Présentation

Qui est François Guérin ?

2Réalisé le 10 février 2022 l’entretien a été conduit par Paul Bouffartigue pour La Nouvelle Revue du Travail et par Julien Pelletier qui, après avoir soutenu une thèse de sociologie au LEST, a été directeur de l’ARACT-Méditerranée, puis l’un des responsables de l’ANACT. L’entretien a été retranscrit, puis synthétisé, avant d’être relu et complété par François Guérin.

L’entretien

Pour commencer, d’où viens-tu, socialement et géographiquement ?

Je suis né en 1943, dans un petit village au sud d’Orléans. Mon père était facteur, ma mère au foyer. Je suis le dernier de trois enfants, mon frère et ma sœur étant nettement plus âgés. Les moyens de ma famille étaient limités, je ne sais pas quelle était la paye d’un facteur mais cela ne devait pas être très important, même si je ne me souviens pas avoir souffert de pauvreté. D’ailleurs il cultivait un très grand jardin pour subvenir aux besoins de la famille. Je n’en ai pas de très, très bons souvenirs : arroser, désherber, enlever les doryphores qui étaient sur les feuilles de pommes de terre qu’il avait plantées et les mettre dans une boîte à conserves dans laquelle il y avait du pétrole. Il avait aussi quelques arbres fruitiers, un bout de vigne lui permettant de « faire son vin ». Et un terrain boisé de sapins, où mon père « faisait son bois ». Il abattait des sapins, les fendait, les sciait, entassait les bûches. Il partait sur son vélo avec sa sacoche pleine du courrier qu’il était allé chercher, faisait sa tournée d’environ 30 km et il rentrait dès qu’il l’avait terminée : c’était le « fini, parti ». Ce qui lui a permis de vraiment connaître tous les habitants du village, de nouer des liens d’amitié avec certains. Je pense qu’il entretenait un rapport positif à son travail de facteur, avec l’autonomie et l’opportunité d’entretenir des liens, souvent étroits avec les habitants.

Tes parents étaient politisés ?

Comment s’est passée ta scolarité ?

Je suis allé à l’école primaire dans mon village et lorsque j’étais en CM2, mon instituteur a proposé que je passe l’examen d’entrée en sixième, puisqu’il n’y avait pas de continuité comme aujourd’hui, entre l’école primaire et le collège. J’ai passé cet examen et je suis allé au cours complémentaire dans la ville voisine. L’enjeu pour mes parents, c’était d’avoir un métier, même s’il n’y avait pas de problème d’emploi, à l’époque ! Compte tenu de mon milieu familial, des moyens financiers, c’était la question qui s’imposait. Ils avaient des amis qui travaillaient, au Centre d’essais en vol de Brétigny-Sur-Orge qui connaissaient l’existence du centre d’apprentissage formant des ouvriers professionnels, des électriciens et des mécaniciens en instruments de bord aéronautiques, pour le compte de ce Centre d’essais en vols, qui dépendait de l’armée. Il y avait un concours pour y entrer avec l’assurance d’avoir ensuite un emploi durable. Cela satisfaisait mes parents, certains que si je réussissais le concours, j’aurais un emploi. J’ai passé ce concours lorsque j’étais en 3^e et suis entré dans cette école, après mon BEPC, pour 3 années de formation professionnelle. J’obtiens mon CAP d’ajusteur en 1962. Je suis devenu mécanicien en instruments de bord aéronautiques, et ai signé un contrat avec le centre d’essais en vol. J’avais un statut d’ouvrier d’État, et j’aurais pu y rester toute ma vie et progresser avec des examens internes. J’ai participé à des essais d’instruments divers servant à la navigation : essais au sol, en laboratoire, réalisation de montage sur avion pour faire des essais particuliers en vol. Ce que j’appréciais le plus c’était le fait de faire ces essais en vol, sur différents types d’avions.

Comme dans toute l’industrie aéronautique, il devait y avoir là une forte culture syndicale…

Il y avait une bonne ambiance, de camaraderie. Oui. C’est au Centre d’essais en vol que je me suis très vite syndiqué à la CGT, en 1963. J’avais vingt ans.

Un peu « comme tout le monde » le faisait, dans ce centre ?

Ah cela, je ne sais pas ! Je ne pense pas que cela ait été automatique. Mais il est vrai qu’il y avait une culture syndicale, avec beaucoup de personnes engagées… Peut-être que la CGT m’a sollicité et que je n’ai pas résisté à l’appel, et puis les idées défendues étaient proches de ce que je pensais. Très vite, j’ai eu la possibilité de suivre des cours d’électronique, parce qu’il y avait de plus en plus d’électronique dans l’instrumentation de bord. Je suis parti, sur une Vespa d’occasion, un an à Rochefort-sur-Mer à la base aérienne, où étaient formés des électriciens et mécaniciens pour l’armée de l’air. Après un an de formation, je suis revenu au Centre d’essais en vol de Brétigny-Sur-Orge.

Tu avais des ambitions professionnelles ?

Non. Plus simplement, j’ai saisi une opportunité qu’on m’a proposée et je me suis dit que ce serait positif pour mon activité professionnelle d’avoir ce complément de formation.

En fait, tu ne restes pas très longtemps dans ce Centre d’essais en vol, puisque tu vas partir en Algérie deux ans après ton embauche

On sortait à peine de la guerre coloniale, qui m’avait marqué. Ce qui est sûr c’est que je ne voulais pas faire mon service militaire. J’ai demandé un sursis qui m’a été accordé. Quand je suis allé en Algérie en coopération, la guerre était terminée mais il y avait encore des militaires du contingent. En 1964, j’étais sursitaire, et j’apprends qu’un accord avait été passé en 1963 entre la France et l’Algérie, permettant aux militaires du contingent de partir en coopération civile. J’ai sauté sur cette occasion. J’ai d’abord été incorporé sur la base aérienne de Metz Frescaty. Le souvenir que j’en garde, ce sont les brimades classiques pendant les classes : déblayer la neige sur les pistes d’atterrissage alors que la neige tombe à gros flocons, les marches de nuit avec le « barda » et le fusil. Monter la garde… etc., dont je ne conserve pas un très bon souvenir. Mais une représentation sociale de la France, avec une camaraderie qui s’est installée assez vite. Ma demande pour partir en coopération a été acceptée, j’ai rejoint Alger en 1964. J’ai été affecté au service des phares et balises, au ministère des Travaux publics. Je logeais dans un petit appartement aménagé spécifiquement pour moi, dans le port ! Je devais gérer le stock des verrines des balises de port. Je dois dire que le soir, la nuit, je paniquais un peu, j’étais isolé dans un lieu qui n’est pas forcément très accueillant. J’ai demandé à changer d’affectation et j’ai rencontré un chef de service du ministère des Travaux publics qui m’a fait passer du port au Service des études scientifiques, localisé à Birmandreis dans la proche banlieue d’Alger. J’ai déménagé du port vers ce service où j’habitais avec plusieurs coopérants : géologues, pédologues, etc. J’ai été affecté au service de pédologie qui analysait la composition des sols et de l’eau. J’ai voyagé en Algérie, pour recueillir des échantillons de terre, d’eau, pour des analyses auxquelles je contribuais.

Qui étaient ces coopérants ?

Mais comment tu te retrouves dans cette école ?

Je suis dans un service de géologie mais j’ai aussi une vie à l’extérieur de ce lieu, des rencontres avec d’autres coopérants militaires et puis, incidemment avec des coopérants militants qui me font découvrir une autre facette de la coopération. Et qui me proposent de participer à des formations : « Est-ce que tu es prêt à aller, le soir, donner des cours ? », d’arithmétique et de français, de base, à un public d’Algériens. C’est ma première activité d’enseignement. Je la vis positivement comme un acte militant, et la reconnaissance de la part de ces « élèves ».

Avec le recul, tu vis cette expérience comme un tournant dans ton parcours professionnel ?

C’est peut-être cela la rencontre, en fait, la plus importante ?

Alain Wisner (1923-2004)^a

Considéré comme un des pères de l’ergonomie francophone, centrée sur l’activité et l’analyse du travail réel^*, il fut également directeur honoraire du laboratoire d’ergonomie du CNAM et président de la Société d’ergonomie de langue française de 1969 à 1971. Après avoir fondé en 1955 le premier service d’ergonomie de la Régie Renault, il devient en 1962 enseignant au laboratoire de physiologie du travail du CNAM, où il développe une approche originale de l’ergonomie avec Antoine Laville. Pour eux, le travail et la santé au travail ne peuvent pas s’étudier seulement en laboratoire, il est nécessaire de réaliser des recherches de terrain dans les entreprises. Les travaux portant sur l’activité mentale des ouvriers à la chaîne, initiés dans les années 1960, bouleversent le regard sur le « travail manuel ».

Devenu directeur du laboratoire de physiologie du travail en 1966, il le rebaptise laboratoire d’ergonomie. Il y développe des formations importantes pour la diffusion d’une ergonomie francophone centrée sur l’activité, opposée à l’approche Human Factors anglo-saxonne. Alors que celle-ci va se définir comme l’application des connaissances sur l’homme à l’ingénierie et à la conception de produits, processus et systèmes dans le but de réduire les erreurs, d’augmenter la productivité et d’améliorer la sécurité, l’ergonomie de Wisner se définit comme une méthodologie pour approcher l’activité humaine en vue de transformer le travail et d’améliorer la condition des ouvriers confrontés à des outils et chaînes de montage**. « Stratégiquement, Alain Wisner donnait toujours la priorité à l’action de transformation et à l’intervention en conception sur le traitement des conséquences des mauvaises conditions de travail. Je l’ai toujours entendu dire que la place des ergonomes n’était pas les services de gestion des ressources humaines, mais les services techniques de l’entreprise, là où se concevaient concrètement les situations de travail. »**

À la fin des années 1970, Wisner s’est intéressé aux spécificités économiques, culturelles et sociales des pays en voie de développement, et fonde alors le paradigme de l’« anthropotechnologie »^.

* Yves Clot, « Alain Wisner : un héritage « disputé » », Travailler, vol. 15, n^o 1, 2006, p. 185-194.

** Alain Wisner, Réflexions sur l’ergonomie, (1962-1995), Toulouse, Octares, 1995.

*** J. Buet, « Des rencontres avec A. Wisner », J. Duraffourg et B. Vuillon, (dir), Alain Wisner et les tâches du présent. La bataille du travail réel, Toulouse, Octares, 2004, p. 103.

a. Cf. sa page Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/​wiki/​Alain_Wisner.

Donc tu te retrouves à la fois en formation au CNAM, et au travail sur les recherches conduites par Alain Wisner.

Mon premier travail a été le dépouillement d’enregistrements de vibrations que réalisaient clandestinement les cheminots. De leur point de vue, il y avait un problème de mauvaises conditions de travail lié à la conception des cabines : vibrations, poste de conduite mal conçu, sans véritable siège. C’est aussi l’époque où la SNCF a introduit le dispositif « VACMA », dénommé aussi « homme mort », un dispositif de vigilance (le « cerclo » dans le langage des conducteurs) que les cheminots devaient serrer pour montrer qu’ils étaient actifs. Et s’il n’y avait pas de réarmement de la VACMA, un signal sonore retentissait puis, éventuellement, un dispositif de sécurité arrêtait la machine. Notre interlocuteur était délégué syndical CGT qui, clandestinement, réalisait des mesures pour contester l’état des conditions de travail. On lui expliquait comment installer les instruments sur les sièges dans les cabines de conduite… Je dépouillais et interprétais les enregistrements. Le délégué présentait les résultats à la Direction de la traction de la SNCF qui refaisait les enregistrements dans les mêmes conditions pour vérifier que les résultats que nous avions exploités n’étaient pas bidonnés. Nous contribuions ainsi à une « lutte ». Techniquement, le travail sur les vibrations avait des similitudes avec ce que je faisais avant, sauf qu’il y avait une dimension sociale immédiate.

Là, tu te retrouves dans un univers quand même radicalement différent du centre d’aviation.

Certes, et cet univers est en construction. Wisner a embauché un certain nombre de personnes. À l’époque, il y avait Antoine Laville, médecin, deux ingénieurs des mines, Berthoz et Foret, un médecin et une technicienne qui s’occupait d’acoustique, un ingénieur électronicien, et moi qui débarquais dans ce milieu. Ensuite il a embauché une psychologue, Catherine Teiger, puis Jacques Duraffourg, ancien ouvrier comme moi, dans la chimie, ex-dirigeant de la JOC, et syndicaliste CFDT. Nous étions, lui et moi, un peu des intrus dans ce milieu du fait de nos formations et du milieu ouvrier dont nous venions. Wisner a eu cette volonté et cette audace, sans doute aujourd’hui impossible, de faire cohabiter et collaborer dans ce laboratoire, malgré leurs différences et parfois leurs divergences politiques, mais attachés à la perspective qu’il défendait, des individus venant d’horizons extrêmement divers : psychologues, ingénieurs (polytechnicien, centraliens), philosophes, agronomes, anciens « établis », anciens ouvriers, réfugié politique chilien. Toutes et tous avaient comme objectif de contribuer au développement de la discipline et en particulier de l’analyse de l’activité de travail. D’autres venaient plutôt de milieu bourgeois, comme Wisner lui-même, ou comme Berthoz, (avec son oncle René Cassin ex-président de la Ligue des droits de l’homme ou son parrain le Pr. A. Minkowsky fondateur de la néonatalogie) mais homme de gauche, d’abord scientifique, et qui deviendra professeur au Collège de France.

Mais ce sont des grands bourgeois de gauche, et qui se rapprochent du mouvement syndical.

Certes, ces intellectuels se distinguent du mouvement syndical mais contribuent activement à une plus grande intégration des questions de conditions de travail dans leurs politiques revendicatives.

Dans le laboratoire de physiologie du travail il y a tout de même deux orientations distinctes, dont l’une plus « sciences dures » …

Oui, deux grandes orientations, dont l’une, pilotée par Laville, Teiger, Duraffourg plus tard, et moi, encore plus tard, sur l’analyse du travail.

Est-ce que le mot ergonomie est utilisé, déjà ?

Pas tout de suite, pas quand je suis rentré, mais assez vite, il est utilisé. Mais c’était l’ergonomie des physiologistes, pas encore l’ergonomie du travail. Donc à cette époque-là, sont embauchés des gens comme Jacques Theureau, ancien établi, Leonardo Pinsky, polytechnicien… Certains d’entre nous sont rémunérés grâce à des contrats de recherche de la CECA ou par l’armée. Pendant plusieurs années j’ai été payé sur des contrats de cette nature-là.

Et peu de temps après, survient mai-juin 1968…

Je me souviens évidemment de traces des manifestations et affrontements du mai 68, rue Gay-Lussac. Le laboratoire de physiologie du travail était et est toujours localisé au 41 rue Gay-Lussac à l’INETOP, formant les conseillers d’orientation, institut du CNAM, avec, dans ce lieu, un ensemble de laboratoires (psychologie du travail, psychologie de l’enfance, biométrie humaine, Institut national du travail). Pendant cette période de multiples débats ont eu lieu entre les personnels de ces laboratoires, avec les élèves psychologues, sans aboutissement concret. Nous avons créé un Comité de gestion au sein du laboratoire, avec l’ambition de gérer plus collectivement le fonctionnement du labo, par exemple le refus des contrats de recherche avec l’armée, etc. Sauf qu’il fallait bien payer les personnels rémunérés grâce aux contrats… donc, de multiples intentions qui ont, je pense, transformé les relations au sein de ce labo, et généré des débats sur le fonctionnement de la société, sur les manières d’intervenir directement avec les salariés – indépendamment des organisations syndicales – pour transformer leurs conditions de travail. En quelque sorte le développement d’une « pratique sauvage », en marge de l’institution, bien que ses initiateurs étaient dans l’institution, en quelque sorte une activité orthogonale à celle que Laville, Teiger, Duraffourg, et moi par la suite, allions développer : une ergonomie plus institutionnelle mais décalée par rapport à l’approche « facteurs humains ».

Mais toi, tu étais étudiant et travailleur…

Oui travailleur lorsque j’étais au sein du laboratoire, et étudiant lorsque je suivais les cours du CNAM, comme tous ceux qui suivaient des cours au CNAM. Durant cette période mouvementée socialement, nous avions, quelques-uns, créé l’association des travailleurs étudiants dont l’objectif était de faire évoluer les relations entre le corps professoral et les étudiants pour la filière centrée sur les sciences de l’homme et de l’organisation. Nous avons tenu des réunions avec Reynaud, Wisner, Goguelin, et quelques autres, sur la place que les travailleurs-étudiants pourraient avoir dans l’organisation des enseignements au CNAM. Cette dynamique s’est éteinte assez rapidement.

Et toi personnellement, comment tu t’engages dans le mouvement ?

J’étais engagé au sein de la CGT du CNAM. Avec Duraffourg, qui avait rejoint la CGT, nous étions en relation étroite, militante, avec Lucien Chavrot, secrétaire confédéral de la CGT, chargé de la politique revendicative.

Mais tu ne t’es jamais inscrit au PC ?

Non. Les débats que nous avions portaient à la fois sur la société, sur les positions différenciées des organisations syndicales, sur la place que pouvait occuper le laboratoire dans le bouillonnement de cette époque. Ces moments pouvaient être très tendus, à cause des enjeux qui nous portaient collectivement, mais qui s’estompaient dès lors que les orientations socio-politiques s’invitaient.

Est-ce que vous étiez conscients que la nature-même de votre activité d’analyse du travail était promise à partir de ce moment-là à un bel avenir ?

Je n’en suis pas certain, mais nous savions qu’elle tentait de répondre à un ensemble de questions sociales, encore mal traitées à l’époque et génératrices de multiples conflits sociaux.

Tu te retrouves dans un milieu, quand même, d’intellectuels.

Oui ! Qui n’a rien à voir avec ma formation et mon parcours professionnel. Je suis surpris, par la nature de ces débats différents de ceux que j’avais dans mon milieu professionnel antérieur, leur théorisation. Mais je me sens à l’aise dans ce débat qui concerne les relations entre les questions du travail, de la société, du développement, et le Politique.

Mais avec des discussions plus pointues, plus théoriques, plus épistémologiques ?

Oui, certaines centrées sur la neurophysiologie, pour laquelle je ne disposais pas des connaissances, ni de l’envie au regard de l’évolution des travaux de Berthoz et de leurs orientations fondamentales. C’est ce qui me fera rejoindre l’équipe de Laville qui se préoccupait des effets du travail et de son organisation sur la santé des travailleurs. C’est l’époque où Wisner accueille des personnalités comme Christophe Dejours, psychiatre, Bernard Doray psychiatre également et membre du PCF, Alexandre Dora, psychosociologue, réfugiée politique chilienne. Il contribue ainsi à initier un débat entre ces chercheurs aux orientations fondamentalement différentes, en espérant qu’il en sortira une réflexion utile pour le développement de la psychopathologie du travail. Wisner, c’est cela ! Mais les débats ne sont pas que scientifiques, mais également politiques, contribuant à comprendre les effets des organisations et du travail sur la santé physique et psychique des travailleurs, et à agir sur le travail.

Tu n’as pas un complexe d’infériorité culturelle ?

Au début, sûrement, quand j’ai rejoint le laboratoire ! Mais assez rapidement non ! Et encore moins quand j’ai quitté Berthoz pour rejoindre Laville, où l’analyse du travail était encore quasi inexistante – en dehors de ce qu’avaient développé Ombredane, Faverge, Leplat et Pacaud. Mais ces connaissances nécessitaient un approfondissement, un développement pour comprendre et répondre d’une part aux questions et problèmes vécus par les ouvrières, essentiellement à l’époque, de l’industrie électronique, de l’habillement. Les organisations syndicales étaient désarmées, et je me souviens de rencontres avec Lucien Chavrot et Michel Le Tron tous deux responsables des politiques conditions de travail de la CGT, et de la CFDT. Ils entendaient les récriminations des ouvrières qui se plaignaient, se mettaient en grève, et l’enjeu était de mieux comprendre leurs plaintes, leurs souffrances et de trouver de nouvelles manières d’agir…

Avec les salariés, peut-on supposer ? Non plus en tant qu’expert qui vient regarder de l’extérieur…

Bien sûr, on va observer leur travail, et discuter avec eux ou avec elles, pour tenter de comprendre les relations entre le travail qu’on attend d’elles, l’organisation, et la nature des plaintes qu’elles soient d’origine physique ou psychique

Et là, tu es autant à l’aise, sinon plus, que les autres chercheurs ?

Je ne sais pas, sans doute car on n’a pas de méthode d’analyse stabilisée, il faut inventer, et finalement je suis assez à l’aise avec cela !

Et on imagine qu’il y a de l’enthousiasme dans cette équipe qui innove…

Oui, à l’époque, il y a de l’enthousiasme, on contribue à instruire autrement des questions sociales. Mais on rencontre des difficultés de reconnaissance de la part des institutions de recherche. Par exemple, l’activité de Catherine Teiger n’était pas reconnue par la commission de psychologie du CNRS, certains, dans le milieu académique, disant que ce que nous faisions n’était pas de la science. En même temps que je suivais les enseignements, j’ai contribué au développement de la discipline, d’abord en étant responsable d’un enseignement d’analyse du travail, ensuite dans des interventions diverses en entreprise. Mais pour Wisner : « L’enjeu, n’était pas uniquement de comprendre ce qui se passe, dans le travail c’est aussi d’intervenir concrètement dans des situations professionnelles pour les changer. » Il avait donc créé une équipe d’intervention industrielle, avec Duraffourg, deux boursiers DGRST (Direction générale à la recherche scientifique et technique) et moi-même, responsable de l’équipe. Cette décision a fait débat au sein du laboratoire dans la mesure où tout le monde intervenait sur le terrain, dans l’électronique, l’habillement. Pourquoi donc créer une équipe spécifiquement dédiée alors que nous le faisons ? Sauf que pour Wisner, ce n’était pas : « On va analyser », c’était : « On va transformer concrètement les situations. » Nous avons réalisé notre première intervention dans l’entreprise SEB qui reconstruisait un atelier d’emboutissage dans les Vosges, l’ANACT soutenant ce projet.

Oui. Forts de nos connaissances acquises sur le terrain nous allons réaliser l’analyse du travail et des mesures d’ambiance. Nous avons fait notre boulot d’ergonomes, croyions-nous, sachant faire ce que l’on a fait. Nous rencontrons le directeur, les syndicats et les opératrices qui nous font part de leurs problèmes, nous réalisons des observations du travail, des mesures d’ambiance. Et puis, nous rédigeons un rapport avec nos recommandations que nous remettons à la direction de l’entreprise ! Nous avions négocié notre retour dans l’entreprise, une fois que l’atelier fonctionnerait pour nous rendre compte des transformations opérées. Quand nous y sommes retournés avec Duraffourg, nous avons découvert un lieu que l’on n’imaginait pas. Moins de bruit, de la clarté, une ambiance thermique agréable. Donc apparemment le paradis physique, mais l’enfer pour les salariés qui nous ont accueillis : « Oui, il y a moins de bruits, la maintenance est plus aisée, avec plus de place autour des presses ! Avant, dans l’ancien atelier, le week-end, on arrêtait le chauffage… Quand les presses étaient remises en route, il y avait des casses d’outils parce que les outils étaient froids… » Les responsables de la maintenance nous ont dit : « Les outils sont chambrés. Et donc, quand on redémarre les presses, plus de problème au redémarrage ! » Donc des aspects positifs, sans doute pas tous liés à notre intervention. Quant aux opératrices, elles nous dirent apprécier ces évolutions, « mais alors, les cadences ! ». Avant, elles avaient des cadences qu’elles maîtrisaient en partie : « J’appuie sur la commande de la presse, mes avant-bras sont tirés vers l’arrière grâce au système de sécurité, pendant que l’outil descend. » Maintenant, non ! Les presses ont été automatisées avec des cadences de production importantes, qu’elles jugent insupportables, compte tenu de l’attention visuelle requise, des tâches accessoires, etc. Donc une attention et une pression psychologique nouvelle que l’on n’avait pas imaginées. Elles étaient ressenties par les femmes. Et là, on s’est dit : « Mais mince ! Si l’ergonomie, c’est… ». Nous avons rédigé le rapport d’évaluation de notre propre action, dans lequel nous indiquions l’augmentation des cadences, terme contesté par le directeur. Nous nous sommes rendu compte d’une chose finalement extrêmement « simple » : on ne peut pas faire de recommandations et s’en aller en imaginant que les recommandations deviendront un principe d’action, si on ne mobilise pas, dans des structures ad hoc, les salariés, leurs représentants, et l’encadrement, pour discuter de manière opérationnelle du projet. Il faut parvenir à être intégré au projet pour contribuer à transformer l’existant en imaginant le futur. L’enseignement que nous faisions avec Duraffourg s’en est trouvé modifié : certes l’analyse du travail est indispensable, mais si elle ne s’intègre pas dans le projet de transformation, elle peut contribuer à produire le pire.

Donc cela a été un tournant sur le plan de la philosophie de la méthode ?

Ah oui, tout à fait !

Avec l’ANACT qui était là, qui vous a payé ?

L’ANACT a soutenu le projet puisqu’elle avait négocié notre intervention avec la direction. Elle a publié nos deux rapports, mais en fait elle était absente, hormis le chargé de mission qui nous présenta au démarrage de l’action et était présent lors de la restitution…

Ils finançaient les études au début.

Oui, des études, des colloques, des rencontres avec les partenaires sociaux avec les représentants d’organismes équivalents. Les actions conduites alors par l’ANACT, étaient plutôt du type organisation de rencontres avec des équivalents étrangers, de concours d’architecture industrielle, le financement d’études pour les branches professionnelles, le financement d’ouvrages de sociologie, ou d’économie centrés sur le travail et l’organisation. Mais pas d’intervention directe en entreprise

L’ANACT est constituée avec quels profils ?

Des chargés de mission, ingénieurs venant de l’industrie ou du conseil, sociologues, économistes, anciens permanents syndicaux, etc., J’ai succédé à un responsable de département qui avait travaillé dans la société d’ingénierie de la Régie Renault. Dans le département « Conception des systèmes de travail » dont j’ai pris la charge, un chargé de mission a été recruté par la fondation européenne de Dublin responsable des enquêtes sur les conditions de travail en Europe.

Il n’y avait pas d’ergonomes ?

Wisner m’avait dit : « Vous êtes un peu à l’étroit, ici, au CNAM, compte tenu de ce que vous faites, ce serait bien que vous ayez un domaine d’intervention plus large. » Faisant partie du Conseil d’administration de l’ANACT, il avait évoqué avec le directeur de l’ANACT l’éventualité d’une mobilité temporaire. Le directeur, Pierre-Louis Rémy, depuis 1983, était favorable à cette idée. J’ai coopéré avec des chargés de mission de l’ANACT, sur des questions de conception, d’interfaces pour les chantiers de bâtiments, les moyens de manutention, les échafaudages. Je suis retourné au CNAM plusieurs années. J’ai posé ma candidature en 1986 à l’ANACT, profitant de l’opportunité ouverte par le départ d’un responsable du département « Conception des systèmes de travail ». Mon embauche ne s’est pas faite facilement, certains responsables de département craignant l’arrivée du « rouleau compresseur » de l’ergonomie. L’ergonomie a fait son incursion avec moi.

Il n’y avait pas des réticences politiques, aussi ?

Parmi le personnel il y avait des militants de la CGT et de la CFDT, je ne crois pas qu’il y ait eu des réticences de leur part. Mais il y a eu une levée de boucliers de la part des responsables de département ce qui a conduit Rémy à me faire passer un entretien avec un cabinet de recrutement qui a insisté sur ma compétence technique, mais n’était pas très positif sur ma capacité à animer une équipe. Rémy est passé outre.

Il y avait derrière cela le courant de Rocard et puis le patron de Danone, Riboud.

1987 a été marquée par le rapport Riboud et son impact sur le patronat, puis en 1990, l’idée de modernisation négociée s’invite dans les discours de Michel Rocard Premier ministre, et de Jean-Pierre Soisson ministre du Travail. Pierre-Louis Rémy a contribué activement à la mise en œuvre de la politique de modernisation négociée, ce qui a entraîné des évolutions sensibles de l’activité de l’ANACT. On passait de l’opposition patrons-syndicats à l’initiation d’un processus impliquant les acteurs sociaux dans une perspective commune.

D’où venait cette conviction de Rémy, selon laquelle il fallait que l’ANACT soit plus dans l’intervention ?

Je pense que dans le projet de modernisation négociée, il était important de structurer un dispositif d’intervention. Les colloques ne suffisaient plus, il fallait agir ! De plus, Rémy souhaitait qu’une partie des interventions soit rémunérée. Mais un service public qui fait payer ses interventions, cela a généré de vifs débats au sein de l’ANACT, mais également avec les services de l’inspection du travail. La mise en œuvre de la modernisation négociée a nécessité le développement d’un outillage permettant l’amplification de l’idée et de faire de l’intervention de masse. D’où la création du diagnostic court.

Au départ, tu étais contre. Et à l’arrivée ?

Personnellement je n’étais pas trop favorable à cette idée qu’en trois jours, on pouvait analyser des situations, faire des recommandations et mettre en mouvement les acteurs. Mais comme responsable d’un département, je n’allais pas m’y opposer, et donc j’ai contribué en participant à l’élaboration du document pédagogique, ainsi qu’à la formation des chargés de mission de l’ANACT et des associations régionales, ainsi que des consultants qui étaient « labellisés » en quelque sorte.

Et sur quoi portent les interventions du département « Conception des systèmes de travail » à cette époque ?

J’ai participé à des projets de conception d’imprimeries du Monde et celle du Figaro entre 1987 et 1990 avec mes anciens collègues du CNAM. Cette action s’inscrivait dans une double perspective : développer et partager des compétences dans le domaine de la conception. La direction du Monde avait décidé de déménager du sous-sol de la rue des Italiens, pour construire une nouvelle imprimerie à Ivry-sur-Seine. La CGT du livre avait négocié le fait que l’équipe du CNAM, qui m’a associée à ce projet, participe au processus de conception, en faisant de l’assistance à la maîtrise d’ouvrage. Ultérieurement j’ai été sollicité pour intervenir lors de la conception de l’imprimerie du Figaro, à Roissy.

Donc, dans le même domaine technico-industriel…

Oui, mais avec des interlocuteurs très différents, les relations sociales au Figaro étant beaucoup plus conflictuelles. Par exemple, les rotativistes du Monde, avaient obtenu qu’il y ait un ascenseur aux rotatives pour monter avec les pièces lourdes. Nous étions allés à Berne chez WIFAG, le constructeur de rotatives qui ne comprenaient pas cette demande dans la mesure où aucun de leurs clients n’avait fait cette demande. Mais la direction du Monde a entériné, et lorsque nous sommes intervenus au Figaro, les ouvriers du livre ont demandé le même aménagement a priori refusé. Nous avons donc eu une discussion avec le directeur financier du Figaro et le secrétaire du syndicat des rotativistes. Nous nous sommes retrouvés spectateurs d’une négociation, dont les termes étaient « la grève et pas de journaux, ou des ascenseurs ! »

Tu es très technique dans tes propos… Quelqu’un d’autre pourrait rapporter une intervention en parlant de ce qu’il a vécu, des syndicats qui l’emm., ou de son incompétence pour écrire le rapport, etc. Mais tu en parles systématiquement sur le registre technique.

Je parle de technique parce qu’il s’agissait de projets dans lequel nous devions apporter une expertise sur le travail futur dans un environnement socio technico-organisationnel à concevoir.

Je suppose qu’un sociologue ou un psychologue du travail ne parleraient pas de ces projets de la même manière, parce que leur mode d’action, l’objet de leur travail ou de leur recherche sont différents. Toutefois, dans les interventions dont j’ai esquissé les contours, nous avons mis en place des groupes de travail avec les ouvriers, le maître d’ouvrage, les différents maîtres d’œuvre, pour simuler ce que serait le travail futur dans les nouvelles situations, afin d’élaborer collectivement des compromis technico organisationnels. Pour l’usine de plasturgie, il s’agissait de contribuer à la conception d’une usine réunissant un ensemble de technologies dont l’entreprise n’avait pas une expérience confirmée. Les salariés ont été recrutés pendant le processus de conception et nous n’avons pas pu les intégrer dans le processus. Nous avons donc associé les ingénieurs, les ouvrières et ouvriers des autres usines ainsi que les représentants syndicaux dans un projet de conception d’usine dans laquelle ils n’iraient pas travailler.

Ta légitimité repose ici d’abord sur ton savoir technique…

Oui, mais ce savoir technique est mis en œuvre dans des dispositifs dans lesquels la question sociale est en permanence sous-jacente. De même pendant la conduite du projet technico-organisationnel auquel l’ergonome est associé, pour l’ergonome c’est la question du travail concret à venir qui oriente son action et qui permet la discussion avec l’ensemble des acteurs sociaux, techniques ainsi qu’avec les dirigeants. Chez Manducher, nous avons été sollicités pour un projet de conception d’un objet technico-organisationnel. Les simulations de l’activité que nous avons réalisées ont mis en évidence que certains des choix technologiques n’étaient pas pertinents, et qu’une grande partie de l’automatisation projetée était vouée à l’échec, ce qui a conduit la direction du groupe à abandonner une partie importante des investissements projetés et à faire fonctionner certaines parties de l’usine en mode dégradé.

Votre intervention a échoué ?

Non, je ne crois pas, c’est l’utilisation de méthodes de simulation de l’activité qui a mis en cause le projet techniciste initial de Manducher. Notre intervention a souligné le fait que ce projet ne pouvait pas fonctionner comme imaginé, obligeant l’entreprise à revenir sur des options sur lesquelles elle s’était engagée et qui, si elle avait persisté, auraient dégradé les conditions de travail et la qualité de la production.

À cette époque quels sont les autres départements de l’ANACT ?

Les trois autres départements sont « Informatisation et Travail », « Organisation du Travail », et « Formation Qualification et Travail ». Tous en faisant de l’intervention, Remy avait réussi à imposer cette ligne. Avec essentiellement des interventions courtes – plutôt 3 jours au début, 5 jours ensuite – et des interventions longues dans quelques cas. Ce qui posait des problèmes concernant la concurrence avec les consultants privés : comment un consultant public peut-il se faire rémunérer ? J’ai d’ailleurs eu des échanges de courriers avec un certain nombre de consultants. On avait un argument un peu simpliste pour se justifier, « oui, mais nous, on valorise en diffusant largement ».

En 1991, c’est le départ de Pierre-Louis Remy, l’arrivée d’Henri Rouilleault et ta nomination comme directeur adjoint « scientifique et technique »…

Ce changement de directeur se traduit-il par un changement d’orientation de l’ANACT ?

Pour moi personnellement il y a un changement majeur. Il contribue au développement du réseau des associations régionales. Il institutionnalise le comité scientifique que j’avais initié sous l’impulsion de Wisner. Il renforce les relations avec le milieu scientifique, par exemple avec le GIP Mutations industrielles et des services avec lequel nous animions un séminaire avec un réseau de consultants. L’ANACT est chargée de la mise en œuvre d’un dispositif d’accompagnement des entreprises pour parvenir à des accords sur la réduction du temps de travail. Des actions relatives à la RTT avaient été mises en œuvre s’appuyant sur la loi de Robien, avant son extension par Martine Aubry. L’ANACT va mettre en place un dispositif d’accompagnement – formations, ouvrages de méthode, expérimentations en entreprise – déployé à grande échelle avec les ARACT et avec des consultants labellisés. J’étais inquiet du fait que l’ANACT, institutionnellement sous la tutelle de la Direction des relations du travail, devienne le « bras armé » du Ministère, perde de son autonomie relative quand bien même cette action, critiquée par le patronat, renforçait le rôle politique de l’ANACT. Est-ce qu’il était légitime que j’exprime cette position ? Je n’en suis pas certain, mais il pouvait y avoir divergence entre des enjeux politiques et des enjeux de méthode et d’identité.

En fait tu as alors deux fonctions, « Directeur-adjoint » (« DGA ») et « Directeur scientifique et technique »…

Oui, deux fonctions parfois antagoniques, ce qui peut en partie expliquer des prises de position différentes.

Ce qui a donné pas mal de visibilité au réseau…

Certaines orientations et actions ont contribué à cette visibilité. Sur les questions de démographie du travail, j’avais noué des relations avec le CREAPT dont je connaissais depuis longtemps le directeur Serge Volkoff. Cela a abouti à l’organisation d’un colloque avec la fondation de Dublin, un projet mobilisant l’ensemble des associations régionales et conduisant à la production d’ouvrages. Un autre projet a porté sur la compréhension des relations entre le travail, son organisation et l’explosion des troubles musculo squelettiques. J’étais en relation avec Marcel Goldberg, épidémiologiste à l’INSERM, que j’avais connu au sein du CRIAST (Collectif d’interventions sur les atteintes à la santé des travailleurs) que nous avions créé en 1981. Goldgerg a facilité le lancement d’une vaste étude épidémiologique mobilisant les médecins du travail, et ceci, malgré une opposition du patronat qui craignait une modification du tableau des maladies professionnelles. Bien que n’ayant aucune compétence réelle dans le domaine des statistiques, j’ai imaginé qu’il devait être possible de combiner des données statistiques de divers organismes : la DARES, le CEREQ, la CNAM-ATMP, l’INSEE…, poursuivant des objectifs différents mais liés au travail. Henri Rouilleault était opposé à ce projet : « Nous ne sommes pas des statisticiens, tu ne te rends pas compte de ce à quoi tu t’attaques ! ». J’ai malgré tout rencontré les responsables de ces organismes qui, après réflexion, ont adhéré à l’idée d’une combinaison de données hétérogènes et dispersées. Nous avons collaboré avec un organisme spécialisé dans la conception de cartographies destinées à la réflexion et à l’action d’acteurs divers dans des contextes territoriaux du travail. Ce n’était pas un outil expert, mais un outillage souple, favorable à une évolution des débats entre acteurs des territoires.

J’ai initié d’autres projets plus organisationnels même s’ils étaient centrés sur l’activité des chargés de mission. Le premier a consisté à mettre en œuvre un dispositif de capitalisation, une majorité de chargés de mission de l’ANACT étant persuadés qu’accumuler, c’était capitaliser. L’idée sous-jacente était la suivante : les chargés de mission exposent des interventions réalisées et on en débat. Je m’étais inspiré pour cela de ce que nous faisions au CNAM : des rencontres entre différents labos (sociologie du travail, psychologie du travail, Centre de gestion scientifique de l’École des Mines) où nous mettions en débat des recherches, des points de vue. Ce séminaire de confrontations méthodologiques exposait les chargés de mission aux remarques de leurs collègues, à la critique, à la mise en discussion de leur activité ! Nous avons dû arrêter cette expérience, les chargés de mission se sentant agressés. Plus tard, nous avons monté une formation aux processus de capitalisation. On percevait bien les difficultés rencontrées lorsqu’il s’agissait de rédiger pour généraliser et diffuser. Les chargés de mission racontaient ce qu’ils avaient fait, ce qui est important et intéressant, mais pas suffisant dans une perspective de généralisation. Là aussi, échec…

J’ai aussi proposé un projet d’organisation matricielle de l’ANACT, les métiers étant positionnés dans les départements qui dégageaient des ressources combinées en fonction des actions. Ce projet a généré immédiatement une réaction négative de la part des responsables de département qui y percevait une perte d’autonomie. Henri a donc décidé : « Non ! Pas d’organisation matricielle ! ». Je revenais périodiquement à la charge… Je suis comme ça ! Finalement, Henri Rouilleaut a cédé, l’organisation a été transformée mais, malgré son acceptation formelle, des difficultés opérationnelles se sont manifestées.

Tu as impulsé d’autres activités ?

Tu peux revenir sur la manière, dont, selon toi, l’implication de l’ANACT dans la mise en place des « 35 heures » a été un tournant ?

Les 35 heures ont été une transformation radicale entraînant « l’industrialisation » des actions, de l’ANACT comme des ARACT : tout était cadré, comme d’ailleurs antérieurement pour les diagnostics courts, mais pour les diagnostics courts une grande autonomie d’action existait. Par contre la mise en œuvre des actions relatives à la réduction du temps de travail a transformé assez fondamentalement la réflexion au sein de l’agence. Il était devenu difficile de discuter des principes présidant à cette mesure politique et des modalités d’action ! Alors que sur d’autres sujets, débattre du contenu était normal, là cela devenait difficile, le réseau étant d’une part impliqué opérationnellement dans la mise en œuvre dans une politique socialement conflictuelle, d’autre part les chargés de mission devenaient dépendants d’un processus totalement cadré, avec une perte d’autonomie en termes de réflexions et d’actions.

L’ANACT affiche son attachement à la double implication, patronale et syndicale, dans la conduite de ses interventions, mais en pratique ?

Cette manière d’agir en tenant compte des points de vue d’acteurs ayant des positions contrastées, voire divergentes a, je crois, été bien intégrée par l’ensemble des chargés de mission. Le développement du diagnostic court à grande échelle a sûrement favorisé cette posture, mal comprise par l’inspection du travail qui souhaitait que nous lui remettions nos rapports puisque « nous faisions partie du même ministère ! », tout en oubliant que nos missions étaient assez fondamentalement différentes. Ces principes n’ont pas toujours été respectés, ce qui a conduit le conseil d’administration de l’ANACT à me confier le projet d’élaboration d’une charte de déontologie qui a été adoptée par l’ensemble des représentants patronaux et syndicaux et qui est toujours d’actualité.

Après les 35 heures, l’ANACT s’implique sur les « RPS », puis sur la « QVT »…

Tu quittes l’ANACT et tu prends ta retraite en 2006, mais tu conserves quelques activités ?