remarquent que dans les années 1980, dans une conjoncture propice au retour en force des idées libérales en matière économique, le linguistic turn a joué en la défaveur de l’histoire sociale. Sur le sujet des relations professionnelles, les temps n’étaient donc peut-être pas favorables à la collaboration interdisciplinaire. Deuxième hypothèse possible : les historien·es français·es spécialistes des questions de travail et d’action collective ont pu bénéficier d’espaces de collaboration suffisamment solides et développés – des laboratoires importants comme le Centre d’histoire sociale des mondes contemporains créé dès 1966 ou le GRECO 55 du CNRS « Travail et travailleurs en France au xixe et xxe siècles » fondé en 1982 – pour que l’intérêt à l’association avec d’autres disciplines s’avère plus faible que pour la sociologie, le droit ou encore l’économie.
39Le GDR « Relations professionnelles, négociations et conflits » disparaît formellement à la fin des années 1990. Parce qu’il était avant toute chose la caisse de résonance des travaux menés au sein des laboratoires et des centres d’études qui en étaient membres, il n’était pas exempt de faiblesses. Dans le portefeuille de ses préoccupations, on peut noter par exemple la quasi-absence d’études sur les organisations patronales. Le groupement s’est aussi heurté à des difficultés pour intégrer dans des schémas analytiques cohérents les systèmes de relations professionnelles avec les modes d’organisation des marchés du travail, les configurations des professions, etc. À la différence de la science politique, il a probablement tardé par ailleurs à mettre à l’agenda la question des nouveaux mouvements sociaux. Enfin, si l’on excepte les liens privilégiés avec le Québec, les collaborations internationales auraient probablement gagné à de plus amples engagements.
40Il n’y a pas à rougir cependant du bilan d’ensemble, et notamment de la dernière décennie à l’occasion de laquelle pas moins de six ouvrages collectifs ont été publiés sous l’égide du GDR (Reynaud et al., 1990 ; Jobert et al., 1993 ; Bourque et al., 1996 ; Murray et al., 1996 ; Auvergnon et al., 1998 ; Baudelot et al., 1999). Paradoxalement donc, c’est alors que son fonctionnement n’a jamais été aussi optimal et fructueux que le CNRS décide, en 1998, de ne pas accorder de renouvellement au GDR. La communauté scientifique a su heureusement réagir. Il aura néanmoins fallu attendre dix ans pour que, après le décès du groupement, un nouveau réseau dédié aux relations professionnelles soit enfin formellement reconnu par l’Association française de sociologie.
