1Cet ouvrage collectif, coordonné à plusieurs mains au nom du réseau de recherche Marché du travail et genre (MAGE), rassemble plus de quarante contributions de chercheuses, de syndicalistes, de membres d’associations féministes et de femmes ayant participé à des mobilisations sociales récentes (celle des Gilets jaunes par exemple) ou plus anciennes (notamment dans les « années 68 »). Il est organisé en six chapitres qui regroupent des synthèses de travaux académiques, des textes rédigés par des militantes et des entretiens avec des actrices de terrain. Étant donné le grand nombre des contributions, il ne sera pas question d’une présentation exhaustive de l’ouvrage mais plutôt d’un panorama des enjeux traités.

2Le chapitre 1 est consacré à l’histoire des luttes des femmes en France, avec une attention particulière à mai 68 et à la décennie 1970. Un texte portant sur les mobilisations italiennes de la même période apporte un éclairage complémentaire, et trois contributions traitent de mobilisations plus récentes : la lutte contre la réforme des retraites de 1995 en France, les mobilisations syndicales dans la Tunisie postrévolutionnaire des années 2010, et le mouvement des Gilets jaunes en 2020 en France. Il ressort de ce chapitre que lorsque les femmes s’engagent massivement dans les mobilisations, elles bouleversent des fonctionnements établis et androcentrés : elles s’organisent différemment, par exemple avec des groupes femmes d’entreprises, elles mettent en avant des revendications nouvelles (droit à l’avortement, égalité des salaires entre les femmes et les hommes, lutte contre les violences sexuelles, etc.), dans bien des cas elles poussent à l’action intersyndicale et à la coopération entre syndicats et organisations féministes. Les mobilisations des femmes et leur intégration aux syndicats ne vont cependant pas sans heurts, nombreuses sont celles qui soulignent la résistance explicite ou larvée de leurs camarades masculins et des organisations syndicales.

3Le chapitre 2 rassemble des contributions sur les services, secteur à majorité féminine dans le domaine des soins aux personnes, mais à majorité masculine dans les domaines qui traitent des objets à l’instar de la logistique. Ce dernier cas fait l’objet d’un texte qui met en lumière les résistances à une plus grande intégration des femmes, résistances qui prennent toutefois une ampleur et des formes diverses en fonction des métiers. Dans les métiers à prédominance féminine tels que l’enseignement, la puériculture ou encore les soins aux personnes âgées, l’égalité professionnelle n’apparaît pas toujours comme une revendication pertinente aux yeux des premières concernées. Les inégalités entre femmes et hommes sont souvent moins perçues et moins mises en avant par les salarié.es que les inégalités entre femmes (selon la qualification, le niveau hiérarchique), et les conditions de travail font plus souvent l’objet de mobilisations : elles sont régulièrement dénoncées au regard des conséquences néfastes pour les personnes prises en soins (enfants en crèche, personnes âgées en EHPAD). La faible mixité des métiers n’empêche toutefois pas de formuler une demande d’égalité, c’est ce que permet la revendication de « salaire égal pour travail de valeur égale » : une des contributions fournit plusieurs exemples détaillés de comparaison des métiers et des rémunérations et plaide en faveur de la revalorisation des métiers à majorité féminine.

4Le chapitre 3 interroge les dispositifs qui œuvrent en faveur de l’égalité professionnelle en montrant leurs limites. D’une part, ces dispositifs rencontrent des obstacles : non-conformité des entreprises avec les obligations légales, par exemple en termes d’ouverture de négociations, résistance des entreprises à changer réellement les pratiques ou à mettre en place des rattrapages salariaux, stigmatisation des salariées engagées dans des réseaux de femmes, etc. D’autre part, les définitions de l’égalité et les outils mobilisés varient et entraînent des actions différentes : la focalisation sur le plafond de verre et sur les inégalités salariales « toutes choses égales par ailleurs » limitent les mesures correctrices et bénéficient principalement aux cadres, tandis qu’une vision plus large de l’égalité amène à inclure la mixité des métiers et des formations, la lutte contre les violences sexuelles, ou encore l’articulation de la vie personnelle et de la vie professionnelle. Enfin, les contributions réunies dans ce chapitre s’accordent sur les inégalités entre femmes face à l’égalité professionnelle : dans sa version dominante, celle-ci bénéficie avant tout aux femmes occupant les postes les plus prestigieux et les mieux rémunérés, laissant de côté la majorité des travailleuses.

5Le chapitre 4 interroge les dynamiques de genre dans les métiers du numérique. La numérisation des emplois apparaît ambivalente : le travail est transformé et parfois rendu moins pénible par l’usage des nouvelles technologies, mais l’informatisation entraîne aussi la disparition d’emplois répétitifs et peu qualifiés, largement féminisés. La promesse d’une articulation emploi/vie personnelle facilitée par la numérisation ne résiste pas à l’épreuve des faits : les salarié-es subissent, dans bien des cas, une pression à la disponibilité permanente et à la « flexibilité » temporelle. Du côté des métiers du numérique, les constats sont là aussi ambivalents. Les métiers de l’ingénierie en informatique restent fortement masculinisés (80 % d’hommes) mais la part des femmes y travaillant est plus forte que la part de femmes dans les formations dédiées, à l’inverse des autres spécialités de l’ingénierie où les femmes sont plus nombreuses dans les écoles que dans les emplois. Autre paradoxe : les femmes ingénieures en informatique ont des conditions d’emploi et des rémunérations égales ou très proches de celles de leurs homologues masculins, mais elles sont nombreuses à se dire insatisfaites et à envisager de changer d’emploi, ce qui pourrait être dû au sexisme diffus ou explicite subi dans ce secteur. Une contribution portant sur les consultantes en système d’information analyse ce sexisme ordinaire : reproches sur la manière d’être lors des évaluations (trop sensible, trop autoritaire, trop réservée…), tâches réalisées à leur place et sans leur avis par des collègues hommes, propos ou attitudes sexualisantes non consenties, circulation d’images pornographiques… Ces contributions permettent de questionner les dynamiques contradictoires d’un secteur en forte expansion où les femmes sont nombreuses mais restent discriminées.

6Le chapitre 5 porte lui aussi sur le numérique, en se plaçant cette fois du côté des usages « cybersexistes » et « cyberféministes » des réseaux sociaux et d’internet (sites, blogs, chat). Les organisations féministes et syndicales se sont saisies du numérique pour mener des campagnes d’information, de revendication (par exemple autour de l’égalité professionnelle ou des violences sexistes et sexuelles), pour recueillir des témoignages, ou encore pour fournir une aide aux personnes victimes de violences dans le cadre professionnel, conjugal ou familial. Ces formes relativement nouvelles d’action ne se substituent pas pour autant aux activités habituelles de discussion et de mobilisation sur les lieux de travail, d’intervention en milieu scolaire, de manifestation, etc. Plusieurs contributions soulignent l’ampleur et la gravité du harcèlement en ligne dont sont victimes les femmes qui prennent publiquement la parole pour dénoncer le sexisme, un harcèlement facilité par la rapidité et l’anonymat des publications sur les réseaux sociaux. Les cyberviolences concernent aussi de nombreuses filles et femmes visées par des camarades de classe, ou par des petits amis ou conjoints.

7Le chapitre 6 aborde une question majeure et pourtant peu traitée jusque-là : celle des conséquences des violences intrafamiliales et conjugales sur l’emploi des femmes. Les violences ne s’arrêtent en effet pas aux portes des lieux de travail : les conjoints violents peuvent harceler par téléphone, attendre leur victime à la sortie du travail, interdire à leur compagne de travailler, surveiller ses horaires ; les conséquences physiques et mentales des violences peuvent entraîner une incapacité à travailler ou à trouver un emploi. Une enquête statistique menée en Belgique auprès de salarié.es montre qu’elles et ils sont nombreux-euses à faire part de violences subies sur leur lieu de travail ou à proximité, et des conséquences néfastes de ces violences sur leur santé et leur emploi. En France, près de 60 % des victimes de violences conjugales déclarent que ces violences ont perturbé leurs études ou leur travail. Une contribution met en lumière l’importance accordée à l’emploi par les associations de soutien aux victimes en France. Par contraste, aux États-Unis, les associations et les pouvoirs publics privilégient la mise en sécurité des femmes, ce qui les oblige parfois à devoir quitter leur emploi (car le lieu de travail est connu du conjoint). En France, des dispositifs spécifiques d’aide sont prévus mais sont très insuffisants d’après plusieurs contributrices, sans compter les situations où les deux membres du couple travaillent dans la même entreprise ce qui engage directement la responsabilité de l’employeur en matière de santé et sécurité au travail. Les victimes de violences ont besoin de temps pour se mettre à l’abri, pour réaliser un ensemble de démarches, et pour se rétablir, ce qui nécessiterait un socle de droits spécifiques (congés, droit à la mobilité, etc.).

8Cet ouvrage propose ainsi un panorama des questions soulevées par les transformations contemporaines de l’emploi des femmes, par les inégalités professionnelles, et par les mobilisations féminines qu’elles soient syndicales, féministes, ou, et c’est de plus en plus souvent le cas, les deux à la fois. Il est extrêmement riche et il combine avec succès un état des lieux de la recherche et des contributions d’actrices de terrain et de militantes, ce qui en fait un outil qui intéressera sans doute, au-delà du milieu académique.