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Recensions et notes de lecture

Vincent-Arnaud Chappe, Jean-Philippe Tonneau (dir.), Le droit du travail en sociologue

Angelo Salento
p. 207-294
Référence(s) :

Vincent-Arnaud Chappe, Jean-Philippe Tonneau (dir.), Le droit du travail en sociologue, Paris, Presses des Mines, 2022, 196 p.

Texte intégral

1Il existe entre la sociologie et le droit du travail une relation pour ainsi dire « objective» , qui prend racine dans la genèse des deux disciplines, toutes deux nées d’un effort de rationalisation de la modernité industrielle. Malgré ce lien originel, la relation entre la sociologie du travail et le droit du travail n’est en aucun cas linéaire et évidente. Au contraire, il s’agit d’une relation marquée par l’alternance de phase de rapprochement et d’éloignement. Là où l’on pourrait s’attendre à une forte collaboration entre les deux champs disciplinaires, on trouve souvent, au contraire, des malentendus et des contradictions, voire une ignorance mutuelle.

  • 1 Cf. le numéro monographique 3/2022 de Sociologia del Lavoro, édité par F. Martelloni et A. Salento (...)

2Pour comprendre à quel point cette relation n’est pas anodine, on peut l’envisager sous deux angles. Le premier consiste à étudier comment les juristes du travail adoptent des notions sociologiques ; le second à observer la manière dont les sociologues observent les transformations juridiques. La première perspective – que nous pourrions appeler la « sociologie juriste du travail » – est probablement, des deux, celle dont l’histoire et les apports sont les plus riches. Au cours du xxe siècle, puis à nouveau au cours du nouveau siècle, la manière dont les juristes du travail ont abordé le travail sociologique a changé. Dans l’expérience italienne, sur laquelle je peux témoigner avec plus de compétence1, on peut reconnaître au moins quatre phases. La première, au début du xxe siècle, est celle de la « fondation » du droit du travail moderne : une phase où le souci des théoriciens a été d’assurer au droit du travail une « distance de sécurité » par rapport à la sociologie, afin de maintenir sa nature de droit « libéral» , fondé sur les dogmes du formalisme juridique. La deuxième phase, entre les années 1950 et 1970, a été celle d’un rapprochement considérable de la démarche des juristes avec celle des sociologues. En Italie, ce sont les années au cours desquelles Gino Giugni a élaboré la théorie de l’ordre intersyndical, basée sur l’institutionnalisme de Perlman et Commons. C’est l’époque où le domaine interdisciplinaire des études sur les relations industrielles émerge, plus en raison de l’intérêt des juristes pour la perspective sociologique que de l’intérêt des sociologues pour les régulations juridiques du travail. La troisième phase, entre les années 1980 et le début des années 2000, est celle d’un éloignement progressif du droit du travail des approches sociologiques, au profit d’un rapprochement avec les études managériales et une théorie économique de matrice marginaliste. Cette évolution a des répercussions très concrètes ! C’est l’époque où apparaissent à l’échelle européenne les « réformes » qui ont érodé les fondements du droit du travail classique, légitimant la « flexibilité » et la fragmentation des processus de production. La dernière phase, après le krach financier de 2008, voit un nouveau rapprochement, motivé surtout par l’intérêt des avocats du travail pour les processus de numérisation et leurs implications sur l’organisation du travail.

3La deuxième perspective – l’observation sociologique du droit du travail – est peut-être encore plus controversée, du moins dans sa tradition italienne. La séparation entre le droit et la sociologie – que la célèbre controverse entre Hans Kelsen et Eugen Ehrlich représente de manière idéale-typique – a eu ici des conséquences particulièrement durables : le droit reste la chasse gardée de la science juridique, tandis que la sociologie se voit confier, dans une position sensiblement subordonnée dans la distribution du capital académique, l’analyse des pratiques et règles sociales non juridiques. L’étude sociologique du droit s’est cantonnée à une discipline spécialisée, la sociologie juridique, qui est d’ailleurs largement l’expression d’une science juridique « anti-formaliste », une sociologie « de juristes » mais dans laquelle le droit a perdu la position centrale que les classiques lui avaient attribuée. Bien sûr, il y eut des exceptions, et le domaine des études sur les relations industrielles est toujours peuplé de sociologues autant que de juristes, mais finalement, en Italie, dans le domaine de la sociologie du droit, il y a eu très peu d’études sur la transformation du droit du travail (à l’exception, pratiquement, de celles de l’auteur de cette critique). Plus récemment, sur des sujets spécifiques, l’intérêt des sociologues pour la régulation juridique s’est nettement accru, comme dans le cas des recherches sur les global value chains, où la question du law shopping est déterminante. Dans l’ensemble, cependant, on ne peut pas dire que la transformation du droit du travail en Italie soit observée de près par les sociologues.

4On peut donc comprendre avec quel intérêt les lecteurs italiens abordent le livre de Vincent-Arnaud Chappe et Jean-Philippe Tonneau. Dans ce riche recueil d’essais, l’objectif n’est pas tant de reconstruire des collaborations interdisciplinaires entre le droit du travail et la sociologie, mais précisément de comprendre les perspectives pour lesquelles le droit peut être un objet très intéressant pour l’analyse sociologique. Par rapport à la tradition italienne, il est immédiatement évident que la sociologie française – et en particulier la sociologie du droit – a maintenu, bien qu’avec une certaine discontinuité, une proximité remarquable avec les questions de changement du droit du travail, sans doute grâce à l’héritage de Durkheim et de l’école du droit social.

5L’ouvrage rassemble des contributions sur plusieurs domaines thématiques. Un premier domaine thématique concerne les transformations du système du droit du travail, à travers une analyse des transformations de la culture juridique. Il s’agit d’un sujet difficile, qui nécessite une expertise interdisciplinaire sérieuse car, à rebours de cette idée selon laquelle le droit « reflète » toujours les transformations sociales, il faut à l’instar de Weber considérer que le changement juridique est toujours médiatisé par les opérateurs du droit, leurs pratiques et leurs idéologies. Sur ce thème, le chapitre de Claude Didry retrace, en mobilisant les outils de la théorie sociale de Bourdieu, les transformations inaugurées par l’invention du contrat de travail, mais s’interroge également sur les conséquences, pour le droit du travail, lorsque l’on passe d’une accumulation capitaliste de type productif à une accumulation de type financier, ce qui implique une tendance à la disparition de l’entreprise en tant qu’institution sociale (rappelant ainsi que le droit du travail ne peut être compris qu’en lien avec le droit commercial). L’essai de Laurent Willemez retrace, en se référant également à la théorie des champs de Bourdieu, les différentes époques du droit du travail, et notamment le passage d’un droit du travail orienté vers la défense de la « partie faible » à un droit du travail conçu comme un instrument de rationalisation des stratégies d’accumulation.

6Le deuxième domaine thématique concerne l’utilisation du droit comme outil non seulement pour pratiquer mais aussi pour imaginer l’innovation. Dans cette perspective, le chapitre de Josepha Dirringer présente l’expérience d’un groupe de juristes du travail qui s’est donné pour tâche de rédiger une proposition de nouveau Code du travail, visant à recomposer un cadre complet de protections pour les travailleurs dans un contexte très fragmenté. C’est d’ailleurs un témoignage très intéressant des difficultés rencontrées lorsqu’on essaie de combiner le travail de construction normative avec l’analyse sociologique (afin justement de construire un droit du travail capable de répondre aux besoins réels). Les chercheurs sont alors confrontés à des obstacles épistémologiques, mais aussi à la difficulté, pour ainsi dire « politique» , de relier les travaux des chercheurs en sciences sociales (y compris les juristes) à la réalité des mouvements sociaux. Le chapitre de Michel Lallement est également consacré à l’utilisation du droit comme instrument de transformation, en reconstituant l’importance de la « question des règles » dans toutes les grandes « utopies du travail» .

7Le troisième domaine thématique concerne les transformations des relations industrielles (avec l’essai d’Arnaud Mias sur la question de la décentralisation de la négociation, observée dans une perspective sociojuridique) et le rôle des syndicalistes dans la pratique du droit du travail (avec le chapitre de Jérôme Pélisse présentant une recherche sur l’intermédiation des syndicalistes dans l’application des normes juridiques).

8Un quatrième domaine thématique concerne l’utilisation du droit « à partir du bas» , comme outil de défense et de promotion des conditions de travail. Le chapitre de Jean-Philippe Tonneau illustre, à travers une recherche menée dans une usine automobile belge, le rôle de l’action en justice dans la mobilisation contre les licenciements collectifs. Au-delà des effets du jugement, le recours au droit permet de modifier le rapport de force entre travailleurs et direction. Le chapitre de Sarah Abdelnour et Émilien Julliard illustre ce que l’on peut appeler la « lutte pour le droit » des travailleurs de plateforme, à travers les choix interprétatifs promus par les praticiens du droit pour ramener les travailleurs de plateforme dans le champ de la protection du travail subordonné. L’essai de Daniel Véron souligne l’importance et la complexité de l’utilisation du droit du travail pour traiter la condition de subordination « intersectionnelle » des travailleurs précaires sans papier : ici, la reconnaissance d’une relation de subordination affecte l’intégration civique, qui à son tour est décisive pour la régularisation des conditions de travail. L’essai de Camille Trémeau nous rappelle cependant que l’usage du droit par les travailleurs – leur perception du légal et de l’illégal, de ce qui est indigne et de ce à quoi il faut réagir juridiquement – est, concrètement, lié à leur socialisation (non seulement salariale, mais aussi familiale et scolaire), c’est-à-dire à la complexité des dispositions émergeant de l’expérience socio-biographique, toujours liée au contexte. Et le chapitre de Maud Simonet montre, en se référant au Québec, que les opérations de requalification judiciaire du bénévolat en travail peuvent créer des zones grises entre travail et non-travail, institutionnalisant de fait une sphère de travail non rémunéré.

9Un cinquième domaine thématique, enfin, comprend des analyses sur le rôle d’intermédiation des opérateurs interagissant avec le domaine juridique. Le chapitre d’Anaïs Bonanno concerne le travail d’intermédiation entre le domaine juridique et le domaine économique effectué par les fonctionnaires du ministère du Travail en France : un travail de formalisation et de reformulation qui, bien qu’ayant un effet de sanction plus faible qu’on ne le croit généralement, constitue en réalité une activité de production de règles. L’essai de Romain Juston Morival analyse l’imbrication entre le savoir médical et le cadre juridique dans la médecine de prévention dans le secteur public : ici le médecin de prévention exerce en fait une action de pédagogie juridique, avec un travail d’alignement, de fait, des conditions sur les attentes légales.

10En définitive, si la limite de ce volume est de ne pas présenter une trajectoire argumentative univoque – il s’agit d’un recueil de contributions, plutôt que d’un ouvrage collectif – sa vertu est précisément de rendre compte, à travers des exemples significatifs, de l’ampleur des études qui, dans le panorama français, peuvent être définies comme « sociologie du droit du travail ». Observée depuis le contexte italien, cette grande richesse apparaît admirable et prometteuse. Dès lors que les trajectoires du droit du travail et des relations industrielles sont communes aux pays européens, il serait très utile de développer à l’avenir des recherches à dimension transnationale et interdisciplinaire, une urgence en cette époque de transformations radicales du travail et du capitalisme.

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Notes

1 Cf. le numéro monographique 3/2022 de Sociologia del Lavoro, édité par F. Martelloni et A. Salento, sur « Travail et règles. Les sciences sociales et le droit du travail face aux crises du nouveau siècle ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Angelo Salento, « Vincent-Arnaud Chappe, Jean-Philippe Tonneau (dir.), Le droit du travail en sociologue »La nouvelle revue du travail, 22 | -1, 207-294.

Référence électronique

Angelo Salento, « Vincent-Arnaud Chappe, Jean-Philippe Tonneau (dir.), Le droit du travail en sociologue »La nouvelle revue du travail [En ligne], 22 | 2023, mis en ligne le 11 avril 2023, consulté le 16 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/nrt/14055 ; DOI : https://doi.org/10.4000/nrt.14055

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Auteur

Angelo Salento

Université de Salento (Lecce)

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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