Présentation de la Controverse

La fin d’un monde ?

Jean-Michel Denis : La question qui nous est posée est de savoir si l’on assiste à la disparition progressive du système de relations professionnelles tel qu’il s’est constitué après-guerre, à partir d’un certain nombre de compromis historiques entre acteurs, de l’édification d’institutions dédiées et de pratiques régulées. Si tel est le cas, par quoi cet ensemble est remplacé.

Karel Yon : Partons de cette vaste question de savoir si l’on assiste à la fin d’un monde. Ce monde qui est censé disparaître a-t-il réellement existé ? La vision n’est-elle pas trop globale, qui ne tient pas compte des différenciations en termes d’échelles spatiale et temporelle ? Partons d’une définition basique des relations professionnelles, comme la production des règles gouvernant les relations de travail : d’une part, l’un des enjeux est de revenir sur cette définition pour en pointer les limites ; d’autre part, cette définition renvoie au noyau originel de la discipline (les « industrial relations » à l’anglo-saxonne), à savoir un univers de pratiques qui connaît des évolutions très différentes d’un endroit à l’autre de la planète. Dans le monde anglo-saxon, qui constitue justement le berceau des relations professionnelles, celles-ci sont en crise depuis les années 1980 avec la remise en cause de la régulation des relations de travail par la négociation collective, le recul considérable de la présence syndicale, l’émergence de formes nouvelles d’expertise dans le domaine des relations humaines qui se sont autonomisées autour de ce que l’on appelle « union busting » aux États-Unis, c’est-à-dire une doctrine d’entreprise ouvertement antisyndicale qui s’oppose à l’idée même de relations professionnelles. Du côté de la France, l’un des paradoxes est que les relations professionnelles se développent et s’institutionnalisent à partir des années 1980, c’est-à-dire au moment où elles entrent en crise dans le monde anglo-saxon. La nouveauté française réside plutôt dans les mutations qualitatives des formes de la négociation collective, avec cette rhétorique du dialogue social et la décentralisation de la négociation collective, qui était déjà une réalité dans d’autres espaces nationaux. Si l’on regarde ailleurs, en Amérique latine, en Argentine par exemple, suite à la crise du début des années 2000, une politique a été engagée par les gouvernements « kirchneristes » pour réinstitutionnaliser la négociation collective et donner une nouvelle dynamique aux relations professionnelles. En ce moment au Mexique, est mis en œuvre une reforma laboral qui vise à relégitimer et réhabiliter l’acteur syndical et à relancer une véritable négociation collective sous le contrôle des salariés. En fait, en fonction des échelles spatio-temporelles, ce « vieux monde » évoqué au départ n’a jamais existé, commence à exister ou change de forme.

Par ailleurs, doit-on réfléchir en termes de crise ? Ceux qui viennent comme moi de la sociologie politique du syndicalisme ont toujours été méfiants par rapport à cette idée de crise qui porte une vision fataliste du monde, le syndicalisme devenant un objet archaïque qui ne mériterait plus d’être étudié, etc. Il n’en demeure pas moins que la situation change. Indéniablement, le modèle productif fordiste qui a constitué le cadre dans lequel les systèmes de relations professionnelles ont été institutionnalisés et qui supposait des modèles de croissance fondés sur des compromis négociés entre les intérêts organisés des employeurs et des salariés à l’échelle nationale n’existe plus.

Au-delà du modèle productif fordiste, une évolution plus spécifique, qui concerne la nature des relations professionnelles en France, est ce que l’on pourrait appeler la remise en cause du modèle social-démocrate. Je ne trouve pas de formule plus adaptée. À savoir un modèle de relations professionnelles où l’État ne se pose pas simplement en arbitre neutre de la confrontation des intérêts, mais vient appuyer ceux en situation de subordination par l’intermédiaire du droit du travail qui corrige l’asymétrie générée par la relation salariale. Cette dimension s’est considérablement affaiblie et révèle un impensé des relations professionnelles en France : les mutations néolibérales de l’État. Les travaux de Baccaro et Howell, exposés dans leur livre de 2017 Trajectories of Neoliberal transformation, montrent bien, à une échelle comparative, la convergence des économies occidentales vers un modèle néolibéral, qu’ils définissent clairement comme un modèle qui restaure le pouvoir arbitraire de l’employeur sur la relation de travail. Le paradoxe dans l’évolution des relations professionnelles, en France en particulier, est que l’on ne rapproche pas la montée en puissance de la rhétorique du dialogue social, la restauration du pouvoir patronal et l’évolution de l’État vers un modèle néolibéral.

Arnaud Mias : Karel a dit beaucoup de choses auxquelles je souscris très largement et je souhaite également insister sur la pluralité qui a toujours caractérisé les mondes du travail. Pour ne rester que dans l’espace français, certains pans de l’activité économique ont de tout temps échappé aux régulations collectives telles qu’on les appréhende avec les principaux concepts des relations professionnelles : le syndicalisme, la négociation collective, les conflits collectifs du travail, etc. Et inversement, si l’on regarde l’état de la négociation collective, le droit du travail, etc., on peut remarquer que les relations professionnelles, dans leur forme classique, continuent de cadrer un large pan de l’économie française. Certaines marges du salariat peuvent y échapper mais, centralement, celui-ci reste encore très largement cadré par les relations professionnelles au sens le plus traditionnel du terme. Peut-être manque-t-il dans cette discussion, le point de vue des économistes les plus orthodoxes, des juristes les plus libéraux ou de certains spécialistes de la gestion des ressources humaines qui tiendraient ce discours de la fin d’un monde et qui peuvent considérer que l’on peut aujourd’hui se dispenser d’étudier les relations professionnelles pour comprendre les transformations du travail. Mais je crois que, autour de cette table, quelles que soient nos sensibilités, on se positionne contre cette vision des choses. Cela ne signifie pas que les relations professionnelles ne se transforment pas. Mais plutôt qu’affirmer l’idée d’une rupture, d’une crise ou de la fin d’un monde, il faut insister sur cette diversité des mondes du travail. Une fois ce constat posé, la question est de savoir comment appréhender cette diversité et cette hétérogénéité.

Jean-Michel Denis : Vous mettez l’accent sur la pluralité des mondes du travail. Dans le même temps, de nombreuses analyses évoquent les réformes « néolibérales » en utilisant la métaphore du bulldozer qui écrase tout sur son passage, autrement dit comme un mouvement uniforme. N’y a-t-il pas là une contradiction ?

Camille Dupuy : Sur cette question de la « fin d’un monde », je partage l’idée que des éléments se transforment. On ne peut pas dire qu’il ne se passe rien. Mais comment caractériser cette transformation ? Un élément important selon moi, c’est l’éclatement des collectifs. De plus en plus, les collectifs vont rassembler des permanents et des précaires, des statutaires et des non statutaires, etc. Cela représente un défi pour l’organisation collective. Un deuxième élément qui me paraît essentiel, c’est cet éloignement de la figure de l’employeur et la complexification de l’entreprise. Ces deux éléments concourent, en plus des réformes libérales évoquées précédemment, à générer une situation économique et sociale dans laquelle le pouvoir salarial est de moins en moins fort par rapport au pouvoir patronal.

Concernant le système des relations professionnelles, il y a eu effectivement des équilibres différents selon les endroits et les époques. Ceci dit, il me semble que les relations professionnelles, sous la forme des institutions et de la négociation collective, demeurent centrales. Si l’on regarde le nombre d’accords signés – 70 000 accords signés dans les entreprises en France – ou encore la place des organisations syndicales dans les institutions paritaires, on constate qu’elles sont non seulement vivantes mais demeurent importantes dans la manière dont se régule le monde du travail. Parler de la « fin d’un monde » ne permet pas de prendre en compte les évolutions initiées par les acteurs, les organisations syndicales notamment. Avec Sophie Béroud, Marcus Kahmann et Karel Yon, on s’est par exemple intéressés à la façon dont elles essaient de courtiser les jeunes, comment elles essaient de s’adapter aux outils numériques, comment se développent de nouvelles organisations syndicales dans certains secteurs professionnels, comment émerge la question de l’organizing, etc. Une dynamique existe et elle concerne autant les relations professionnelles que le champ de recherches qui s’intéresse à ces transformations.

Fréderic Rey : De mon côté, il me semble que l’on assiste moins à la fin d’un monde qu’à la fin d’un paradigme. On est tous d’accord sur les mots à utiliser pour caractériser le monde d’après-guerre : centralisation, industrie, planification, masculin, grande entreprise, etc. Et on est également d’accord pour dire que cet univers renvoie à une certaine conception des relations professionnelles, qu’il a permis d’accompagner et d’institutionnaliser. On l’est enfin pour constater que cette conception est globalement remise en cause aujourd’hui, ne serait-ce que par l’émergence de nouvelles catégories d’acteurs qui, jusque-là étaient invisibilisées, négligées par les acteurs syndicaux eux-mêmes d’ailleurs, selon une certaine conception du monde productif : les femmes, les jeunes mais aussi les petites entreprises, le secteur tertiaire, etc. Derrière toutes ces évolutions qui ne sont pas uniquement économiques et sociales mais aussi culturelles et politiques, on trouve des enjeux et des défis qui s’avèrent relativement classiques en réalité : comment et avec quels moyens créer des solidarités, comment représenter des intérêts collectifs à partir de préoccupations éclatées, plurielles, hétérogènes, etc. Comment constituer un collectif et jusqu’à quel périmètre ? Jusqu’où intégrer ou exclure des membres selon qu’ils appartiennent à telle industrie, métier, secteur, etc. ? Ces questions ne sont pas nouvelles. Ce sont des problématiques d’organisation collective, de politique syndicale, aussi anciennes que le mouvement syndical lui-même, mais que l’on retrouve aujourd’hui avec les plateformes, avec les nouvelles catégories de salariés, de travailleurs, les indépendants. Dans le même esprit, la question de la responsabilité patronale, qui se pose dès les origines du capitalisme industriel, se pose aujourd’hui de nouveau avec le télétravail, les plateformes, la sous-traitance, etc. Qui est responsable d’un accident au domicile d’un salarié qui télétravaille ? Qui est responsable du livreur qui se fait renverser pendant sa livraison ? Les questions de justice, de dignité au travail sont, selon moi, des questions essentielles des relations professionnelles que le nouveau contexte permet de réinterroger. Alors, la fin d’un monde ? Oui, peut-être ! Mais aussi la persistance d’enjeux et de défis historiques et fondateurs des relations professionnelles.

Les difficultés rencontrées par l’acteur syndical, les grandes centrales interprofessionnnelles pour aller vite, relèvent notamment de ce décalage entre leurs pratiques, leurs références culturelles, politiques et ce nouveau contexte, avec la complexité de traduire des modes d’actions héritées du monde d’après-guerre dans un contexte nouveau. C’est-à-dire innover au-delà de ce qu’elles savent faire : la négociation collective, la pratique du mandat, la relation institutionnalisée. Cela est passionnant de voir comment ces acteurs-là continuent de résoudre les questions du salariat et du travail avec les moyens dont ils disposent et le modèle dont ils ont hérité.

Pauline Grimaud : Pour ma part, je situerais le basculement à un autre niveau et à un autre moment. Historiquement, les premiers accords collectifs signés dans le cadre des relations de travail entre les employeurs et les syndicats à la fin du xix^e siècle, étaient des accords de fin de conflit qui traduisaient un compromis entre les travailleurs et les employeurs suite aux revendications exprimées par les premiers dans le cadre d’une grève par exemple. Or, le renversement vient du fait que dorénavant, les compromis négociés font suite aux revendications des entreprises. Souvent, on fait remonter ce basculement aux ordonnances de janvier  1982 qui reconnaissent la possibilité de négocier des dispositions moins favorables que celles prévues par la loi. En réalité, on pourrait discuter de la date car dès 1967, une ordonnance invite à des dérogations par branche, sur le temps de travail par exemple. Quoiqu’il en soit, depuis ces années-là, le législateur a régulièrement encouragé la négociation collective comme un moyen de déroger aux dispositions générales de la loi, incitant presque les représentants de la direction et ceux du personnel à négocier un Code du travail par entreprise. À cet égard, le développement des « accords de performance collective » (APC) est remarquable puisqu’ils peuvent intégrer des dispositions négociées telles que des baisses de rémunérations ou une augmentation du temps de travail, quelle que soit la situation économique de l’entreprise et sans que les salariés puissent s’y soustraire. Une telle possibilité change quand même la nature des relations professionnelles. Car ce qui est désormais négocié ne résulte pas de revendications venant des travailleurs comme cela pouvait être le cas dans les accords de fin de conflit, mais des objectifs que se fixent les directions. Pour moi, le dialogue social n’est pas seulement une rhétorique, un discours, c’est aussi une pratique sociale grandissante dans les entreprises qui a des conséquences importantes pour les salariés. C’est ce type de processus qui fait que notre domaine de recherches sur les relations professionnelles est d’autant plus intéressant.

Baptiste Giraud : Cette expression de « fin d’un monde » alimente une vision un peu prophétique qui entérine l’idée que les organisations syndicales, les acteurs de la régulation de la relation de travail auraient vocation à disparaître. Par ailleurs, les transformations actuelles sont aussi génératrices de tensions et de contradictions du côté même de ceux qui mettent les réformes en place. Plus que la fin d’un monde, on est tous d’accord pour parler de la fin d’un modèle. Celui du compromis fordiste attaché effectivement à la grande entreprise. De mon côté, je dirais que ce modèle a été mis en crise. Au passage, il s’agit peut-être là d’un champ de recherche à investir davantage pour la sociologie des relations professionnelles : comprendre la genèse de ces réformes qui ont participé à la mise en crise de ce modèle de régulation des relations professionnelles. Comme cela a été dit précédemment, la mise à mal des bases qui rendaient possible le compromis fordiste, l'accent mis sur les réformes néolibérales du droit du travail et de la négociation collective ne doivent pas occulter la persistance d’une pluralité de modèles. C’est ce que nous cherchons à étudier en ce moment avec des collègues en analysant les liens entre pratiques du dialogue social et modèles socio-productifs, dont certains préexistaient au modèle fordiste, et qui sont eux-mêmes soumis à de puissants changements, comme le modèle néo-paternaliste. Dans ces contextes, les travailleurs s’organisent en marge des syndicats. Cela génère des changements assez importants, d’ordres institutionnels, économiques, sociaux à propos de la manière dont se produisent les règles et se négocient les compromis sur les lieux du travail. En tout cas, ce qui est clair de mon point de vue, c’est que ces bouleversements n’invalident absolument pas l’objet d’études des relations professionnelles. J’y vois plutôt une incitation à enrichir notre manière d’aborder l’enjeu et l’objet des relations professionnelles, en articulant mieux dans le cas qui nous intéresse l’analyse des pratiques de la négociation collective et celle des rapports sociaux de domination et de résistance au travail.

Convergences néolibérales ou maintien d’une pluralité de modèles ?

Jean-Michel Denis : Au-delà des convergences dans le néolibéralisme, n’assiste-t-on pas aussi à la reproduction de la pluralité des modèles de relations professionnelles ? Ne s’agit-il pas d’un renouvellement des catégories et des définitions des relations professionnelles ? Avec quels effets sur la construction du champ, si l’on veut bien utiliser ce terme ? Et cette évolution concerne-t-elle le champ de manière autonome ou produit-elle des effets plus larges ?

Face à la question des grilles de lecture, se pose celle des nouveaux cadres d’intelligibilité : toutes les transformations que nous sommes en train de vivre n’invitent-elles pas à repenser ces cadres d’intelligibilité ? On a beaucoup insisté sur la solidité des concepts classiques des relations professionnelles. Mais leur robustesse s’explique par celle des institutions qu’elles décrivent : le syndicalisme, la négociation collective, la grève, etc.

Tout dépend également de la façon dont on appréhende les relations professionnelles. Les perçoit-on comme un ensemble cohérent de catégories analytiques ou comme une sensibilité que l’on mobilise pour appréhender les relations et régulations de travail ? Si j’opte pour la deuxième posture pour décrire les dérogations au droit du travail évoquées précédemment, je vais me rattacher à un ensemble de travaux, qui ne se revendiquent pas nécessairement des relations professionnelles et ne s’inscrivent pas dans ce champ d’études, mais qui peuvent nous nourrir et nous inspirer dans nos propres travaux sur le sujet. On peut penser par exemple au développement d’une sociologie du droit du travail en France, elle aussi d’inspiration anglo-saxonne et liée à certaines traditions de Law and Society aux États-Unis, et qui peut aussi influencer les manières de concevoir le jeu des relations professionnelles, le fonctionnement des relations professionnelles dans les entreprises aujourd’hui. Si je me centre sur l’entreprise, il existe tout un ensemble de réflexions sur les politiques de l’entreprise, la complexification de ses figures, celles du management, la promotion de nouveaux espaces de discussions sur le travail, les controverses autour de l’activité de travail, les normes et la santé au travail, etc., réflexions produites par d’autres disciplines : les sciences de gestion, la psychologie et l’ergonomie, etc. Elles échappent pour partie au champ des relations professionnelles au sens où les chercheurs de ces disciplines parlent avec d’autres mots que les nôtres et utilisent d’autres catégories, mais nous interpellent et soulèvent des enjeux qui, pour moi, relèvent des relations professionnelles.

Frédéric Rey : Ce débat sur la question de savoir si l’on a affaire à un mouvement homogène de transformations n’est pas propre aux relations professionnelles mais a lieu dès lors que l’on cherche à produire des catégories, et que l’on regroupe ou sépare des populations pour voir ce qui les rapproche ou ce qui les différencie. Cela a à voir avec ce que l’on appelle les échelles d’abstraction : plus on s’éloigne et plus on va voir de l’homogène, plus on se rapproche et plus on va voir de la pluralité. Cela montre que les relations professionnelles sont des sciences sociales comme les autres.

Ce qui m’intéresse dans ce débat, c’est le vocable des relations professionnelles et les concepts que l’on utilise. Il me semble que l’un des enjeux majeurs de l’étude des relations professionnelles est de s’intéresser à la question du langage et du lexique. Avec l’idée que les transformations du monde du travail produisent deux types d’effets. D’une part, le remplacement de certains termes par d’autres : acteurs sociaux par partenaires, négociations collectives par dialogue social, grève par conflit, etc. On serait donc ici face à un phénomène de remplacement du lexique des relations professionnelles d’après-guerre, de type fordiste, par un nouveau lexique plus « libéral », « gestionnaire ». D’autre part, on assiste au remplacement des contenus des termes par d’autres contenus, c’est-à-dire une redéfinition des termes sans nécessairement en changer le libellé. Je donne un exemple : j’ai participé à une étude pour l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES) sur la question de la formation professionnelle dans les petites entreprises. Très clairement, suite aux dernières réformes, on va mettre derrière ce terme de formation tout un ensemble de pratiques qui, jusque-là, n’étaient pas considérées comme des pratiques de formation, qui étaient ignorées, et qui sont aujourd’hui reconnues. Le terme reste mais la réalité à laquelle il renvoie change. Tout cela pour dire que la question du langage, qui rejoint celle des cadres d’intelligibilité, est primordiale.

Karel Yon : Je suis complètement d’accord avec ce qui vient d’être dit. L’un des enjeux de la redynamisation des relations professionnelles est d’être en mesure de développer un regard plus critique, plus réflexif sur les catégories d’analyses déployées dans le champ des relations professionnelles, entendu comme le champ des praticiens des régulations collectives.

Pour revenir à cette référence à Dunlop, on peut voir dans les relations professionnelles soit une méthode d’analyse, une façon d’appréhender des objets de recherche qui renvoient à l’« Industrial relations system », soit une philosophie sociale, un idéal normatif porté par des intellectuels organiques du capitalisme fordiste, soutenant que par la régulation collective, on allait produire du progrès social. Le cours actuel du monde sape les bases matérielles de cette posture normative qui, si elle persiste, relève dès lors plutôt de l’auto-aveuglement.

Pauline Grimaud : Je voudrais dire un mot de mon expérience des relations professionnelles. Je n’ai pas assisté à beaucoup de cours sur les relations professionnelles quand j’étais étudiante. Je voyais des chercheurs qui travaillaient sur le syndicalisme, le patronat, etc. mais sans que je rattache leurs travaux aux « relations professionnelles ». Lorsque j’ai commencé mon doctorat, je ne me suis pas dit que je commençais une thèse en relations professionnelles. Ma recherche portant sur le recours grandissant au travail de nuit et du dimanche, je m’intéressais aux négociations et aux conflits suscités par ces horaires ainsi qu’à la manière dont les organisations patronales et les syndicats de salariés s’emparaient diversement de ces questions selon les secteurs. Ce n’est que lorsque j’ai voulu communiquer pour la première fois au congrès de l’AFS que, parmi les différents appels à communication, celui du RT18 correspondait exactement à ce que je voulais faire. Cela a été une vraie découverte. Pour moi, la sociologie des relations professionnelles n’est pas tant un système théorique ou un modèle analytique dans lesquels je me reconnaîtrais. C’est davantage un champ d’études qui permet de traiter ensemble des questions dont le croisement est indispensable mais difficile à effectuer : le syndicalisme tant patronal que des salariés, l’évolution des négociations collectives et de la conflictualité, la transformation des politiques de l’emploi, etc. Car ces différents objets évoluent conjointement. Selon moi, c’est cela le vrai intérêt du champ des relations professionnelles : permettre de faire dialoguer ces différents domaines de spécialité.

Baptiste Giraud : Je suis passé par l’IEP de Grenoble l’année où Dominique Labbé a ouvert un cours de spécialisation sur le syndicalisme. On n’était pas nombreux. Dans l’univers des sciences politiques, les syndicats n’étaient pas du tout considérés comme un objet d’étude central. La découverte du champ des relations professionnelles s’est faite pour moi dans un second temps, au moment de ma thèse et par la suite à la faveur de mon rattachement au Laboratoire d’économie et de sociologie du travail (LEST), qui a été assez précurseur dans la structuration de ce domaine d’études en France, même s’il a été progressivement marginalisé au sein de ce dernier. Mon rapport au champ résulte de ma volonté de partir de questionnements hérités de ma discipline d’origine – la sociologie politique – pour les importer dans ce champ d’études des relations professionnelles, tout en le saisissant aussi comme une opportunité pour réinterroger certains paradigmes de la sociologie politique. Je tiens à cet aller-retour permanent. Lorsque l’on se retrouve dans des espaces de débat entre politistes, on engage un rapport critique aux catégories et aux outils d’analyse de notre propre discipline, nourri de la réflexion et de la confrontation que l’on peut avoir avec les sociologues et économistes du travail, et des relations professionnelles.

S’inscrire dans la sociologie des relations professionnelles constitue à la fois un atout et un piège. Un atout car c’est un avantage d’exister comme champ d’études relativement autonome, d’autant que ce champ est assez dynamique en termes de publications. Mais cela peut être un piège si l’on s’enferme uniquement dans les grilles d’analyses identifiées comme relevant stricto sensu de la sociologie des relations professionnelles. Les relations professionnelles sont plutôt associées à l’idée de régulation. Pour ma part, j’appréhende les relations de travail plutôt en termes de rapports de domination et de résistance. Or, lorsqu’on a lancé le dernier numéro de la NRT sur les conflits du travail, on n’a pas eu une seule contribution d’un spécialiste des relations professionnelles. Seuls les sociologues du travail ont répondu, c’est dommage mais cela reflète les effets de segmentation du champ de la sociologie et l’un des effets pervers qu’il y a à se focaliser uniquement sur les mécanismes de régulation institutionnelle des relations entre directions et syndicats, au risque de faire abstraction des rapports sociaux de travail dans lesquels ils s’inscrivent. Sans compter que l’on travaille sur un objet qui est effectivement au croisement de différentes disciplines, ce qui explique ce débat récurrent pour savoir s’il vaut mieux relever d’un champ d’études autonome ou s’il convient de le penser comme un objet d’étude au carrefour de différentes disciplines.

Karel Yon : Avec Baptiste, nous venons de la sociologie de l’engagement et des mouvements sociaux, qui est elle-même une branche de la sociologie politique. On peut aussi évoquer l’apport central de la sociologie de l’action publique et des politiques économiques qui a permis un certain renouvellement des relations professionnelles. En plus de cet ancrage dans la sociologie, il y a un enjeu à défendre un positionnement interdisciplinaire au sens où les relations professionnelles constituent un champ de préoccupations partagées avec des juristes, des économistes, des gestionnaires.

Quoi de neuf du côté des relations professionnelles ?

Jean-Michel Denis : On ne sait pas trop si c’est le modèle des relations professionnelles qui a changé ou notre vision. Certains d’entre vous ont dit que les questions que nous nous posions à ce sujet étaient plus anciennes qu’il n’y paraît, qu’elles ne sont en rien nouvelles, comme le principe de la dérogation par exemple. J’aimerais bien en savoir davantage sur ce prisme nouveauté/ancienneté et poser la question de notre responsabilité en tant que chercheur dans ce phénomène. Est-ce que le monde du travail se transforme en profondeur ? Ou est-ce nous qui sommes en difficulté pour le décrire dans sa complexité ? Certains d’entre vous disent refuser la notion de crise pour lire les changements actuels, par exemple les difficultés rencontrées par le mouvement syndical. Certes. Mais sommes-nous capables de penser véritablement la transformation du monde syndical ou le remplacement des organisations syndicales par d’autres structures ? Ne sommes-nous pas, nous-mêmes, liés à ce monde ancien en défendant les modèles sur lesquels nous travaillons de longue date ?

Camille Dupuy : Les relations professionnelles constituent une manière de décrire le monde du travail, de faire de la sociologie du travail. Analyser la représentation et l’action collective des travailleurs et travailleuses, quel que soit leur statut ou leur secteur, permet en effet d’analyser les transformations du monde du travail. De nombreux collègues qui ne se définissent pas comme des sociologues des relations professionnelles participent aux événements et aux colloques qui portent sur cette thématique. Ils et elles constatent, au moment où ils décrivent le travail, que les catégories utilisées par la sociologie des relations professionnelles permettent d’appréhender d’une nouvelle manière leur terrain. Aux dernières Journées internationales de sociologie du travail (JIST), parmi la dizaine d’ateliers l’un d’entre eux s’intitulait « Syndicalisme et régulation collective ». Il aurait pu s’appeler « Relations professionnelles ». Selon moi, la sociologie des relations professionnelles est un sous-champ de la sociologie du travail et les enquêtes conduites permettent de documenter l’évolution du monde du travail.

Pour préparer ce débat, je suis allée regarder l’évolution des thématiques des travaux présentés aux colloques du RT18 depuis son premier colloque en 2009. Les questions posées autour de l’organisation collective, des régulations ou encore des conflits sont récurrentes, avec l’utilisation des mêmes mots-clefs sur toute la période. En revanche, les catégories de travailleurs qui sont l’objet des enquêtes ont évolué. Il y a toujours les salariés stables mais il y a aussi des jeunes, des sans-papiers, des précaires, etc. Il en va de même pour les secteurs dans lesquels les enquêtes sont menées qui évoluent avec des enquêtes dans les services, le numérique, le monde associatif… Il y a toujours de nombreuses communications sur le monde syndical mais également sur les associations. C’est cette évolution qui me laisse penser que nos recherches accompagnent les transformations du monde du travail. Avec des effets loupe : au dernier congrès, on avait dix communications sur les travailleurs des plateformes alors qu'elles ne concernent pas la majorité des salariés aujourd’hui en France. Les communications sur la négociation collective dans le monde industriel se raréfient !

Baptiste Giraud : Je souscris à ce qui vient d’être dit. Sur les plateformes, on ne compte plus le nombre de travaux et de projets financés qui leur sont consacrés. Cela est bien. Mais en même temps, cela maintient des angles morts sur d’autres secteurs du monde du travail. Il y a des effets de théories et d’acteurs qui produisent des phénomènes d’aveuglement. Par exemple, en axant les relations professionnelles sur l’étude des représentants syndicaux, on oublie près de la moitié du monde des représentants du personnel, c’est-à-dire les élus non syndiqués sur lesquels la sociologie du travail et des relations professionnelles ne s’est pas penchée. On a tendance à se focaliser sur les figures émergentes. Lorsque j’ai démarré ma thèse, tout le monde travaillait sur les grèves chez McDonald’s. On ne comptait plus le nombre de mémoires et de thèses sur les salariés de la restauration rapide. C’est pour prendre le contre-pied de cette orientation que j’ai voulu travailler sur les grèves dans les secteurs plus classiques du monde du travail auxquels plus personne ne s’intéressait. En fin de compte, ce que l’on considérait comme disparu était plus simplement ce à quoi on ne s’intéressait plus, les conflits du travail se recomposent plus qu’ils ne disparaissent.

La démarche entreprise par quelques-uns d’entre nous, qui ne viennent pas de la sociologie des relations professionnelles, est de s’investir dans ce champ de recherche, mais à partir d’autres questionnements, ceux de la sociologie politique par exemple, et d’aborder des objets qui ne sont plus nécessairement abordés par la sociologie des relations professionnelles, qu’il s’agisse des dynamiques d’engagement, du rapport du champ syndical au champ politique, des mobilisations collectives. Ce n’est pas qu’il ne se passait plus rien du côté des relations professionnelles. Mais il y a des effets de théorie qui incitaient les chercheurs s’en réclamant à plutôt regarder les systèmes de régulation.

Arnaud Mias : Là encore, la question de la porosité ou du cloisonnement des relations professionnelles avec d’autres sous-champs de la sociologie et d’autres disciplines n’est pas nouvelle. En France, le champ s’est constitué non pas comme un champ pluridisciplinaire mais comme un cadre de rattachement de chercheurs provenant de différentes disciplines qui pouvaient, eux-mêmes, être relativement minoritaires dans leur champ d’origine. On peut parler d’un rassemblement autour d’un objet traité à la marge de ces disciplines, qu’il s’agisse du droit, de l’économie ou de la sociologie. Avec Marnix Dressen, Alexandra Garabige et Fréderic Rey, nous nous sommes plongés il y a une quinzaine d’années dans les archives du GRECO (Groupement de recherches coordonnées n^o 41 « Relations professionnelles, négociations et conflits ») créé à l’initiative de Jean-Daniel Reynaud, reconnu par le CNRS, et qui regroupait des chercheurs de nombreux laboratoires. Ce qui nous a frappés à la lecture de la programmation des séminaires, c’est de constater les mouvements d’entrée et de sortie provenant de plusieurs disciplines. On l’a vu du côté de l’économie des conventions par exemple. Dans les séminaires centrés sur les relations professionnelles dans les années 1980, participent des représentants de l’économie des conventions – je pense à eux mais il y en a beaucoup d’autres – que l’on ne rattacherait pas aujourd’hui aux relations professionnelles. La porosité a donc toujours existé. Elle est même presque constitutive de cet objet.

En revanche, ce qui a évolué, c’est l’accord sur cette appellation qui existait entre ces différentes disciplines participant au champ des relations professionnelles. La pluridisciplinarité se construisait autour de ce terme de relations professionnelles. Aujourd’hui, c’est moins le cas et on assiste davantage à un repli disciplinaire de la part de celles et ceux qui enquêtent sur l’évolution du travail et sur ses effets. C’est par exemple le cas des juristes qui ne voient plus trop l’intérêt de lire les sociologues pour comprendre l’évolution du droit. On peut lire les choses autrement et y voir la revendication d’une plus grande rigueur théorique et méthodologique. Pour participer à de nombreux jurys de thèse, autour de programmes d’ethnographie du travail syndical par exemple, les candidat.es font preuve d’une plus grande rigueur, une plus grande discipline dans la manière de conduire l’enquête sociologique. J’ai l’impression que l’on se réclame plus qu’autrefois de sa discipline d’appartenance lorsque l’on étudie ces objets. En l’occurrence, j’ai l’impression que les relations professionnelles se sont surtout « sociologisées » ces dernières années.

Fréderic Rey : Dans mon travail sur les petites entreprises, je me suis intéressé à la manière dont les productions scientifiques contribuaient à l’invisibilisation de cette catégorie des petites entreprises par la valorisation et la reconnaissance des plus grandes. La sociologie du travail « moderne » s’est, de fait, constituée autour de l’étude du monde industriel et ouvrier. On pourrait dire la même chose à propos du succès de la sociologie urbaine à l’encontre de la sociologie rurale. Ces effets d’aveuglement et ces angles morts nous interrogent effectivement sur le fait que l’on a tendance à produire de la connaissance et de l’expertise sur des objets attirants et scintillants en laissant de côté des parts non négligeables du monde du travail.

Concernant le prisme ancien/nouveau, de « vieilles oppositions » telles que l’antagonisme capital/travail, pour évoquer la plus centrale, peuvent donner lieu à des traductions nouvelles. On le voit sur le plan de l’évolution des techniques managériales, l’utilisation des moyens techniques pour contrôler le travail et les travailleurs mais aussi le renforcement du pouvoir patronal qui, paradoxalement, se conjuguent avec sa dilution et l’éloignement des centres de décision.

L’importance des travaux actuels sur les relations professionnelles réside aussi dans l’étude et la déconstruction de tout ce discours sur le dialogue social et la démocratie sociale. Depuis les années 1980, les gouvernements successifs, de droite ou de gauche, mais également les institutions internationales portent de façon convergente une certaine conception de la démocratie sociale que nous, chercheurs en relations professionnelles, devons absolument analyser, en même temps que nous devons étudier ses effets et ses conséquences sur les travailleurs et les travailleuses dans les entreprises. On ne peut être que sidéré du décalage entre ce discours qui promeut un dialogue social entre acteurs apaisés et responsables qui contribuent ensemble à réguler intelligemment le travail et l’emploi, et des politiques qui visent à réduire les moyens et à contourner les acteurs syndicaux.

Parler des acteurs ou parler aux acteurs ?

Camille Dupuy : En ce qui concerne le « repli » disciplinaire des relations professionnelles, j’évoquerai plutôt un plus grand académisme. En travaillant avec des collègues au Canada et aux États-Unis, je me suis aperçue qu’ils donnaient une place plus importante qu’en France à l’expertise pour les acteurs. Cela dit aussi des choses sur nos pratiques, sur le fait de devenir une discipline académique qui est moins au service des acteurs. On parvient malgré tout à garder des espaces de dialogue, à l’intérieur de la discipline sociologique comme avec d’autres disciplines. Nos travaux sont publiés dans des revues de sociologie du travail ou de sociologie générale, et il y a des revues qui jouent ce rôle de creuset interdisciplinaire.

Pour revenir sur la focale portée sur certains objets « à la mode » au détriment d’autres et la comprendre, il ne faut pas oublier le rôle joué par les « financeurs ». Qu’il s’agisse de l’IRES et des organisations syndicales, de la DARES ou d’autres sources de financements, j’ai l’impression que si l’on n’a pas un sujet dans l’air du temps, il est plus difficile d’obtenir des financements. Les acteurs extérieurs orientent quand même nos travaux sur des objets qui ne sont pas nécessairement centraux en matière de transformation du monde du travail.

Karel Yon : Un des enjeux est d’ancrer les relations professionnelles au sein des sciences sociales et historiques. Cet ancrage garantit des normes de rigueur professionnelle en termes d’analyse empirique, en termes de rapport réflexif et critique aux catégories de pensée et d’analyse que nous utilisons. C’est ce qui fait l’originalité de notre positionnement. Elle peut nous conduire à être dans une posture, que je ne rejette pas, d’expertise, au sens de l’appui à l’action, auprès des praticiens des relations professionnelles. Mais ce qui garantit la spécificité de cette expertise, c’est qu’elle repose sur des bases disciplinaires elles-mêmes assujetties aux normes de rigueur professionnelle de la communauté académique. Pour moi, l’intitulé « Relations professionnelles » désigne un champ qui regroupe des praticiens des relations professionnelles, des représentants syndicaux, les acteurs de l’administration du travail, les représentants d’entreprise et les chercheurs en relations professionnelles qui contribuent directement à la réalité institutionnelle, matérielle, symbolique de ce champ. En tant que chercheurs nous sommes partie prenante de ce champ.

Baptiste Giraud : On est certainement tous tiraillés ici entre deux envies qui sont complémentaires et contradictoires. Celle, bien sûr, de se rendre utile dans le débat public, dans un contexte de réformes tous azimuts des relations professionnelles. On est très sollicités et on a envie de répondre à ces sollicitations. Cela a par exemple été le cas pour un certain nombre d’entre nous dans le cadre du comité d’évaluation des ordonnances Macron. Et on est toujours assez stupéfaits de lire la déception des évaluateurs lorsque nos retours ne vont pas dans le sens des effets attendus de ces réformes. En juillet dernier, l’ensemble des équipes travaillant sur les post-enquêtes Réponse a tenu le même discours sur les conditions et modalités de mise en place du Comité social et économique (CSE), sur ce que cela produisait ou pas. Et en face, ils voulaient absolument nous faire dire qu’il y avait des choses innovantes qui se produisaient. Il y a donc besoin d’être partie prenante de ces débats et d’y contribuer à partir des enseignements de nos recherches. Mais je ressens aussi une certaine hantise d’être prisonnier des commandes et de la demande institutionnelle. Les modes de financement produisent nécessairement des effets. Il y a eu, pendant un moment, un financement important autour des enjeux de santé au travail. Tant mieux. Mais on a maintenant l’impression que ces financements se tarissent et que l’on est passé à autre chose. On est pris dans ce dilemme qui est renforcé par notre position professionnelle et notre statut d’emploi qui nous donnent en théorie la possibilité de travailler sur les enjeux que l’on pense utiles et l’injonction croissante qui nous est faite de ramener de l’argent dans nos laboratoires par l’intermédiaire de contrats financés.

Jean-Michel Denis : Peut-on revenir à cette question de l’expertise, mais sous un autre angle. Moins l’angle institutionnel que sociologique et politique afin de savoir si les relations professionnelles ont pour vocation de parler aux acteurs. Est-ce qu’elles leur parlent éventuellement de la même manière que la sociologie du travail peut le faire ?

Arnaud Mias : Personnellement, je me satisfais d’une certaine ambivalence propre aux « relations professionnelles ». On peut prendre les relations professionnelles comme une catégorie de langage avec laquelle on va essayer de désigner un objet lorsque l’on discute entre collègues. Mais on pourrait employer une autre appellation. Lorsque l’on va discuter avec des juristes pour expliquer ce que l’on étudie, on va plutôt parler de relations collectives de travail. Avec des gestionnaires, on parlera de relations sociales. Mais cela ne nous empêche pas d’être attachés au terme de « relations professionnelles ».

Il y a encore une autre manière d’appréhender les relations professionnelles qui peut-être plus personnelle, selon chacun de nous. Pour moi, les relations professionnelles, c’est une sensibilité à la vie des règles du travail, au fait qu’il y ait des règles qui disparaissent, qui se créent, qui sont appliquées ou non, qui servent de références dans les relations quotidiennes de travail, dans l’activité de travail ordinaire. Je peux étudier certaines pratiques, en santé au travail par exemple, avec cette sensibilité et constater, du coup que je vais être plus sensible que certains collègues à la place du Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) ou de la Commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT). Cette sensibilité me fait adopter une position compréhensive au sens sociologique du terme, qui vise à essayer de comprendre pourquoi on abandonne des règles et pourquoi on en adopte d’autres, pourquoi certaines sont adoptées de façon unilatérale alors que d’autres donnent lieu à négociations, etc. Lorsque Karel Yon dit que la négociation collective n’est plus uniquement un instrument de progrès social, sa lecture renvoie à une certaine conception des relations professionnelles qui cherche à attribuer ou qualifier une forme d’évolution. On peut appréhender ces règles de façon plus neutre, les prendre comme des règles justement, et se demander pourquoi elles sont produites et les enjeux qui les sous-tendent. Il s’agit alors de regarder qui les produit, qui les applique et qui les conteste et de comprendre pourquoi ils le font.

Et l’enseignement des relations professionnelles dans tout cela ?

Arnaud Mias : J’interviens dans un Master qui forme des étudiants en sociologie et en sciences politiques ; certains, minoritaires, viennent du droit, de l’économie ou de la gestion. On les forme aux métiers de la responsabilité sociale dans les entreprises, on les prépare aussi à occuper des positions de manager dans l’économie sociale et solidaire. J’y donne un cours intitulé « Politiques d’entreprises et relations professionnelles ». Pour intéresser ces étudiant.es, qui sont plutôt dans une voie professionnelle, j’aborde les relations professionnelles par le biais de ce que l’on pourrait appeler les politiques d’entreprise. En prenant des cas de politiques de responsabilité sociale des entreprises, de diversité, d’égalité professionnelle, on peut les amener sur le terrain des relations professionnelles en leur montrant comment ces politiques d’entreprises constituent aussi des enjeux de débats, donnent lieu à des confrontations, des négociations, etc.

Karel Yon : Nous sommes quelques-uns autour de cette table à avoir découvert ce champ d’études sans avoir reçu de formation ni suivi des cours avec cet intitulé. Lorsque j’enseignais à l’université de Lille, j’ai transformé un enseignement de sociologie des groupes professionnels en enseignement sur le syndicalisme et les relations professionnelles. Mais le seul cours qui pouvait se rapprocher des relations professionnelles dans l’Institut d’études politiques par lequel je suis passé, c’était le cours de René Mouriaux sur l’histoire du syndicalisme. C’est en travaillant sur des objets marginaux dans mon propre champ disciplinaire, en l’occurrence la science politique, que j’ai découvert ce domaine d’études.

Camille Dupuy : De mon côté, j’ai la chance de donner des cours de sociologie des relations professionnelles en Licence et en Master de sociologie. Le cours de Licence est construit autour des questions de démocratie au travail : comment dans un monde capitaliste – pour le dire rapidement – les travailleurs peuvent se doter de contre-pouvoirs ? Pour moi, ce cours a un double enjeu : présenter un champ de recherches d’une part, former les étudiantes et les étudiants au rôle des institutions du travail d’autre part. La plupart ne savent pas ce qu’est un CSE. Pour eux, au mieux, un CE, ce sont des tickets de cinéma gratuits ; un syndicat, cela n’existe pas ou cela ne sert à rien. Il y a un enjeu démocratique à former les étudiants et les étudiantes à ces questions, à ce qu’ils connaissent les institutions syndicales, la négociation collective. Cela devrait faire partie de l’éducation civique. On leur fait des cours sur l’histoire politique et sur les institutions politiques mais ils sont peu formés à l’histoire sociale.

Baptiste Giraud : Pour moi, c’est un petit peu différent parce que j’enseigne en Licence AES et en Master RH où je donne deux cours de relations professionnelles. En L1, j’ai le cours d’histoire de la vie politique et sociale dans lequel j’insiste sur l’histoire sociale à côté de l’histoire des institutions. C’est effectivement un enjeu démocratique, d’éducation populaire. En Licence AES, on a beaucoup d’étudiants d’origine populaire, l’idée est d’en faire des citoyens un peu plus armés pour comprendre les débats qui les entourent en matière économique et sociale. En Master RH, j’ai la chance de travailler avec des collègues de sciences de gestion formés à la pluridisciplinarité, très ouverts à la discussion et imprégnés de sciences sociales. Cela change beaucoup de choses car eux-mêmes insistent pour maintenir ces cours de relations professionnelles. J’appréhende ces cours sous l’angle du dialogue social, en montrant que toutes les politiques managériales intègrent un volet dialogue social, et qu’ils ont intérêt professionnellement à comprendre comment fonctionnent la représentation du personnel, les acteurs syndicaux, etc. L’enjeu est pour eux de pouvoir déconstruire certaines idées préconçues relatives à l’inutilité ou à l’archaïsme des syndicats. L’avantage d’être avec des étudiants issus des classes populaires, c’est que bon nombre d’entre eux, malheureusement, sont contraints d’avoir une activité salariée à côté de leurs études. De ce fait, pour eux, le monde du travail n’est pas une abstraction. Lorsqu’ils cherchent à négocier leurs horaires de travail pour passer un examen et qu’ils essuient un refus, ils comprennent rapidement ce que signifie la décision unilatérale de l’employeur. C’est assez facile de partir d’enquêtes de terrain car cela renvoie à des expériences sociales de travail qu’ils connaissent. Ce n’est pas le cas avec des étudiants en IEP qui sont davantage privilégiés et n’ont pas cette expérience du monde du travail.

Frédéric Rey : Au CNAM, j’enseigne la sociologie des relations professionnelles à des élèves adultes en formation continue, de niveau Master. L’originalité du CNAM vient de ce que ces élèves ont une expérience professionnelle souvent solide, certains ayant occupé des mandats syndicaux dans leurs entreprises. D’autres au contraire, découvrent complètement l’univers syndical. Cette diversité est source de richesse, puisque leurs témoignages de terrain permettent d’illustrer certaines parties du cours. Mon approche consiste à replacer l’actualité syndicale dans une perspective sociohistorique, à faire des allers-retours entre le présent et le passé pour montrer combien les enjeux de démocratie sociale se recomposent en permanence au fil des décennies. Les conflits autour de l’uberisation, les débats sur le service minimum, la mesure de la représentativité dans les TPE sont autant d’objets contemporains qui trouvent un écho dans notre riche et longue histoire sociale. Revenir sur cette histoire et ces héritages permet de mieux saisir ce qui se joue aujourd’hui dans les entreprises et les organisations.