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Recensions et notes de lecture

Sophie Orange et Fanny Renard, Des femmes qui tiennent la campagne

Auréliane Couppey
p. 207-294
Référence(s) :

Sophie Orange et Fanny Renard, Des femmes qui tiennent la campagne, Paris, La Dispute, 2022, 214 p.

Texte intégral

1Au cours d’une enquête menée de 2017 à 2018, composée de 54 entretiens menés auprès de jeunes femmes de classe populaire habitant en milieu rural, Sophie Orange et Fanny Renard ont souhaité étudier le rôle de ces femmes dans les territoires ruraux et montrer comment les institutions présentes dans ces territoires cherchent activement à les retenir.

2Au sein de chacune de ses quatre parties, l’ouvrage détaille la manière dont les différentes institutions présentes – l’école, la sphère professionnelle, les communes et la famille – participent à l’insertion et au maintien de ces femmes au sein de leur territoire d’origine. Si les femmes étudiées en viennent à s’investir dans ces territoires, c’est aussi parce qu’elles y sont poussées, par des effets de sélection positive, et que s’opèrent des socialisations spécifiques à ces territoires, les amenant à se placer dans des carrières rurales.

3La spécificité des carrières décrites dans l’ouvrage est avant tout liée à l’entrelacs des différentes sphères institutionnelles caractéristiques des territoires ruraux, qui rend possible des transferts d’une sphère à l’autre. Les trajectoires des enquêtées mettent ainsi en lumière la manière dont les divers acteurs qu’elles rencontrent ont un rayon d’action qui dépasse leur propre domaine et dont elles peuvent bénéficier : grâce aux liens familiaux, il leur devient possible de trouver un travail, les acteurs scolaires peuvent les orienter vers des carrières locales, la réputation gagnée dans des associations locales peut leur ouvrir des portes professionnelles… Tout au long de l’ouvrage transparaît la force de ces réseaux d’interconnaissance, centraux dans des territoires peu peuplés et caractérisés par une forte personnalisation des engagements et des relations.

4Toutefois les femmes ne sont pas de simples réceptrices de ces ressources. Prenant le contrepied de l’idée d’une sédentarité forcée, causée par des capitaux insuffisants qui empêcheraient les femmes de partir, les autrices montrent que les territoires où résident ces femmes et les diverses sphères où elles se trouvent prises sont l’occasion de développer et de mobiliser des capitaux. Elles sont des actrices à part entière des réseaux d’interconnaissance dans desquels elles évoluent.

5C’est en premier lieu dans les trajectoires scolaires (chapitre 1) que l’insertion des enquêtées dans les campagnes commence. L’offre scolaire, marquée par la dispersion des établissements et leur place centrale au sein de l’économie symbolique des territoires étudiés, dévoile que les femmes opèrent très tôt des choix afin de trouver une voie répondant à leurs attentes et à leur(s) projet(s). Les acteurs de l’institution scolaire les aiguillent tout au long de leur parcours, et participent à la construction des projets étudiants ; ils en viennent ainsi à imposer « de[s] destins et de[s] vocations spécifiques qui contribuent à les retenir dans les établissements locaux » (p. 58). Si la valeur du diplôme a été intériorisée et que les enquêtées sont plus diplômées que leurs parents et, souvent, que leur conjoint, force est de noter qu’il ne s’agit pas de n’importe quel diplôme, mais bien de diplômes les amenant à des projets professionnels compatibles avec les emplois locaux et avec une vie locale. Émerge ici l’idée, développée tout au long de l’ouvrage, de la construction par les femmes et les institutions, de trajectoires respectables (Skeggs, 2015), au caractère profondément local.

6La question de l’emploi (chapitre 2) constitue un point épineux dans la constitution de ces trajectoires, et donne à voir la tension entre les ressources et les capitaux dont disposent les femmes et le marché du travail au sein duquel elles essaient de s’insérer. La possession de diplômes ne permet en effet pas de pallier la précarité professionnelle d’un marché du travail marqué par des emplois difficiles, faiblement rémunérés et aux horaires contraignants. L’obtention immédiate d’une situation professionnelle stable est de fait particulièrement difficile. La mobilisation des réseaux d’interconnaissance permet alors un accès à l’emploi, puisque ce sont, à la fois, les offres d’emploi qui sont portées à la connaissance des enquêtées, et elles qui sont portées à la connaissance des employeurs, y compris pour des emplois ne correspondant pas à la formation de ces femmes ; « l’interconnaissance des petites communes […] sert de gage pour l’ajustement aux postes » (p. 71). Qui plus est, des activités non-professionnelles, comme les expériences de baby-sitting et de soins aux personnes, acquises dans le cadre familial, sont fortement mobilisées. Elles contribuent à orienter les femmes vers les filières professionnelles du care, particulièrement demandées dans les territoires ruraux, où elles pourront continuer à les développer et, comme le montrent les chapitres suivants, à les appliquer dans d’autres sphères.

7À un autre, niveau, la superposition entre les sphères professionnelles et personnelles marque également les liens entre les femmes étudiées et leur clientèle. Si la personnalisation de la relation entre les enquêtées et leur clientèle est en partie due à la nature des métiers de care et d’accueil qu’elles exercent souvent, métiers qui n’existent pas qu’au sein des campagnes, le degré très élevé d’interconnaissance ainsi que son rôle central témoigne de la spécificité de ces territoires. Effectivement, l’ouvrage s’emploie à montrer que les emplois et les lieux qu’occupent ces femmes, tels que les instituts de beauté, créent des formes de solidarité entre professionnelles et clientes, pouvant donner lieu à des liens amicaux. Ces derniers en viennent alors à constituer des espaces de sociabilité féminine, qui « fonctionnent pleinement comme des instances de régulation de la vie locale » (p. 97), palliant le déclin des espaces ruraux de sociabilité masculine, comme les bars-tabacs. Mais l’interconnaissance ne résout pas tout. La précarité constitutive des emplois auxquels ces femmes ont accès est un point central de l’ouvrage, à laquelle s’ajoute la question de la distance ; loin de l’idée d’une sédentarité rurale, les autrices indiquent que le quotidien des enquêtées est fait de « fortes mobilités pendulaires » (p. 65), c’est-à-dire de longs allers-retours entre le domicile et le lieu de travail.

8Ces emplois, surreprésentés dans les territoires ruraux, sont ainsi faits pour des jeunes femmes, pas encore mères, sans projet immobilier, prêtes à accepter des conditions de travail difficiles. Toutefois, lorsque les conditions de travail produisent trop d’insatisfaction, ou qu’un projet professionnel intéressant se constitue, certaines n’hésitent pas à quitter le salariat pour s’engager dans la voie de l’indépendance. Si ce statut est une autre forme de précarité, ce choix atteste tout de même des marges de manœuvre, certes relatives mais bien présentes, que les femmes (se) créent tout au long de leur trajectoire professionnelle.

9La fonction publique, et plus largement la vie des communes où résident et travaillent ces femmes (chapitre 3), n’est pas sans présenter de nombreuses similitudes avec le marché de l’emploi privé ; les emplois proposés sont parfois précaires, le recours au travail bénévole important, les horaires sont difficiles, et la personnalisation des relations y est centrale, dans le recrutement comme dans la vie professionnelle quotidienne des femmes étudiées. Ce dernier élément est l’occasion pour les autrices de développer les nuances et les complexités des réseaux d’échange entre les enquêtées et leurs voisin.e.s, collègues, client.e.s, connaissances – ou tout à la fois, du fait de la proximité des différentes sphères. L’idée d’un système de dettes mutuelles, dont les femmes bénéficient autant qu’elles y contribuent, est au cœur de la réflexion. Ce système, loin d’être simple, est peuplé de ressources rendues disponibles aux femmes, comme des formations, des aides financières, mais aussi des obligations sociales, professionnelles et amicales, que l’interconnaissance rend compliquée à refuser. C’est par exemple le cas de l’investissement associatif, qui demande de longues heures de travail bénévole, lesquelles deviennent difficiles à refuser une fois les femmes déjà engagées dans des clubs. Les institutions sont partie prenante de ce système, mobilisant les femmes déjà impliquées en leur sein et les constituant, au fil du temps, en actrices majeures de la vie des communes, et notamment de leur vie associative. Tout comme les espaces d’« entre-soi » féminins que peut constituer la relation des femmes exerçant des métiers de soin et de relation au client, les espaces associatifs sont eux aussi des lieux de vie centraux, ce dont les communes sont conscientes. Se tissent ainsi des carrières locales qui fournissent aux femmes qui y accèdent une respectabilité et une reconnaissance locale importante. Néanmoins, les autrices présentent également le cas intéressant des femmes pour lesquelles les réseaux d’interconnaissance et leur statut notable représentent un poids. La question de la réputation locale, particulièrement présente dans ces espaces restreints, n’est pas vécue de la même manière par toutes les femmes, et constitue un instrument de contrôle social horizontal, rendu particulièrement puissant du fait des fortes interconnaissances qui règnent dans les communes.

10La famille (chapitre 4) apparaît en filigrane dans l’intégralité de l’ouvrage ; les attentes des parents qui peuvent influencer les trajectoires scolaires, l’envie de s’installer près de la cellule familiale, le poids du métier et des loisirs du compagnon, les ressources que les membres de la famille mobilisent pour aider les femmes, etc. Sphère indissociable des trajectoires des jeunes femmes qui font l’objet de l’étude, la famille constitue à la fois un puits de ressources et un ensemble d’obligations avec lesquelles les enquêtées doivent composer et négocier.

11Les proches familiaux le sont aussi géographiquement, constituant des personnes disponibles pouvant rendre rapidement des ressources, qu’il s’agisse de ressources professionnelles mais aussi de ressources matérielles, alimentaires notamment. Compte tenu des situations parfois précaires des femmes étudiées, ces ressources constituent des appuis précieux qu’elles ne peuvent mobiliser qu’en restant, elles aussi, proches de leur famille, et notamment de la lignée maternelle. L’importance de ces ressources permet également de pointer du doigt l’absence d’autres ressources, nommément les ressources étatiques ; « [f]aute d’une politique forte et universelle d’accompagnement, [les ressources familiales] viennent atténuer la précarité qui affecte l’entrée dans la vie adulte, tout en restant inégales selon les classes sociales » (p. 155). Pour les jeunes femmes de classe populaire, les liens avec la famille constituent une aide précieuse pour faire face à la précarité. Ce système de dons n’est pas à sens unique, car les jeunes femmes fournissent elles aussi des ressources. Les autrices donnent l’exemple de services rendus par les enquêtées, qui vont du prêt de vaisselle à l’organisation d’obsèques, et relèvent très justement que cette participation au système d’échange et d’interconnaissance s’inscrit dans des temporalités longues. Les femmes enquêtées bénéficient tout au long de leur vie de ressources de la part des mères ou grand-mères, et, une fois elles-mêmes adultes, participent à leur tour en prenant soin de leurs parents âgés.

12Mais la famille comprend également le couple. Les enquêtées étant toutes soit célibataires, soit en couple avec des hommes, l’ouvrage donne un précieux aperçu de la manière dont leur relation hétérosexuelle s’imbrique dans la sphère familiale. La famille accueille, approuve – ou non – le conjoint, et lui fait à son tour bénéficier de ressources. C’est aussi le cas de la belle-famille, qui accueille la conjointe, et qui peut également contribuer à élargir le cercle de sociabilité féminine lorsque des liens se créent entre belles-sœurs, belles-mères, et l’enquêtée. La proximité géographique, lorsque les deux familles habitent dans des communes proches, permet d’établir et de maintenir des liens forts, en les négociant lorsque la belle-famille pose des problèmes. Dans tous les cas, les femmes tiennent un rôle important dans la gestion des relations avec la famille et la belle-famille.

13Au sein même du foyer les femmes ont une place centrale car, elles restent les principales gestionnaires domestiques et les responsables du soin aux enfants, même si les autrices mentionnent l’implication de certains conjoints et l’intériorisation des normes de partage des tâches ménagères. Néanmoins leurs décisions, et notamment la mobilisation ou absence de mobilisation de certaines normes éducatives et les manières d’élever les enfants, restent soumises au « contrôle collectif de la communauté qui, au moyen des commérages – avérés ou seulement anticipés et craints – encadre les pratiques éducatives des jeunes mères » (p. 181). Le contrôle social horizontal, déjà présent dans le cas de certaines de ces femmes du fait de leur notabilité et de leur statut professionnel, pèse également sur elles lorsqu’elles atteignent le statut de mère de famille.

14L’ouvrage montre également que le couple demeure, comme les autres sphères, un lieu d’échange de ressources et d’obligations. Lorsque les attentes des femmes envers leur conjoint ne sont pas remplies, elles peuvent mettre fin à la relation, une fin facilitée par les ressources culturelles, sociales et économiques dont elles disposent et qui souvent sont supérieures à celles du conjoint. Se dessine une autre spécificité des territoires ruraux : les femmes qui tiennent la campagne sont moins nombreuses que les hommes qui y vivent, elles sont souvent plus diplômées qu’eux et tendent à disposer de plus de ressources. Cette asymétrie influence la manière de se mettre en couple et de vivre la relation, du côté des hommes comme de celui des femmes. Les hommes tiennent aux femmes qui tiennent la campagne.

15L’ouvrage offre un panorama riche et détaillé, moins de la vie des femmes à la campagne que de leurs divers investissements, des acteurs qui les maintiennent dans ces territoires, de ce qui les pousse à elles-mêmes souhaiter rester, et de la construction de trajectoires marquées par les spécificités des territoires ruraux. Au fil des chapitres se détache ainsi l’importance de la superposition des diverses sphères, qui permettent le transfert de ressources et capitaux, créant des marges de manœuvre au sein de champs marqués par la précarité et les conditions de travail difficiles. Ce sont en effet les conditions dans lesquelles les femmes tiennent la campagne qui sont ici interrogées, et l’analyse des marges de manœuvre qu’elles créent et des ressources dont elles se saisissent, permet aux autrices de souligner très justement que tout cela se fait dans un contexte de désengagement massif de l’État. Se détache également la question de la respectabilité ; les femmes étudiées souhaitent construire des parcours respectables. Le contrôle social horizontal, permis par le fort entrelacs des sphères et exercé notamment par les femmes entre elles, est un moyen de maintenir cette respectabilité, et constitue un des fils conducteurs de l’ouvrage. Mais demeure alors la question des femmes moins respectables – ou peu respectables –, ne disposant pas de diplômes, et dont le capital d’autochtonie ne suffit pas à leur assurer une place au sein des communes. Il est alors possible de regretter que ces femmes ne soient que très peu mentionnées dans l’ouvrage – il est par exemple indiqué qu’elles sont moins attirantes pour les hommes que les femmes étudiées (p. 194) –, et on ne peut que se demander quelle est la place qu’elles occupent au sein de ces campagnes que d’autres femmes tiennent.

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Bibliographie

Skeggs Beverley (2015), Des femmes respectables. Classe et genre en milieu populaire, traduit de l’anglais par Pouly Marie-Pierre, Marseille, Agone.

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Pour citer cet article

Référence papier

Auréliane Couppey, « Sophie Orange et Fanny Renard, Des femmes qui tiennent la campagne »La nouvelle revue du travail, 22 | -1, 207-294.

Référence électronique

Auréliane Couppey, « Sophie Orange et Fanny Renard, Des femmes qui tiennent la campagne »La nouvelle revue du travail [En ligne], 22 | 2023, mis en ligne le 11 avril 2023, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/nrt/14205 ; DOI : https://doi.org/10.4000/nrt.14205

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Auteur

Auréliane Couppey

Ehess, LIER-FYT

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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