Encadré 1 : Le modèle québécois de dialogue social

L’État québécois moderne se met en place à partir de la période dite de la « Révolution tranquille^a », au cours des années 1960. Le mouvement syndical parvient alors non seulement à obtenir des gains législatifs (syndicalisation du secteur public, dispositions interdisant au patronat le recours à des briseurs de grève, prélèvement obligatoire des cotisations syndicales par l’employeur^b…), mais aussi à acquérir un statut d’interlocuteur politique sans équivalent ailleurs au Canada et aux États-Unis (Gagnon, 1991). Il est ainsi appelé à siéger aux conseils d’administration de nombreux organismes publics et sociétés d’État, ainsi qu’à cogérer le système de santé et sécurité du travail. Des sommets socio-économiques l’associent régulièrement aux grandes prises de décision politiques et économiques. Cette proximité avec l’État s’explique non seulement par les inclinaisons sociales-démocrates de plusieurs gouvernements mais aussi par une logique d’affirmation nationale partagée par plusieurs acteurs politiques et conduisant à mettre en avant une volonté de compromis entre travail, capital et État.

a. Cette période correspond aux mandats au pouvoir du gouvernement libéral de Jean Lesage, entre 1960 et 1966. Elle vit la mise en place d’une réelle fonction publique ainsi que le rapatriement dans le giron de l’État des services d’éducation et de santé, auparavant largement sous contrôle de l’Église catholique. Plusieurs institutions publiques de grande envergure dans le domaine du développement économique sont également créées.
b. Ce mécanisme, réclamé de longue date par les organisations syndicales, permet leur stabilité et leur indépendance financières, et est donc perçu positivement dans le contexte québécois et canadien.

2Depuis le tournant du siècle, ce caractère distinctif du Québec tend toutefois à s’estomper, sous l’impact conjugué des transformations de l’économie et du démantèlement progressif des mécanismes de dialogue social mis en place depuis les années 1960. Le taux de présence syndicale plafonne, en partie à cause de la répartition sectorielle des emplois, mais aussi en raison de la croissance du nombre de travailleurs atypiques, dont le cadre juridique restreint l’accès à la syndicalisation. Alors que les avancées en matière de conditions d’emploi, pendant la période 1940-1980, découlaient de la syndicalisation, les quelques améliorations survenues depuis les années 2000 sont plutôt attribuables aux lois d’ordre public et aux Chartes des droits et libertés de la personne, renforçant une tendance à l’individualisation des relations du travail. Finalement, le démantèlement des mécanismes néo-corporatistes de dialogue social a conduit à la remise en question du rôle politique joué par le mouvement ouvrier depuis les compromis d’après-guerre.

3Ces constats amènent à interroger les dynamiques du monde du travail et de ses acteurs à l’aune des changements économiques et politiques. Quelles formes ont pris les transformations du capitalisme au Québec et quels impacts ont-elles eus sur les relations professionnelles et le syndicalisme ? Nous proposons de répondre à cette question en analysant dans un premier temps le plafonnement de la densité syndicale, puis en abordant le démantèlement des mécanismes de dialogue social. Nous démontrons par la suite que les progrès en termes de protection des salariés ont relevé de logiques individuelles plutôt que collectives et offrons une analyse des conséquences de ces constats pour le mouvement syndical. Nous concluons que le modèle québécois de relations professionnelles a connu un affaiblissement de la représentation collective tant dans les milieux de travail qu’au niveau politique.

1. Précarité et plafonnement de la densité syndicale

4Suivant la tendance nord-américaine, mais avec des particularités (notamment des normes minimales du travail plus élaborées qu’aux États-Unis), le statut de salarié n’a jamais eu, au Québec et au Canada, le même caractère protecteur qu’en Europe continentale. Les normes publiques de protection de l’emploi y sont beaucoup moins développées et un employeur peut très facilement mettre un terme au contrat de travail pour des motifs économiques ou organisationnels. De façon générale, le cadre nord-américain favorise l’autonomie collective par le biais de la syndicalisation plutôt que l’adoption de normes publiques sophistiquées s’appliquant à l’ensemble des salariés.

5Les protections garanties par le statut de salarié passent davantage par la syndicalisation, qui « compense » la faiblesse des protections universelles. Les conventions collectives, qui ne s’appliquent qu’aux groupes de travailleurs syndiqués, limitent notamment le pouvoir de l’employeur de congédier un travailleur et instaurent divers types de mesures de protection de l’emploi telles qu’une obligation de maintenir un certain niveau d’effectifs ou des limitations au recours à la sous-traitance. Elles bonifient également la protection sociale offerte par les régimes publics, par exemple en prévoyant des régimes d’assurances invalidité. Cet élément est loin d’être anodin, car, si le Canada s’est doté d’un régime universel d’assurance-maladie, la protection publique du revenu de travail pendant une maladie se limite à 15 semaines d’indemnités chômage (à 50 % du salaire antérieur).

Encadré 2 : Le régime de rapports collectifs de travail

Au Québec, le régime général de rapports collectifs de travail est, à quelques nuances près, une réplique des régimes ayant cours dans les autres provinces canadiennes, au niveau fédéral canadien, ainsi qu’aux États-Unis. L’accès au statut de syndiqué ne découle pas d’une décision individuelle, mais du fait d’appartenir à un collectif relativement homogène de salariés d’un même établissement, dont la majorité s’est prononcée en faveur de la syndicalisation. L’accréditation syndicale est accordée au syndicat majoritaire, qui obtient dès lors le monopole^a de représentation pour le groupe visé, après qu’un organisme gouvernemental, indépendant des parties, ait pris acte de cette volonté. À l’exception notable du secteur public, des réseaux de la santé et de l’éducation, ainsi que de l’industrie de la construction, la négociation collective se déroule dans la vaste majorité des cas au niveau de l’établissement et les conditions de travail négociées s’appliquent uniquement au groupe visé par l’accréditation. C’est donc dire que le régime québécois de rapports collectifs de travail permet un accès fragmenté et inégal aux bénéfices de la syndicalisation puisque, contrairement à la situation prévalant dans plusieurs pays d’Europe continentale, les conditions négociées ne s’étendent pas, sauf exception, au-delà des frontières de l’établissement.

a. Le monopole de représentation syndicale est accordé au syndicat le plus représentatif, sur la base de deux critères : la communauté d’intérêts des travailleurs visés et le caractère majoritaire de l’adhésion ; or, les critères utilisés en jurisprudence pour établir la communauté d’intérêts – nature du travail (qualifications requises, mode d’exécution, interdépendance dans les tâches) et conditions de travail (salaires, durée, avantages divers) (Blouin, in Boivin, 2004) – supposent la relative homogénéité et la cohésion du groupe.

6Le Québec demeure aujourd’hui le territoire au taux de présence syndicale le plus élevé en Amérique du Nord : 39,3 % en 2019, contre 29,1 % dans le reste du Canada et 11,6 % aux États-Unis (Labrosse, 2020). Mais si la densité syndicale a crû de manière continue entre 1940 et 1980, elle stagne et même régresse légèrement depuis. Ce phénomène n’est pas attribuable à une baisse du nombre d’adhérents mais bien plutôt à la répartition de l’emploi, qui décline dans le secteur manufacturier, fortement syndiqué, et croît dans le secteur des services. Or dans le secteur tertiaire, la couverture syndicale est fort inégalement distribuée, entre le tertiaire public (84,2 % en 2019) et le tertiaire privé (18,1 % la même année). Parmi les sous-secteurs comptant les plus faibles taux de présence syndicale figurent les services professionnels, scientifiques et techniques, l’hébergement et la restauration, les autres services, le commerce, ainsi que la finance, les assurances et l’immobilier. Par ailleurs, sont largement laissés-pour-compte les salariés des petits établissements, les jeunes de moins de 25 ans, les salariés faiblement qualifiés et les travailleurs atypiques.

8Ces caractéristiques expliquent que l’atypie en emploi ait trouvé au Québec un terreau particulièrement fertile, si l’on prend l’Europe continentale comme point de comparaison. En 2019, la part du salariat atypique s’élevait à 22,5 % de la main-d’œuvre, et celle du travail indépendant à 13,1 %, la vaste majorité des indépendants exerçant seuls, sans employés. Si la proportion des emplois atypiques s’est stabilisée et a même légèrement régressé depuis le début des années 2000, sa composition a changé pendant la période étudiée, au profit de ses formes les plus précaires que sont l’emploi temporaire et le travail indépendant exercé en solo. Le phénomène s’étend bien au-delà des segments de main-d’œuvre (féminins, immigrants, jeunes) dans lesquels s’étaient historiquement développés les emplois atypiques. Ainsi, l’atypie en emploi touche actuellement presque autant les hommes que les femmes et elle s’insinue chez ceux qu’on avait jusqu’ici crus épargnés : les 30-54 ans, les diplômés universitaires, les salariés bénéficiant d’une couverture syndicale, les salariés du secteur public et en particulier ceux de l’enseignement (Cloutier-Villeneuve, 2014 ; D’Amours, 2019).

9En conséquence, une portion croissante de la main-d’œuvre possède un ou plusieurs attributs de la précarité : insécurité du lien d’emploi, moindre contrôle sur les conditions de travail et de rémunération, moindre couverture par les lois du travail et les régimes de protection sociale, faible rémunération (Rodgers, 1989). Au surplus, elle échappe en totalité ou en partie à la représentation collective, un droit pourtant reconnu par les conventions internationales du travail. En effet, le régime général de rapports collectifs de travail, créé en référence au salarié travaillant à temps complet, pour une durée indéterminée et pour un seul employeur, s’avère peu adapté aux relations d’emploi de courte durée, aux relations triangulaires ainsi qu’aux modalités de travail non salariées.

10Ces obstacles varient selon la catégorie de travailleurs. Les travailleurs indépendants, une catégorie de main-d’œuvre en forte croissance depuis le milieu des années 1970, ont été historiquement exclus de la possibilité de négocier collectivement leurs conditions de travail. Cette exclusion est totale au Québec, et partielle dans le Code canadien du travail et dans 7 des 10 provinces, qui assimilent l’entrepreneur dépendant à un salarié. En outre, dans de nombreux secteurs, comme le transport, la garde d’enfants à domicile ou les communications, des travailleurs juridiquement indépendants, mais en situation d’autonomie contrôlée (Appay, 1993), sont dépourvus de la possibilité de négocier collectivement face à des donneurs d’ouvrage puissants et concentrés, qui établissent les paramètres de la prestation et de sa rémunération.

11Pour les salariés qui travaillent sur des projets limités dans le temps, le problème est plutôt la courte durée des engagements, qui les prive d’un accès pérenne aux bénéfices de la syndicalisation. Même dans les entreprises syndiquées, les travailleurs temporaires sont souvent exclus de l’unité d’accréditation, au nom du fait qu’ils dérogent au critère de la communauté d’intérêts. Dans les deux cas, l’insécurité d’emploi et la crainte que leur réputation (et donc leurs embauches futures) ne souffre d’une prise de parole collective, les tiennent souvent éloignés de l’action syndicale. Pour les salariés d’agences de travail temporaire, s’ajoute le problème de l’identification de l’employeur, qui n’est pas précisé dans la loi. Pour déterminer le périmètre du groupe pour lequel elle déposera une requête en accréditation, une organisation syndicale doit en quelque sorte « deviner » qui, de l’agence de placement ou de l’entreprise utilisatrice, sera reconnue par les tribunaux comme étant l’employeur légal (Bartkiw, 2012).

12Le droit n’est pas le seul problème : de nouvelles formes de concurrence (Papinot, 2009) et de hiérarchies (Rubery et al., 2009) font obstacle à la création d’identités collectives et rendent aléatoire la possibilité même d’une action collective. Certaines de ces hiérarchies se manifestent par une relative marginalisation des salariés atypiques au sein même des milieux de travail syndiqués, qui s’exprime soit par l’exclusion complète de la couverture syndicale, soit par un moindre accès aux bénéfices procurés par celle-ci. Nous y reviendrons.

2. Le démantèlement du modèle québécois de dialogue social

13Les limites des protections accordées aux salariés ainsi que la progression de l’emploi atypique imposent de penser le système de relations professionnelles au-delà des milieux de travail. À cette fin, nous nous tournons maintenant vers les mécanismes de dialogue social et une analyse plus large du mouvement syndical comme représentant de l’ensemble du salariat auprès de l’État et du capital. Là aussi, des bouleversements importants ont eu lieu dans les dernières décennies.

14À compter des années 1980, l’application de politiques d’austérité budgétaire par des gouvernements d’allégeances diverses fut nuisible aux relations entre l’État et les syndicats, en particulier dans le secteur public. Lors du Sommet socio-économique de 1996, le gouvernement de Lucien Bouchard chercha à obtenir l’assentiment des syndicats et des autres acteurs de la société civile à son ambition de « déficit zéro » (Raymond, 2013). Cet événement constitue une étape importante du passage d’un paradigme progressiste à un paradigme conservateur du dialogue social au Québec (Hanin, 2016). Il révèle en effet le potentiel d’instrumentalisation du syndicalisme par les outils de consultation gouvernementaux à des fins d’approfondissement d’un projet politique néolibéral plutôt que social-démocrate.

15Échaudées par cette expérience, les centrales syndicales devinrent plus réticentes à l’idée de participer à ces « grands-messes » socio-économiques. La victoire libérale de 2003 consolida la tendance engagée à un démantèlement du modèle québécois de dialogue social, et par là même des particularités de son système de relations professionnelles. Alors que face aux défis posés par le capitalisme néolibéral, les syndicats prônaient un renforcement et une adaptation des cadres juridiques hérités de la Révolution tranquille (voir encadré 1), c’est l’inverse qui est mis en branle par l’État québécois. Si l’ensemble du programme de « réingénierie de l’État » mis de l’avant par le Parti libéral ne s’est pas concrétisé (Boismenu, Dufour & Saint-Martin, 2004), la réforme de l’article 45 du Code du travail, affaiblissant considérablement les protections syndicales garanties par la loi en cas de sous-traitance, est mise en place dès la première année du mandat, et ce malgré une résistance farouche des organisations syndicales (Gagnon, Avignon & Collombat, 2003).

17Une autre illustration de cette tendance se trouve dans le secteur de la santé et des services sociaux, où la quasi-totalité du personnel est syndiquée et qui représente donc un bastion important du mouvement ouvrier. À deux reprises durant les années 2000 et 2010, le gouvernement du Québec a forcé une réorganisation des unités syndicales dans ce secteur, entraînant une mise en compétition féroce entre organisations (Collombat, 2004). Bien que cette décision ait par la suite été déclarée illégale, elle a entraîné une forte division au sein du mouvement syndical, particulièrement nuisible à l’établissement d’un rapport de force dans les négociations du secteur public. Alors que l’État-employeur décide de plus en plus régulièrement d’imposer les conditions de travail de ses salariés par le biais de décrets plutôt que par la négociation (Collombat, 2006), les syndicats se montrent frileux à exercer les mandats de grève qu’ils obtiennent pourtant auprès de leurs membres, expliquant ainsi la chute marquée des pratiques de grève dans les dernières décennies au Québec (Lapointe, 2016 ; Petitclerc & Robert, 2018).

18Ces évolutions montrent à quel point les mécanismes d’inclusion du mouvement ouvrier à la prise de décision publique ne se concrétisent plus dans un rapport de force en faveur du travail. Si certains de ces outils ont été maintenus, d’autres ont été abolis, à l’image des Conseils régionaux de développement, transformés en Conférences régionales des élus où les syndicats ne disposaient plus de sièges automatiques, avant que ces instances ne soient elles-mêmes abolies. Le caractère tripartite de la gestion des enjeux de santé et sécurité du travail a bien été maintenu dans plusieurs instances suite à une réforme récente, mais il n’en est pas allé de même de la défunte Commission des lésions professionnelles, dont le successeur ne conserve pas de représentation syndicale. On ne compte par ailleurs plus de personnes issues du mouvement ouvrier au sein des administrateurs des principales sociétés d’État œuvrant au développement économique de la province.

3. Des gains qui contribuent à l’individualisation des rapports de travail

19Il serait toutefois partiel de ne décrire les dernières décennies qu’à l’aune des reculs observés par le mouvement syndical. Ces années ont également vu se mettre en place divers programmes sociaux et certaines réformes pouvant être considérées comme allant dans le sens d’une plus grande justice sociale. Ce fut notamment le cas avec la mise en place du réseau des Centres de la petite enfance, unique en son genre au Canada, qui constitue un atout indéniable pour l’accès des femmes au marché du travail. Il en est allé de même de la Loi sur l’équité salariale qui, malgré ses imperfections, a permis une revalorisation au moins partielle de la rémunération des emplois à prédominance féminine. Le Régime québécois d’assurance parentale, mis en place à partir de 2006, est également considéré comme l’un des plus progressistes et flexibles en Amérique du Nord. Ces gains sont attribuables à la forte mobilisation orchestrée par le mouvement féministe, avec l’appui des secteurs progressistes de la société québécoise, dont le mouvement syndical.

21Finalement, on ne saurait passer sous silence l’adoption, en 1975 au Québec et en 1982 au niveau fédéral, des Chartes des droits et libertés de la personne, qui sont des normes quasi constitutionnelles, donc ayant un statut prépondérant dans la hiérarchie des règles de droit. Si elles s’avèrent un outil puissant de lutte contre la discrimination, pour une grande variété de motifs, notamment dans les milieux de travail où la composition du salariat est de plus en plus diversifiée, elles renforcent une tendance à l’individualisation des relations du travail. Elles constituent en effet le cadre dans lequel s’inscrivent des interventions étatiques et des jugements des tribunaux donnant aux salariés, notamment celles et ceux issus d’une minorité, le pouvoir de contester, au nom des droits individuels, les politiques et pratiques mises en œuvre soit par l’employeur, soit par la majorité du collectif syndiqué, soit par les deux conjointement (Nadeau, 2012).

22Ces améliorations sur le plan des protections universelles, applicables à l’ensemble des personnes salariées, semblent toutefois consacrer la désarticulation progressive entre progrès social et représentation syndicale. Alors que dans la foulée de la Révolution tranquille et jusqu’au début des années 1980, la plupart des grandes victoires ouvrières se reflétaient dans un encadrement juridique plus favorable à la syndicalisation, dont on espérait à l’époque qu’elle s’étende à la vaste majorité des salariés (Arthurs, 1967), on observe aujourd’hui une dynamique contradictoire où un affaiblissement des protections légales acquises par les syndicats peut s’accompagner de mesures permettant un relèvement des conditions minimales applicables aux travailleurs, quel que soit leur statut salarial. Outre ce que ce constat dit de l’état du néo-corporatisme tel qu’il avait été pensé dans les années 1970, cet évitement progressif des corps intermédiaires, également observé dans d’autres domaines, montre à quel point le projet de l’État néo-libéral ne touche pas uniquement la répartition de la richesse, mais également les mécanismes de représentation à la base des compromis socio-économiques caractéristiques des Trente glorieuses. Dans le contexte des sociétés libérales nord-américaines, cet effritement de la représentation syndicale va dans le sens d’une atomisation de la classe ouvrière et d’une volonté d’individualisation des relations du travail. Ces logiques présentent une compatibilité particulièrement féconde avec un populisme conservateur dont le « rapport direct au peuple » se fait au détriment de la représentation collective et pose donc des défis inédits au mouvement syndical (Thomas & Tufts, 2016).

4. Le syndicalisme au défi de ses contradictions

23Le regard posé sur l’évolution sociale et économique du Québec dans les 25 dernières années indique donc que le mouvement syndical aurait perdu de sa centralité, tant au sein de l’univers des mouvements sociaux que plus largement dans les mécanismes de gouvernance de la société québécoise. Force est en effet de constater que d’autres secteurs de la société civile semblent avoir connu plus de succès. Les multiples avancées légales touchant directement ou indirectement la condition féminine sont largement le fait des mobilisations des groupes de femmes. Les enjeux environnementaux, qui ont été à l’avant-scène du débat politique à plusieurs reprises récemment, ont également entraîné des mobilisations populaires de grande ampleur, avec un certain succès. Difficile d’ignorer également le vaste mouvement étudiant de 2012, qui a réussi à transformer une revendication au départ assez étroite et ciblée (l’opposition à une augmentation des droits de scolarité universitaires) en l’un des plus importants mouvements sociaux de l’histoire moderne du Québec, grâce à un recadrage du débat public autour de la notion d’éducation comme bien public, mais aussi en ralliant divers secteurs de la société s’opposant au régime libéral de Jean Charest (Frappier, Poulin & Rioux, 2012).

24C’est cette capacité à connecter intérêts particuliers et intérêt général qui semble avoir fait défaut au mouvement syndical dans les dernières décennies. À ce titre, l’exemple de la mobilisation contre l’assouplissement des dispositions du Code du travail touchant à la sous-traitance, en 2003, est particulièrement parlant. Les centrales avaient alors réussi non seulement à motiver leurs troupes, mais aussi à mettre de l’avant des initiatives innovantes et sortant de leur répertoire d’action traditionnel. Les détails de la Journée nationale de perturbation organisée le 11 décembre 2003 n’avaient pas été communiqués aux médias (Collombat, 2004). Le jour même, la mobilisation prit la forme d’un arrêt de travail quasi généralisé, avec manifestations, occupations et blocages spontanés dans de nombreux points névralgiques de l’économie québécoise. Par la suite, des discussions avaient même été entamées entre les centrales afin d’étudier la possibilité d’une « grève sociale », c’est-à-dire commune à l’ensemble des milieux de travail et portant sur des enjeux d’ordre politique, pratique formellement interdite par la plupart des lois du travail en Amérique du Nord. Suite au retrait de la principale centrale, le projet ne vit jamais le jour. Mais au-delà des considérations tactiques, le mouvement syndical ne réussit pas à dépasser ses propres rangs afin de faire de cet enjeu apparemment technique un véritable débat de société sur les nouvelles formes du capitalisme et leurs impacts sur les conditions de travail.

25Le syndicalisme soutient certes plusieurs des mouvements sociaux cités précédemment et ayant connu des succès au cours des dernières décennies. Il est dans bien des cas un allié des organisations féministes, des associations étudiantes, ou des groupes environnementalistes. On apprécie l’appui financier et matériel qu’il est souvent en mesure de donner, l’expérience de son personnel quand vient le temps de la mobilisation ou encore les appuis politiques qu’il est capable de générer. Mais on est loin du « mouvement social central » identifié un temps par Touraine et autour duquel s’articuleraient la plupart des luttes sociales compte tenu de son positionnement unique au cœur du modèle de production. Il convient toutefois d’aborder avec précaution une conception du syndicalisme comme outil principal d’émancipation de la classe ouvrière et de dépassement du capitalisme (Gagnon, 2003). Cette approche parfois plus militante que scientifique peut conduire à négliger les contradictions intrinsèques des organisations syndicales, du fait de la complexité de leurs logiques d’action collective et de la dialectique d’inclusion et d’exclusion qu’elles sous-tendent (Offe & Wiesenthal, 1980). L’idée n’est en aucun cas de rétrécir le champ de l’action syndicale ou de le réduire à sa plus simple expression d’agent négociateur ou d’acteur économique, mais bien de prendre la mesure des dimensions profondément politiques de ses activités et de les analyser comme telles, à l’aune des rapports de force et des contraintes du système capitaliste.

26Cette approche invite notamment à faire une distinction entre syndicalisme et mouvement ouvrier, pour rappeler que ce dernier comprend bien plus que les organisations syndicales. On parle ici en particulier des partis politiques qui, sous des formes variées, ont constitué des alliés importants du syndicalisme dans son travail de représentation politique. Au Québec, depuis les années 1970, ce véhicule a essentiellement été le Parti québécois, qui combinait un engagement pour la souveraineté du Québec à un programme ouvertement social-démocrate. Le fait que ce parti ait connu un recentrage politique important depuis la fin des années 1990, et ait depuis été progressivement marginalisé sur la scène politique et parlementaire, a des impacts importants sur la capacité d’action politique des syndicats qui doivent repenser leur rapport à la sphère partisane. Les alliances, ponctuelles ou plus formalisées, avec d’autres mouvements sociaux, semblent constituer une voie d’avenir plus prometteuse qu’une sempiternelle interrogation sur les liens aux partis politiques.

27Un autre exemple de ces contradictions nous est fourni par la relative marginalisation des salariés atypiques au sein du collectif syndiqué. C’est qu’en effet certains syndicats, avec des nuances importantes entre les secteurs et au fil du temps, ont répondu aux demandes de concessions patronales des années 1980 en se ralliant à un compromis selon lequel leurs membres réguliers conserveraient leurs conditions ou subiraient de moindres reculs, en faisant porter le poids de l’ajustement aux futurs embauchés (disparités selon la date d’embauche, aussi appelées « clauses orphelin ») ou aux salariés dotés de statuts d’emploi atypiques. Ces disparités sont encore bien présentes (Laroche et al., 2019 ; Gagné & Dupuis, 2016). Les principales disparités de traitement selon le statut d’emploi concernent au premier chef le calcul ou l’application de l’ancienneté qui, en Amérique du Nord, est un principe clé pour l’attribution des postes, des horaires de travail et d’un grand nombre d’autres avantages prévus à la convention collective. Elles portent aussi parfois sur le salaire et l’accès à la procédure de grief, et régulièrement sur l’accès aux congés payés, ainsi qu’aux régimes d’assurances collectives et de retraite (Bernier, 2007).

29Alors que dans les années 1970, l’amélioration des conditions de travail et d’emploi, même chez les non syndiqués, était attribuable à l’action du mouvement syndical, le repli sur un syndicalisme que Lapointe (2016) qualifie d’exclusif, permet à l’État de se poser en défenseur de travailleurs les plus vulnérables. Il adopte ainsi des modifications législatives prohibant certaines disparités de traitement selon la date d’embauche ou selon le statut d’emploi, alors même qu’il refuse de procéder à toute adaptation du Code du travail qui permettrait à ces mêmes travailleurs vulnérables d’accéder à la syndicalisation et, en conséquence, à la possibilité de participer à définir collectivement leurs conditions de travail et d’emploi.

30Les pistes permettant d’adapter le droit à la représentation collective aux formes contemporaines de relations d’emploi sont pourtant bien connues et depuis longtemps revendiquées. Elles concernent au premier chef l’élargissement de la définition du travailleur ayant accès à la représentation collective aux fins de la négociation des conditions de travail, pour inclure, au-delà de la dichotomie entre travail salarié et travail indépendant, toutes les personnes qui dépendent économiquement de la vente de leur force de travail (Fudge et al., 2002 ; Vallée, 2005). Elles pourraient impliquer la mise en présence, lors de cette négociation, des représentants des travailleurs et toutes les entités qui exercent un contrôle sur le travail, qu’elles soient employeuses légales, donneuses d’ouvrage ou firme pivot dont les exigences sont répercutées dans les conditions de travail des salariés des sous-traitants. Des mécanismes sectoriels pourraient également permettre de contourner l’obstacle à la syndicalisation de petites unités, une par une. En effet, le secteur apparaît comme un niveau pertinent d’intervention pour répondre aux intérêts de travailleurs vulnérables, fortement concentrés dans certains secteurs d’activité caractérisés par des relations asymétriques entre donneurs d’ouvrage et sous-traitants, ainsi qu’à ceux de travailleurs formellement indépendants, mais en situation d’autonomie contrôlée face à un nombre limité de donneurs d’ouvrage. Cela pourrait conduire à remettre en question des piliers du régime de rapports collectifs de travail en Amérique du Nord, comme le monopole de représentation syndical. Certains font valoir en effet que l’obligation de recueillir la majorité des voix pour obtenir le droit de représentation et de négociation collective constitue un obstacle additionnel pour la représentation des travailleurs atypiques.

31L’un des défis pour le mouvement syndical demeure sans aucun doute de prendre en compte les identités qui ont été « vassalisées » ou, en d’autres termes, de revoir ses propres hiérarchies internes (Dufour & Hege 2005), notamment par l’inclusion des salariés atypiques dans les unités d’accréditation et la réduction des disparités de traitement entre divers segments de la main-d’œuvre, mais également, pour reprendre les mots de ces mêmes auteurs, « d’aller chercher dans des endroits où ils sont absents des salariés qui présentent des caractéristiques sociales éloignées de celles de la majorité de leurs mandants » (Dufour & Hege, 2005, 20). Cela ne saurait se réaliser sans une modernisation du cadre institutionnel d’accès à la syndicalisation, que le mouvement syndical est un acteur de premier plan pour réclamer, en coalition avec d’autres acteurs.

Conclusion

32Ainsi, au Québec, alors que l’amélioration des conditions de travail et d’emploi émanait de la syndicalisation, elle provient aujourd’hui des bonifications aux lois d’ordre public, qui établissent par définition des conditions plancher. Il s’agit là d’un renversement de tendance puisqu’en Amérique du Nord, le caractère protecteur du salariat passait traditionnellement davantage par l’autonomie collective (permise par la forte syndicalisation) plutôt que par une réglementation publique sophistiquée.

34Il est donc d’autant plus préoccupant de voir l’acteur syndical contourné ou affaibli, tant dans son rôle de négociateur dans les milieux de travail que dans sa place historiquement acquise d’interlocuteur privilégié du gouvernement. L’hybridité qui caractérisait jusqu’à présent le modèle de dialogue social adopté par le Québec semble s’effacer au profit d’un pluralisme caractéristique des configurations de l’action publique en Amérique du Nord. Ces changements ne semblent pas pour l’instant compensés par une meilleure intégration des syndicats aux autres mouvements sociaux. On constate au contraire des divisions entre main-d’œuvre syndiquée et travailleurs précaires, souvent non syndiqués, comme l’ont encore illustré récemment les difficultés à obtenir une large adhésion autour de la lutte pour l’augmentation du salaire minimum à 15 $ de l’heure (Soussi & Thibault-Leblanc, 2021).

35Les transformations du système de relations professionnelles touchent donc bien au-delà des acteurs immédiats de la négociation collective. Ils reflètent des visions de société divergentes et s’inscrivent dans les évolutions non seulement économiques, mais aussi politiques, comme l’atteste la convergence récente des projets néolibéraux et du populisme conservateur. À terme, ces changements ne manqueront pas d’interroger les cadres d’analyse développés traditionnellement pour observer les relations du travail, et appelleront notamment à des rapprochements nécessaires entre relations industrielles, science politique et sociologie du travail, de l’emploi et du syndicalisme.

36Au final, le cas du Québec est porteur d’enseignements quant à l’impact des transformations du capitalisme sur les systèmes de relations professionnelles. Les changements dont nous avons ici présenté le bilan vont clairement dans le sens des intérêts des employeurs. Les quelques progrès faits en matière de normes publiques universelles ne compensent pas le recul de la négociation collective et la marginalisation du rôle politique du syndicalisme. Elles n’ouvrent pas non plus à une conception forte de la citoyenneté industrielle. Dans le contexte du Québec, celle-ci n’est en effet permise que par l’action syndicale, en l’absence de tout autre mécanisme de représentation dans les milieux de travail, comme les comités d’entreprise. Loin d’idéaliser un modèle social-démocrate qui a aussi montré ses limites, notre contribution permet une mise en perspective de ces transformations et souligne la complexité de l’articulation entre action collective, relations professionnelles et rapport au politique.