1La production cinématographique et audiovisuelle en France se caractérise de longue date par une organisation par projets dans la réalisation de films et de documentaires. Pourtant, cela n’est pas toujours allé de soi. Aux origines de l’industrie du cinéma comme de la télévision, on trouve en effet de grandes compagnies intégrées verticalement – Pathé et Gaumont dans le premier cas (Le Forestier, 2006), l’Office de radiotélévision française (ORTF) dans le second (Bourdon, 1990). Celles-ci n’ont connu une externalisation de leurs activités de production que dans un second temps, à la fin des années 1910 et 1970 respectivement : un essaim de sociétés de taille modeste le plus souvent sont alors amenées à conduire les travaux effectués par des collectifs de travail éphémères et hétérogènes, rassemblant réalisateur, opérateurs, décorateurs, comédiens, etc. (Rot, 2019). Que la destination du produit soit la salle obscure ou le petit écran (ou bientôt un terminal applicatif), la production s’inscrit toujours dans une logique prototypale, chaque projet esthétique mobilisant différemment moyens humains, techniques et financiers pour sa réalisation.
- 1 L’extension désigne une procédure par laquelle le ministère du Travail rend les dispositions d’une (...)
2Ces dernières décennies, cette logique prototypale s’est adossée de plus en plus fermement à la branche d’activité (Saglio, 1991), audiovisuel d’une part, cinéma de l’autre. À travers l’extension de nouvelles conventions collectives1, entre 2007 et 2015, la branche a acquis un rôle prédominant dans la définition des conditions d’emploi et de salaires d’équipes salariées embauchées au projet. Or ce primat de la branche prend le contre-pied d’une évolution juridique faisant de l’entreprise le lieu central d’énonciation du droit, afin de l’adapter en continu aux aléas qualitatifs et quantitatifs de la demande (Willemez, 2017). Si ce paradoxe s’explique au moins en partie par l’absence d’institutions représentatives du personnel dans l’écrasante majorité des entreprises, il mène à interroger la relation entre une activité productive éminemment fluide et la fixation de repères juridiques transverses (Jeammaud, 1990), réputés porteurs de rigidités par les réformateurs du Code du travail.
- 2 Cet article traitera plus marginalement des émissions de télévision, dites de flux, relevant d’une (...)
3À cette fin, nous proposons de restituer le processus d’affirmation de ces deux branches singulières et interdépendantes, prolongeant une approche comparative (Jobert, 2003) ou monographique (Denis, 2008) de la vitalité des branches d’activité en France. Compte tenu de la fragmentation du secteur étudié en une multitude d’unités productives, traversées par des intérêts contrastés, il s’agit d’analyser la manière dont les acteurs des relations professionnelles – les organisations syndicales et leurs mandants ainsi que l’État – ont investi ce niveau de négociation, le cadrage (Goffman, 1991) de l’activité qui en est issu et les raisons de sa stabilité. Cette interrogation concerne particulièrement la situation faite aux équipes techniques de fiction et de documentaire2, c’est-à-dire des réalisateurs, opérateurs, décorateurs, etc., du fait d’un ancrage plus ferme dans l’emploi que la population des comédiens, plus volatile et davantage tournée vers l’assurance chômage (Grégoire, 2009).
4Notre analyse se déploie en trois temps. Nous l’entamerons par un portrait des relations professionnelles sectorielles à la fin des années 1970, voyant l’émergence d’un marché du travail de la production audiovisuelle. Dans ce secteur dynamique, la normalisation des conditions d’emploi et de salaire va dès lors se constituer en enjeu crucial pour les salarié.es, interrogeant par contre-coup une profession du cinéma très structurée. Sur cette base, nous pourrons rendre compte d’une dynamique croisée de négociations, qui s’engage à la fin des années 1990, menant à structurer ces activités autour de nouvelles conventions collectives. Au-delà du moment fort constitué par ces négociations, une troisième partie nous permettra d’interroger la façon dont les situations de travail contemporaines mettent à l’épreuve les cadres négociés.
Méthodologie
Cet article s’appuie sur une thèse de sociologie (Zarka, 2019) et plus secondairement sur un post-doctorata, portant sur le travail salarié et les relations professionnelles dans le cinéma et l’audiovisuel.
La première partie, plus historique, repose sur des archives syndicales mises à notre disposition par la Fédération CGT du spectacle et de l’action culturelle ; et sur les comptes rendus institutionnels de négociation du ministère de la Culture et de la Communication, déposés aux archives nationales. En complément, nous nous appuyons sur quatre entretiens menés en 2014 et 2015 avec des représentant.es syndicaux acteur.rices ou témoins des faits relatés.
La deuxième partie, revenant sur la dynamique de négociation collective engagée dans les années 1990, repose essentiellement sur un matériau d’entretiens, réalisés avec des représentant.es des syndicats d’employeurs (n = 3) et de salarié.es (n = 4), croisé avec la documentation syndicale contemporaine de la négociation (accessible en ligne).
Enfin, la troisième partie s’appuie sur le suivi de plusieurs mobilisations collectives, à travers l’observation de neuf séances de négociation en commission mixte paritaire (CMP) du cinéma entre décembre 2014 à mai 2015 dans les locaux de la Direction générale du travail à Paris ; mais aussi sur notre présence directe lors de mouvements collectifs ultérieurs, complétée du recours à la documentation professionnelle et syndicale produite à ces occasions.
a. « La bureaucratie des légendes », postdoctorat EHESS, 2020-2021.
5La désintégration de l’ORTF en 1975 précipite l’élargissement du marché du travail d’équipes de production audiovisuelle embauchées au projet, ne bénéficiant ni des protections légales des techniciens permanents du service public, ni de celles conférées par une profession cinématographique très structurée. La mise en cause des périmètres professionnels établis aboutit à fixer la négociation au niveau de deux branches distinctes, le cinéma et l’audiovisuel.
- 4 La dissolution de l’ORTF concrétise des velléités de libéralisation qui s’expriment dans les débat (...)
6L’ORTF vaste entreprise publique, assurant la production et la diffusion de programmes radiophoniques et télévisés, est dissoute en 19754. À cette occasion, les chaînes de diffusion sont séparées de la production de programmes, dorénavant assurée par la Société française de production (SFP), à laquelle s’ajoutent de façon plus secondaire l’Institut national audiovisuel et quelques prestataires privés. C’est l’acte de naissance d’un secteur de la production audiovisuelle, en charge de produire des films, documentaires et émissions à destination de la télévision. L’établissement principal de la SFP se trouve alors aux studios des Buttes-Chaumont à Paris et rassemble 3 000 salarié.es permanent.es, dont 700 ouvrier.es (à l’éclairage, à la construction, etc.) et 480 technicien.nes (à la prise de vue, au son, etc.) pour les tournages (Feigelson, 2011, 175). Elle hérite d’une implantation syndicale solide de la CGT.
7Dans cette situation nouvelle, l’emploi de personnel dit « occasionnel » pour la production, antérieurement doté d’une fonction d’appoint, va à son corps défendant changer de sens pour devenir la norme d’engagement d’un volant de main-d’œuvre, dont l’effectif ne cesse d’augmenter. Rannou (1989) donne le chiffre de 3 200 technicien.nes intermittent.es dans la production audiovisuelle en 1975, pour 10 200 en 1983, un accroissement parallèle à celui du nombre sociétés privées (Brigaut-Robert, 2011). Celles-ci adoptent un fonctionnement semblable à celui du cinéma en constituant leurs équipes techniques et artistiques au projet.
- 5 Les raisons de cette absence d’extension restent floues faute de source. Des durées de travail exo (...)
8Or cet élargissement du marché du travail audiovisuel interroge les normes sociales applicables. En effet, ces équipes se situent à la frontière entre deux mondes restés jusque-là relativement étanches : d’une part, le personnel permanent de la SFP, d’autre part, les équipes de production pour le cinéma. Aussi ne disposent-elles des protections légales ni des uns ni des autres. D’un côté, pour le syndicat CGT de la SFP, les occasionnel.les font figure de repoussoirs, face auxquel.les il vise à préserver les avantages des permanents, hérités de l’ORTF. De l’autre côté, les salarié.es du cinéma relèvent d’une logique professionnelle (Hughes, 1996), qui conditionne l’emploi à la possession d’une carte d’identité professionnelle, associée à une convention collective qui ne s’applique depuis 1950 qu’aux sociétés membres du syndicat patronal signataire – que nous appellerons Chambre patronale historique –, du fait de n’avoir jamais été étendue5. Dans ces conditions, les prestataires audiovisuels privés exercent dans le vide conventionnel.
- 6 Cette ouverture se vérifie lorsque ce syndicat ajoute la lettre « t » à son sigle en 1969, devenan (...)
- 7 AN, 19920053/13, SNTPCT, tract du 12 mai 1980.
9Certes, le syndicat CGT des technicien.nes du cinéma (qui diffère de celui de la SFP), hégémonique depuis la Libération (Perron, 2001), s’est ouvert à la fin des années 1960 aux occasionnel.les de la télévision, alors en nombre réduit6. Mais c’est seulement à travers la mobilisation de ces dernier.es, typique de l’affirmation d’un groupe professionnel par la lutte (Demazière & Gadéa, 2009), que la prédominance du cinéma est interrogée. Cette capacité d’action se manifeste à travers une grève victorieuse en 1980 contre l’introduction du contrat d’intérim à la SFP7. Les salarié.es mobilisé.es entendent dès lors transformer l’essai : au sein de la CGT du cinéma, ielles promeuvent l’extension de la convention collective du cinéma à l’audiovisuel, c’est-à-dire son application obligatoire par arrêté du ministère du Travail. L’enjeu principal est de constituer en référence commune la grille de classification, appariant une liste d’une trentaine d’emplois (opérateur, décorateur, etc.) à un salaire minimum.
10Cette revendication se confronte toutefois à l’opposition résolue de la direction syndicale, tenue par des technicien.nes de long métrage, en particulier les chefs opérateurs. Cette direction se pose en garante d’une communauté professionnelle fermée, dotée de métiers prestigieux et de rémunérations attractives (Segrestin, 1985). Elle considère qu’une différence de nature existe entre cinéma et télévision, et plus encore entre fiction et flux (émissions de télévision), appelant de ce fait des accords séparés. Cette polarité escamote au passage le cas du documentaire, parent pauvre parmi ces activités. À cet égard, il n’est pas anodin qu’au cœur de la revendication d’extension se trouve une monteuse de documentaire audiovisuel, c’est-à-dire issue d’un segment (Strauss, 1992) de main-d’œuvre dominé à plusieurs titres : par le cinéma, par la fiction et par la prédominance masculine des opérateurs face au montage, plus féminin.
- 8 Fédération nationale du spectacle et de l’action culturelle, Rapport de la Commission d’informatio (...)
- 9 FNSAC, Résolution de la Commission exécutive, 23 novembre 1981.
- 10 AN, 19920053/13, SNTPCT, « Mise au point », 28 octobre 1981, p. 2.
- 11 AN, 19920053/13, Tribunal de grande instance de Paris, 1re Chambre, 1re section, Jugement rendu le (...)
11S’ouvre un conflit syndical interne extrêmement vif qui dure toute l’année 1981. La Fédération du spectacle, à laquelle est affilié le syndicat du cinéma, est amenée à prendre parti. À l’issue d’une enquête interne, elle prend acte des « manquements à la démocratie syndicale dans le secteur de l’audio-visuel » de la part de la direction syndicale du cinéma8. Finalement, après avoir contesté le résultat d’un vote des adhérents du syndicat l’ayant mise en minorité9, cette direction est exclue de la Fédération. Pour cette raison, elle fonde fin 1981 une nouvelle organisation, purement professionnelle, avec une partie des syndiqué.es représentant le cinéma « installé », leurs équipes d’ouvrier.es et une fraction de technicien.nes de fiction télévisée agrégée à ce groupe. Revendiquant 800 membres à sa création10, cette organisation conserve le nom original de Syndicat national des techniciens et professionnels du cinéma et de la télévision à l’issue d’une procédure judiciaire11. Les adhérent.es resté.es à la CGT voit donc leur propre organisation affaiblie, qu’ils renomment Syndicat national des réalisateurs et techniciens.
12Cette dualisation syndicale intervient aux prémices de l’expansion du secteur audiovisuel dans les années 1980. Soutenue par une politique volontariste (Polo, 2003), cette période est marquée par la naissance de plusieurs chaînes privées (en clair ou cryptée), mais aussi par la construction d’une interdépendance des marchés du cinéma et de l’audiovisuel, régulée selon les cas par le Centre national de la Cinématographie (CNC) ou le Conseil supérieur de l’audiovisuel. Au début des années 1990, la doctrine de l’« exception culturelle » parachève cet édifice, en soustrayant les biens cinématographiques et audiovisuels des règles libérales de marché (Depétris, 2008).
13En parallèle, la circulation de la main-d’œuvre dans les deux mondes, cinéma et audiovisuel, prend de l’ampleur. Si des réseaux de cooptation différenciés et des phénomènes d’assignation professionnelle limitent partiellement ce phénomène, il croît avec le temps, quitte à banaliser le contournement de la carte d’identité professionnelle du cinéma (Rannou, 1992). Cette unification tendancielle du marché du travail se renforce à la même époque à travers les modalités d’assurance chômage propres aux intermittent.es du spectacle (Grégoire, 2009).
- 12 AN, 19920053/15, Compte rendu de réunion de la sous-commission des conventions collectives, 19 mar (...)
- 13 La trajectoire de la SFP sera tumultueuse, dépendant des orientations qu’entend lui donner le pouv (...)
14Pourtant, sur le plan de l’activité productive, les deux espaces restent distincts : à l’issue de la rupture syndicale, deux commissions mixtes paritaires ont été créées par le ministère des Affaires sociales, en raison de « conditions économiques de fonctionnement12 » différenciées : d’un côté, le cinéma se caractérise par une logique de création portée par de multiples financeurs ; d’un autre côté, l’audiovisuel privé est dominé par une logique de commande pilotée par les chaînes. Dans les deux cas toutefois, coexistent des projets de type et de taille hétérogène – allant de l’équipe réduite de documentaire ou de flux aux centaines de salarié.es mobilisé.es sur certaines grosses productions de fiction. La SFP conserve de son côté une logique économique et conventionnelle séparée13. Toutefois, cette irruption de l’État ne se démentira plus par la suite.
- 14 Il s’agit de l’USPA. Elle est accompagnée du syndicat des producteurs d’émissions de flux.
15Le collège patronal diffère dans chaque commission. Dans le cinéma, la Chambre patronale historique conserve son hégémonie, malgré l’apparition d’une poignée d’organisations minoritaires. Son alter ego dans l’audiovisuel monte en puissance : l’Union syndicale des producteurs audiovisuels14 passe d’une trentaine d’adhérents à une centaine entre 1980 et 1990, dominant là encore d’autres organisations plus réduites. Ceci traduit l’essor de la fiction audiovisuelle privée, conséquence de l’augmentation du nombre d’heures diffusées (Brigaud-Robert, 2011, 97).
16Côté salarié en revanche, les mêmes organisations siègent dans les deux commissions. Le syndicat professionnel des technicien.nes conserve une forte légitimité associée à l’élite de la profession. A contrario, la CGT est représentée par plusieurs organisations catégorielles : comédien.nes, réalisateur.rices issus d’un syndicat de l’ORTF, technicien.nes et ouvrier.es resté.es après le conflit de 1981. Elle est dotée d’une réputation plus « ouvrière ». Un syndicat CFDT est aussi présent, représentant principalement le personnel permanent des sociétés de production.
- 15 AN, 19920053/15, FTILAC-CFDT, Note pour les membres de la commission exécutive fédérale, le 28 fév (...)
- 16 AN, 19920053/13, SNTPCT, Memorandum remis à Monsieur le Ministre de la Culture le 15 juillet 1981.
17En l’absence de norme officielle, la convention du cinéma servira longtemps de référence tacite pour les salaires de la fiction audiovisuelle privée, signalant la parenté de ces activités malgré la distinction en deux branches. En périphérie de la fiction en revanche, le documentaire audiovisuel et le flux font figure de « jungle totale15 » du fait d’accords locaux désuets. Cela pousse la CGT à poursuivre les débats relatifs aux droits sociaux dans l’audiovisuel. Mais elle se heurte à des employeurs réticents à fixer des normes et confortés en cela par le syndicat professionnel, aux yeux duquel le statu quo préserve le primat symbolique et économique du cinéma16. Dans ces conditions, la négociation piétine plusieurs années durant.
18Il faut attendre 1999 pour qu’un questionnement s’engage résolument sur la capacité de la branche audiovisuelle d’abord, cinématographique ensuite, à fournir des cadres juridiques à des configurations de projets variées. Les débats qui s’ensuivent mettent au jour les intérêts contrastés portés par des acteurs patronaux et syndicaux très fragmentés.
| Les principales organisations dans les branches cinéma et audiovisuel à partir de 1999 |
Collège employeurs audiovisuel
SPECT (flux)
SPI (petits producteurs fiction et docu.)
USPA (syndicat dominant fiction et docu.)
Collège employeurs cinéma
API (grands groupes)
Chambre patronale historique (sociétés variées)
SPI (petits producteurs) |
Collège salariés audiovisuel et cinéma
CGT (syndicats catégoriels présents parmi les intermittent.es)
CFDT (permanent.es)
SNTPCT (syndicat professionnel présent parmi les intermittent.es) |
19En 1999, la négociation d’une convention collective spécifique à la production audiovisuelle privée connaît une accélération, liée à la modification du mode de calcul de l’indemnité chômage des technicien.nes intermittent.tes par l’Unédic (organisme de gestion de l’assurance chômage). Alors que les minima conventionnels du cinéma servaient jusque-là de référence, dorénavant, cette indemnité est liée aux salaires réellement perçus. Ce changement traduit la volonté de l’Unédic de ne pas intervenir dans la fixation des classifications (Grégoire, 2009, 436). Or cela occasionne un choc de revenus pour « ceux qui sont déjà mal payés », comme nous l’indique un chef opérateur témoin des faits, devenu entre-temps secrétaire général de la Fédération du spectacle CGT (entretien en 2015). Cela donne un nouvel élan à la négociation d’une grille de salaire dans l’audiovisuel.
20Or la proposition patronale est jugée inacceptable : « Ils disent, “nous la grille de salaire qu’on veut pour l’audiovisuel, c’est ça : on prend la grille de salaire du cinéma, on divise par deux” » (secrétaire général Fédération du spectacle). En effet, cette proposition correspond à ce que peuvent payer des productions à budget plus réduit (documentaire, flux), certains salaires de bas de grille se retrouvant avec un taux horaire inférieur au SMIC de l’époque, même si les producteurs de fiction considèrent pouvoir payer des salaires plus élevés. Pour cette raison, « entre l’été et la fin de l’année, on informe la profession très largement », ce qui permettra de faire émerger de la base une grève unitaire d’une semaine sur les tournages de fiction à partir du 6 décembre 1999. Les employeurs sont contraints d’élaborer un nouvel accord, qui inclut cette fois un dispositif original de mise en adéquation des salaires aux budgets des projets. Cet accord, signé par la CGT et la CFDT, fera l’objet d’une extension en 2000, puis sera complété d’un accord sur le temps de travail en 2001, base d’une convention collective complète signée le 13 décembre 2006 et étendue le 24 juillet 2007.
- 17 La « fiction lourde » est caractérisée par un niveau de dépenses éligibles au crédit d’impôt a (...)
- 18 Accord du 2 juillet 2008 relatif aux salaires.
21Dès son préambule, cette convention indique que chaque programme constitue un « prototype », dont les « caractéristiques varient sensiblement ». La grille de classification va modéliser cette disparité, en dédoublant les salaires pour une quarantaine d’emplois : en cas de « fiction lourde », caractérisée par « l’importance des moyens employés17 », l’emploi visé est dit « spécialisé » et un niveau de salaire élevé s’applique, proche des salaires du cinéma ; en revanche, les mêmes fonctions lorsqu’elles ne sont pas dites spécialisées voient ce salaire réduit de 25 à 40 %. Ainsi le cadreur spécialisé touche 1 285 euros pour 35 heures, contre 994 pour le non spécialisé ; le dessinateur en décor 965 euros dans un cas, 727 dans l’autre18. Cette différenciation vise à doter d’une couverture conventionnelle tout type de production, les salaires minorés pouvant concerner par exemple les documentaires et le flux. Des horaires de travail pouvant varier de 46 à 60 heures hebdomadaires (sur autorisation de la Direction départementale du Travail) complètent cette souplesse de disposition.
22L’extension de cette convention collective donne ainsi un aboutissement à l’ancienne revendication de la CGT visant la réglementation des salaires de l’audiovisuel. En revanche, le syndicat professionnel a refusé de signer. Cherchant ultimement à différencier les conventions par genre – fiction versus flux –, il argue que la convention audiovisuelle porte atteinte au principe « à travail égal, salaire égal ». Pour cette raison, il saisit le Conseil d’État en 2002, qui casse, après une longue procédure, le mécanisme de détermination des salaires en 2014. Mais c’est une victoire à la Pyrrhus, puisque la référence à l’un ou l’autre barème (spécialisé ou non spécialisé) n’est plus cadrée juridiquement : les sociétés de production sont dorénavant libres de se référer à l’un ou l’autre, même si l’usage permet de limiter l’arbitraire.
23La négociation dans la branche du cinéma intervient dans un second temps. En 2005, les employeurs cèdent à l’injonction du ministère du Travail, qui souhaite voir l’extension de conventions collectives dans les secteurs employant des intermittent.es du spectacle, afin de normaliser les conditions d’emploi et limiter le recours abusif au CDD d’usage pour les intermittents du spectacle. L’acceptation des employeurs traduit leur dépendance face à l’État, qui les fait bénéficier d’un vaste ensemble d’aides financières. La négociation dans l’audiovisuel constitue à cet égard un précédent, dont le cinéma reproduit les étapes mutatis mutandis : à nouveau, un conflit sur les salaires éclate, lié à la variété des budgets de film.
- 19 Le 1er assistant réalisateur est en charge des études préalables au film, établit le plan de trava (...)
24À l’époque, en effet, une production annuelle d’environ 200 films d’investissement majoritairement français se polarise entre une poignée de grosses productions (plus de sept millions d’euros) et un vaste ensemble de films peu financés (moins de quatre millions) (Bonnell, 2013, 21). Cette fracture, au sein de laquelle les budgets intermédiaires peinent à subsister, est liée pour l’essentiel à la politique d’investissement des chaînes de télévision, qui se concentre sur un nombre limité de titres. Les salaires sont alors payés suivant la convention de 1950 réévaluée. En revanche, pour les nombreux projets portés par de jeunes sociétés, non engagées par la convention car non membres de la Chambre patronale signataire (rappelons que cette convention n’est pas étendue), le barème de salaires se présente comme un plafond pour « ensuite provoquer une décote » (représentant des employeurs, 2014). « Les gens sont payés à -20 % du salaire nominatif », voire en deçà, niveau « auquel ils sont habitués » (1er assistant réalisateur19, 2015). Le régime de salaire du cinéma est donc clivé, les conditions de rémunération sur de nombreux films étant livrées aux relations asymétriques entre producteur et salarié.
25Sur la scène patronale, les entreprises se distribuent dans trois principales organisations, reflétant les budgets des films qu’elles ont l’habitude de produire : les grands groupes (comme UGC et Gaumont) se distinguent de la Chambre patronale historique rassemblant des sociétés de taille variée, tandis qu’un troisième groupement rassemble une nuée de petites sociétés (Verdalle, 2021). Côté salarié, le syndicat professionnel, fidèle à sa ligne corporatiste, privilégie les technicien.nes des films à gros budget, tandis la CGT et la CFDT sont plus attentives à la couverture de tous les cas de films. Cette hétérogénéité implique que les lignes de clivage ne passent pas seulement entre les deux collèges, mais aussi en leur sein.
26Au début des années 2010, à l’issue d’un long travail de mise à jour d’une liste d’une centaine d’emplois (intégrant les ouvriers relevant autrefois d’accords séparés, mais aussi des évolutions techniques, etc.), le débat se cristallise autour de deux conceptions de l’équipe : s’agit-il d’un collectif de travail dont la compétence appelle une juste reconnaissance économique ou d’une masse salariale pesant sur la faisabilité des films fragiles ? Une difficile négociation s’engage alors, avec l’aide d’un inspecteur du travail, d’un médiateur mandaté par l’État et en présence d’un représentant du CNC.
27Un projet d’accord est posé sur la table à la fin de l’année 2011 par les grands groupes côté patronal et le syndicat professionnel, rallié par la CGT, côté salarié.es. Ce texte vise à abréger la négociation. À cette fin, il prend en compte la situation de projets créatifs contrastés par deux moyens principaux. L’organisation des durées de travail est rendue très souple, par la possibilité de distribuer librement les horaires dans la limite quotidienne de 13 heures. Ensuite, les rémunérations sont soumises à un régime qui rappelle celui de l’audiovisuel : les niveaux de salaire de 1950 sont préservés pour les films à moyen ou gros budget, tandis qu’un « dispositif des films de la diversité » accessible aux projets à faible budget permet d’y déroger. L’équipe technique est ainsi susceptible d’être affectée par une baisse du salaire de base s’échelonnant de 6 à 50 % pour les niveaux les plus élevés. En contrepartie, elle obtient une participation aux recettes nettes du producteur en cas de succès commercial – au demeurant très improbable, le cinéma étant une industrie très peu rentable (Bonnell, 2013, 36). Le principe de dérogation, très discuté dans les réformes alors contemporaines sur le Code du travail, trouve ainsi une application originale : plutôt que d’autoriser un accord à déroger à un autre accord (Fridenson et al., 2019), ici, ce principe est inscrit au cœur même de la régulation de branche. Le dispositif doit toutefois être renégocié au bout de cinq ans.
- 20 Les dérogations ne peuvent toutefois concerner que 20 % de la production annuelle.
28Signé par ses promoteurs, ce texte est refusé par la Chambre syndicale historique et le syndicat propre aux sociétés les plus modestes, accompagnés par la CFDT. Dès lors, ces organisations mobilisent toutes les ressources que leur confère leur « surface sociale » (Bidart, 2012), au ministère de la Culture, au CNC, au MEDEF (auquel la Chambre syndicale historique adhère) ou dans la presse pour délégitimer une convention, qui ne convient selon elles qu’aux grosses productions. Alors que la convention est déjà étendue, elles obtiennent, avec l’aide du ministère du Travail, de hausser, par un avenant signé le 8 octobre 2013, le plafond de budget des films éligibles à la dérogation de 2,5 à 3,6 millions d’euros. Cela représente à peu près la moitié des films produits annuellement à l’époque20. Enfin, les budgets les plus faibles (moins d’un million d’euros) sont exclus de toute norme conventionnelle. Dans ce cas, c’est le salaire minimum légal qui s’applique.
- 21 Requête en intervention volontaire au soutien de la requête 371-732 au Conseil d’État, 14 mars 201 (...)
- 22 Pétition SFR-CGT, ADDOC, Groupe 25 Images et SRF pour le salaire minimum du réalisateur et la reco (...)
29Malgré ces concessions, le processus de négociation se prolonge, avec l’entrée dans la bataille de plusieurs autres organisations. En 2014, la Société des réalisateurs de films, groupement doté d’une très forte légitimité sectorielle, attaque l’extension de la convention collective devant le Conseil d’État. Elle considère en effet que la fixation de rémunérations minimales (même dérogatoires) des technicien.nes pourrait mettre en péril l’existence même de « films d’auteur » de budget souvent limité21. Cette démarche traduit une véritable volte-face de la part de réalisateur.rices ayant très majoritairement approuvé, quelques années plus tôt, le principe d’un salaire minimum les concernant dans la convention22.
- 23 « Non, la convention collective du cinéma n’est pas la cause des problèmes des cinéastes ! », avri (...)
30Cependant, cette attaque sur les salaires se heurte à de nombreuses associations professionnelles de technicien.nes (métiers du montage, du son, scriptes, régie, etc.), créées pour plusieurs d’entre elles en lien avec la négociation collective et soutenues par d’autres réalisateur.rices à titre individuel. Alors même que l’ancrage des syndicats s’est affaibli au cours du temps, du fait de leur division entre deux principales organisations sur un marché du travail particulièrement éclaté, cette mobilisation professionnelle vient pallier ce déficit. Elle s’exprime en renfort des syndicats signataires, considérant par voie de communiqué et de pétition qu’« il est incompréhensible que des réalisateurs puissent penser que nos salaires sont la cause de leurs problèmes, nos droits une entrave à leur créativité23 ». Dans le même temps, les salarié.es mobilisé.es attestent du fait que la minoration des salaires par dérogation permet au moins de les sortir de l’informalité. Ces péripéties repoussent l’extension définitive du texte à mai 2015, consacrant la branche comme espace normatif de référence dans la production cinématographique.
31La production cinématographique et audiovisuelle a pris aujourd’hui un poids prépondérant dans l’économie de la culture (Turner, 2021). En 2015, la production de cinéma (courts et longs métrages), mobilise 1 600 sociétés et 52 100 personnes différentes, dont 93 % en CDD d’usage (rapport de branche). En audiovisuel, le nombre de sociétés s’élève à 4 500 entreprises toutes activités confondues en 2018, mobilisant 108 000 personnes, parmi lesquelles 86 % en CDD-U (CSA, 2021, p. 7). La part des intermittents traduit ainsi la taille réduite des entreprises dans leur immense majorité. En outre, parmi les salarié.es des deux champs, les technicien.es, moins nombreux.ses que les comédien.nes et figurant.es, représentent pourtant plus de la moitié de la masse salariale, ce qui traduit des durées d’engagement généralement plus longues. Toutefois, dans cet ensemble productif, l’application des normes négociées ne va pas de soi : chaque projet se présente comme une épreuve singulière, au cours de laquelle sont mis au jour les apports, mais aussi les limites des conventions. Celles-ci se trouvent interrogées dans leur capacité à intégrer des demandes d’évolution qui remontent des situations de travail. De ce point de vue, la régularité de la négociation collective, se déroulant sous contrainte administrative (Mias et al., 2016), constitue une ressource pour obtenir des résultats.
- 24 Avenant portant révision des dispositions relatives à la branche costume, 15 janvier 2016.
32Nos observations en CMP du cinéma, entre 2014 et 2015, nous ont par exemple permis de suivre les démarches menées par un groupe professionnel relativement mal loti par le nouveau texte : les costumièr.es. Certes, la nouvelle convention a permis de formaliser des fonctions relatives à la couture et au patinage (visant à donner un air usé aux costumes), autrefois embauchées au titre d’« habilleuses », placées très bas dans la hiérarchie des salaires. Mais dans le même temps, certains salaires préexistants ont été modifiés, causant une baisse immédiate de rémunération pour les salarié.es concerné.es. Située au-dessous du.de la chef.fe de poste (dans une ordination chef.fe/assistant.e typique du cinéma), le.a premier.e assistant.e voit ainsi son salaire dévalué par rapport aux pratiques antérieures. Une mobilisation émanant de costumières de référence dans la profession est alors relayée syndicalement, afin de restaurer par avenant ce salaire d’usage. Cette revendication aboutit, tout en étant limitée par de nouvelles définitions de fonctions, permettant de substituer à cet.te premier.e assistant.e, selon les cas de films, le.la simple costumier.e, doté.e d’un salaire plus faible24.
- 25 « Revendication de nos collègues monteurs son, mixeurs et bruiteurs », 30 mars 2018 ; monteursasso (...)
33Lorsque ce type de revendication émerge, il est fréquent que le CNC soit appelé comme témoin face à certains abus. C’est le cas lors d’un mouvement initié à partir de mars-avril 2018 parmi les monteur.ses, bruiteur.ses et mixeur.ses, à travers des journées de grève et l’organisation d’états généraux de la post-production (opérations qui se déroulent après le tournage). Au-delà d’enjeux propres à chaque fonction, il s’agit de mettre en relief des conditions de travail se caractérisant par une vulnérabilité partagée face à différentes techniques de réduction des coûts salariaux : limitation du nombre de journées de travail, délocalisation du mixage, mais aussi sous-traitance auprès de prestataires25. Cela aboutit à un « délitement de l’équipe » (chef monteur, 2021) de la postproduction. Pour cette raison, il est question aux cours de ces états généraux de modifier le descriptif des fonctions dans la convention du cinéma, en y imposant la nécessité de préserver les conditions de coopération au sein d’une équipe complète de postproduction. Un livre blanc sera adressé en ce sens à toutes les organisations syndicales, mais aussi au CNC, pris à partie pour renforcer la légitimité de la revendication.
34Cette dimension référentielle des conventions collectives se vérifie enfin à travers les transformations récentes de l’activité. L’exemple nous est donné par l’essor de la fiction sérialisée, devenu le produit phare de la production audiovisuelle depuis la fin des années 2010. Cet essor est nourri par la demande croissante des plateformes de streaming en France, qui pousse à la progression quantitative et qualitative des produits. Or du fait que ces plateformes mobilisent des sociétés de production classiques comme prestataires pour conduire les travaux, la convention collective de branche maintient sa centralité sociale. Compte tenu de délais de livraison serrés et d’une intensification du travail associé à une « qualité cinéma », cette référence à la convention contribue même dans une « logique d’efficacité » (Reynaud, 1988), en fournissant des repères connus et intégrés, immédiatement praticables en matière de division du travail, d’amplitude horaire ou de salaire.
35La situation de départ de notre analyse est caractérisée par l’expansion du secteur audiovisuel dans les années 1980. Depuis lors, les recompositions productives sectorielles ont participé d’un accroissement de la centralité de la branche, dans des activités cinématographiques et audiovisuelles caractérisées par une logique de projets éminemment fluide. Cette prédominance de la branche s’explique par les entraves structurelles que présente le caractère éphémère des équipes pour négocier des accords collectifs au niveau des entreprises.
36Pourtant, notre article montre que cette affirmation de la branche ne se déduit pas mécaniquement de la fragmentation du secteur. C’est d’abord la mobilisation de groupes professionnels, à laquelle s’ajoute l’intervention de l’État, qui poussent à la normalisation des cadres sociaux à ce niveau. La négociation de nouvelles conventions collectives s’est ainsi constituée en enjeu décisif depuis vingt-cinq ans, en audiovisuel d’abord, dans le cinéma ensuite. Par contraste avec l’éloignement entre les syndicats et la base constaté dans d’autres industries faisant varier les lieux de travail (Denis, 2008), ces négociations ont été l’occasion d’une intégration large des salariés, que ce soit par la grève à la base ou par l’irruption d’une myriade d’associations professionnelles dans les débats.
- 26 Avenant du 12 octobre 2018, art. 3.2 / 9.3.
37Dans les deux branches, les niveaux de salaire se sont constitués en principal objet de conflictualité, résorbée à travers la modélisation budgétaire des productions, permettant d’y adapter les rémunérations. Dans le cinéma en particulier, ce dispositif, reconduit à l’issue des cinq premières années d’application, repose sur le principe de dérogation, situé au cœur de la régulation de branche. La convention collective détermine depuis lors le langage commun de la profession (Didry, 2016), tout en étant perméable à des ajustements par touche sur les classifications ou les salaires. Ce primat se vérifie encore à l’issue des ordonnances refondant le Code du travail en 2017 : en dépit de la volonté du législateur de centrer le dialogue social sur l’entreprise, les salaires et majorations des heures supplémentaires font l’objet d’une sanctuarisation par accord26.
38Enfin, en audiovisuel, les plateformes de streaming arrivées récemment, loin de déstabiliser ces cadres conventionnels, y recourent comme un appui pour mener à bien les productions. Cet essor des séries a aussi des conséquences sur le système local de relations professionnelles. En effet, du côté des employeurs, des sociétés historiques de poids dans le cinéma (comme la société Gaumont) sont amenées à s’engager sur ce nouveau marché. De ce fait, elles sont amenées à s’affilier au principal syndicat d’employeurs du champ. Ce mouvement prolonge en différé l’unification du secteur par le bas, au niveau du bassin d’emploi, par lequel nous avons débuté cet article. Dans le même temps, il pousse en direction d’une fusion des branches, recherchée par les pouvoirs publics (Ramain, 2020). Est-ce à dire que la dualité en deux branches, audiovisuel et cinéma, est mise en cause ? Pour l’heure, la résistance des organisations d’employeurs à céder sur leur autonomie d’action au sein d’arènes de négociation constituées est plutôt facteur de stabilité.
