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Corpus – Assigné·e·s au sous-emploi

La précarité, une norme imposée aux jeunes femmes des classes populaires rurales

Precariousness, a norm imposed on young women from the rural working classes
La precariedad, una norma impuesta a las jóvenes de las clases populares rurales
Perrine Agnoux

Résumés

Cet article met en évidence les injonctions à l’entrée sur le marché du travail et leurs conséquences sur les itinéraires de jeunes femmes de classes populaires rurales. À partir d’une enquête ethnographique auprès de bachelières professionnelles du secteur médico-social, il montre que les jeunes femmes ne disposent pas toutes des supports familiaux nécessaires pour se conformer au modèle du jeune travailleur défini par les politiques et institutions de l’emploi, en particulier dans les espaces ruraux. Alors que les filles des fractions précarisées, qui vivent une autonomisation brutale, peinent à se stabiliser en raison de leur décalage avec ce modèle, la normalisation de la précarité favorise l’exploitation du travail de celles qui bénéficient d’un accompagnement parental à l’entrée sur le marché du travail.

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Texte intégral

  • 1 Au recensement de 2018, 53,7% des personnes travaillant dans le département sont ouvrier·e·s ou em (...)
  • 2 Le taux de chômage féminin des 18-24 ans s’élève à 28,9 %. Inférieur à la moyenne métropolitaine, (...)

1Dans un contexte de déstabilisation du salariat, qui touche inégalement les différents groupes sociaux (Maruani & Reynaud, 2004), cet article analyse les injonctions à l’entrée sur le marché du travail et leurs effets sur les parcours professionnels de jeunes femmes de classes populaires dans les espaces ruraux, peu favorables à l’emploi féminin (Arrighi, 2004 ; Kula & Gueguen, 2018). Il repose sur une enquête ethnographique réalisée dans un département historiquement agricole et particulièrement éloigné des grandes agglomérations (cf. encadré ci-dessous), caractérisé par une surreprésentation des classes populaires1 et des inégalités de genre importantes sur le marché du travail, malgré un taux de chômage relativement faible 2.

2Dans cet espace singulier, cette étude explore les conséquences des injonctions à l’entrée du marché du travail, indissociables des politiques de l’emploi à destination des jeunes, sur les itinéraires de bachelières professionnelles. Alors que le rôle de pratiques éducatives genrées dans la famille d’origine a été pointé pour comprendre les parcours féminins divergents dans les classes populaires (Testenoire, 2015), avec une inégale importance accordée au métier des filles, une partie d’entre elles, attachées à l’activité à temps plein dans « leur domaine », sont pourtant mises au ban du salariat stable. Cet article interroge alors les effets du fonctionnement de l’emploi et des politiques de jeunesse dans cette mise à l’écart plus ou moins durable. Il analyse le caractère genré de cet enfermement dans la précarité, mais également son renforcement dans un territoire rural, avec des possibles professionnels restreints, des déplacements conditionnés à la motorisation, mais aussi une offre de services de proximité limitée (garde d’enfants, santé, etc.) qui alourdit le travail domestique féminin, avec la concentration croissante de services publics dans certains pôles (Bezes & Lidec, 2016 ; Deville, 2023).

Encadré : Une enquête sur « celles qui restent »

L’enquête ethnographique, réalisée dans le cadre d’un travail de thèse débuté à l’automne 2017, visait à explorer les parcours d’entrée dans la vie adulte de celles qui s’installent dans leur département rural d’origine. Inspirée des enquêtes de Nicolas Renahy et Benoît Coquard sur les jeunes hommes dans les espaces ruraux (Renahy, 2005 ; Coquard, 2019), j’ai mobilisé différents canaux pour sélectionner les cinquante-quatre jeunes femmes enquêtées (âgées de 18 à 24 ans au premier entretien). En raison de la surreprésentation du secteur médico-social dans le départementa, j’ai effectué un suivi de cohorte de sortantes de baccalauréats sanitaires et sociaux, filières qui scolarisent près de la moitié des bachelières professionnelles et sont présentées comme une opportunité pour celles qui souhaitent rester sur leur territoire. D’anciennes élèves, approchées par plusieurs biais (contacts d’enseignantes, listes de résultats au baccalauréat, contacts donnés au cours des entretiens, etc.) ont été rencontrées en entretiens, le plus souvent répétés. J’ai également mobilisé mes réseaux d’interconnaissance antérieurs à l’enquête pour contacter certaines d’entre elles. À partir de ces premiers entretiens, j’ai pu accompagner plusieurs enquêtées dans des activités et sorties (shopping, baignades, verres en ville, fêtes de villages, soirées au domicile…). Enfin, au cours des dix-huit mois passés sur le terrain, je me suis impliquée dans des activités de loisirs citées lors des entretiens (Zumba, salle de sport).

Afin d’étudier la socialisation de ces jeunes femmes, en particulier dans sa dimension spatiale, j’ai aussi enquêté au sein des institutions d’encadrement de cette jeunesse féminine populaire. J’ai conduit des entretiens et des observations en lycée et à la mission locale. J’y ai rencontré des enseignantes, conseillères, formatrices et employeuses du secteur pour observer les normes véhiculées par ces professionnellesb.

Cette multiplication des accès au terrain m’a permis d’observer des filles des fractions précarisées des classes populaires, moins présentes dans les enquêtes récentes sur les jeunesses féminines rurales (Amsellem-Mainguy, 2021 ; Orange & Renard, 2022), même si la population enquêtée surreprésente toujours le « haut de l’échelle » (Mauger, 1991). Parmi elles, c’est sur les 42 jeunes femmes qui n’ont pas suivi d’études supérieures que se fonde ici l’analyse. 20 ont suivi une formation complémentaire de niveau inférieur ou égal à leur baccalauréat professionnel (le plus souvent d’aide-soignante ou un CAP petite enfance). Les portraits mobilisés permettent de visibiliser les contraintes structurelles que rencontrent ces jeunes femmes non diplômées du supérieur sur le marché du travail, les marges de manœuvre dont elles disposent et les tactiques qu’elles adoptent pour se stabiliser professionnellement.

a. Les hôpitaux des deux villes principales sont les deux plus gros employeurs. Les quatre familles professionnelles les plus représentées chez les actives en emploi sont agentes d’entretien, aides-soignantes, aides à domicile et aides ménagères, infirmières et sages-femmes. Elles représentent plus du quart des emplois dans le département (26 %). Source : Insee, RP – 2016.
b. Le féminin a été privilégié, car il s’agit très majoritairement de femmes.

3La première partie de l’article pointe les attentes liées à une « norme de jeunesse » à l’entrée sur le marché du travail : comme dans l’enseignement supérieur (Gaide, 2018), les nouvelles recrues sont définies par les institutions de l’emploi et les politiques publiques comme des jeunes travailleuses avant d’être des adultes. Être une femme jeune, c’est être considérée en bonne santé physique, mais aussi partiellement dépendante de ses parents, largement déchargée du travail domestique, et donc pleinement disponible pour le travail salarié. On postule aussi que c’est pouvoir se satisfaire d’emplois précaires et d’un salaire d’appoint, puisque bénéficiant de soutiens matériels parentaux. C’est enfin être vue comme devant faire la preuve de sa capacité à s’insérer professionnellement et de sa motivation par son travail gratuit (Simonet, 2018). La suite de l’article interroge les conséquences à moyen terme de cette norme de jeunesse sur les parcours des jeunes femmes, en fonction de ressources inégales pour s’y conformer. La deuxième partie pointe l’exploitation du travail des jeunes que cette norme favorise. La troisième partie met l’accent sur l’éviction du marché du travail d’une partie d’entre elles, situation amplifiée par les contraintes propres aux espaces ruraux. Si la norme de jeunesse à l’entrée sur le marché du travail n’est spécifique ni à ces espaces ni aux emplois majoritairement occupés par les femmes de classes populaires, elle a des effets genrés particulièrement forts dans ces territoires, en particulier dans les fractions précarisées des classes populaires, maintenues à l’écart du salariat stable.

1. La stabilisation professionnelle : un parcours d’endurance

4Les diplômes du secteur tertiaire de ces jeunes femmes étant faiblement valorisés sur le marché du travail (Maillard, 2010 ; Divert, 2021), elles doivent composer avec un espace des possibles contraint. Après avoir décrit ces possibles professionnels, je montre que la jeunesse des travailleuses renforce les pénibilités physiques et organisationnelles qui caractérisent leurs emplois.

1.1. Faire avec le marché du travail local

5Les parcours des jeunes femmes enquêtées dessinent les formes de la précarité à laquelle celles qui ne poursuivent pas d’études supérieures sont confrontées à l’entrée sur le marché du travail rural. Ils esquissent trois voies principales, associées à des conditions d’emploi et de travail différenciées.

6Tout d’abord, le travail en CDI dès la sortie du lycée s’accompagne de conditions d’emploi ou de travail dégradées. Ainsi, les temps partiels dominent dans le service en restauration et l’hôtellerie, où exercent cinq enquêtées. Les temps pleins, dans l’aide à domicile par exemple, sont difficilement soutenables en raison de la pénibilité du travail : quatre enquêtées y ont exercé sans pouvoir se maintenir plus de six mois dans l’emploi. Ces CDI sont souvent perçus comme des emplois d’attente, parfois cumulés avec d’autres emplois (en particulier auprès d’enfants) ou avec des formations.

7Le travail auprès d’enfants (garde d’enfants à domicile, animation périscolaire, remplacements en crèche ou en école), souvent décrit comme une vocation, est effectué sur des contrats courts et à temps partiel, voire en service civique, autant de statuts qui ne permettent pas d’accéder à l’autonomie matérielle. Les quatre jeunes femmes qui occupent ces emplois à la fin de l’enquête envisagent pourtant de s’y stabiliser à terme. Trois exercent en parallèle d’autres emplois compatibles avec leur activité (remplacements en caisse, service dans un bar et surveillance en lycée).

  • 5 22/50 ayant passé leur baccalauréat depuis plus de 3 ans.

8Enfin, le travail dans des structures hospitalières publiques ou dans des EHPAD privés, en tant qu’agente des services hospitaliers (ASH) ou aide-soignante constitue le troisième et principal débouché : environ une sur cinq y exerce à la sortie du baccalauréat professionnel, un tiers un an plus tard, et près de la moitié trois ans après la sortie du lycée5. Ces dernières aspirent à de petites carrières hospitalières horizontales (Arborio, 2004), leur ouvrant l’accès à des services moins pénibles physiquement et en termes organisationnels que ceux de gériatrie, où elles travaillent toutes dans un premier temps. Ces mobilités sont toutefois conditionnées à une titularisation dans la fonction publique hospitalière, qui n’intervient généralement pas avant le délai maximal légal d’emplois en CDD, de six ans.

9Les jeunes femmes s’orientent et sont orientées par leurs proches, les enseignantes en lycée ou les institutions de l’emploi dans cet univers des possibles, marqué par des emplois de services peu qualifiés et très féminisés, en forte croissance en dehors des grandes villes et de leurs banlieues (Bisault, 2017). Plusieurs témoignent ainsi de l’aide de la mission locale pour obtenir un contrat aidé en EHPAD ou un service civique à la mairie de leur village. Si la plupart saisissent ces « opportunités », le refus de ces formes d’emploi dégradées dans les soins et services à la personne apparaît particulièrement coûteux, comme le montre le cas de Kelly. Hébergée par ses parents, elle est au chômage après avoir refusé un service civique (« T’es payée 600 € pour le même travail… Et tu cotises pas pour ta retraite, tu cotises pas pour Pôle emploi, tu cotises pour rien »). Elle refuse aussi le travail en EHPAD, qu’elle perçoit comme trop difficile à endurer sur le long terme, et aspire à un emploi stable (« J’ai envie de trouver un travail pour avoir un travail qui me plaît aussi, pour pouvoir continuer dans le travail. »). Après plusieurs mois de chômage, Kelly finit pourtant par se plier à la norme de précarité à l’entrée sur le marché du travail, en acceptant un remplacement à l’hôpital qu’elle sait non renouvelable.

10Dans ces emplois des soins et services à la personne, présentés comme le débouché majeur pour les jeunes femmes peu diplômées par les conseillères de la mission locale rencontrées, la jeunesse accentue alors les pénibilités organisationnelles et physiques.

1.2. Une injonction à la disponibilité genrée renforcée par la jeunesse

11Ces emplois féminisés sont d’abord caractérisés par des pénibilités organisationnelles fortes, dans ces métiers situés dans le prolongement de la sphère domestique, où l’injonction à la disponibilité prévaut (Chabaud-Rychter, Fougeyrollas-Schwebel & Sonthonnax, 1985 ; Dussuet, 1997). Les jeunes femmes expérimentent les temps partiels imposés (Angeloff, 2000) et la montée des horaires atypiques (Matinet & Rosankis, 2019 ; Briard, 2022 ; Lambert & Langlois, 2022), quand leurs compagnons (le plus souvent ouvriers ou agriculteurs) travaillent majoritairement à temps plein et en horaires fixes, bien que parfois décalés.

12Cette injonction genrée à la disponibilité pèse particulièrement sur les jeunes recrues, qui n’ont a priori pas de responsabilités familiales et un travail domestique limité. En raison de cette disponibilité biographique supposée, elles doivent composer avec des horaires extensifs, décalés et imprévisibles. Dans les services de gériatrie, elles sont cruciales dans la gestion des absences liées à la réduction des moyens économiques à l’hôpital (Divay, 2010). Lise, 22 ans, aide-soignante, souligne ainsi que le fait de ne pas avoir d’enfant la désigne comme remplaçante de dernière minute :

Bah, le problème, c’est que moi j’ai pas d’enfant… Donc, tu peux faire jouer sur ça, si tu veux dire : « Moi j’ai des enfants à faire garder ou quoi… Je peux pas, ma nourrice est pas là. » Ou : « J’ai personne. » Mais moi qui ai pas d’enfant, je sais que si je refuse, de toute façon, je sais que mon contrat sera pas renouvelé. (Entretien avec Lise, mars 2018)

13La jeune femme témoigne ici, comme d’autres enquêtées, de la crainte du non-renouvellement de son CDD en cas de refus de se plier à cette injonction, directement relayée par les employeuses du secteur. Ainsi, lors de journées portes ouvertes d’un lycée professionnel, la directrice d’une plateforme de recrutement et formation dans l’aide à domicile explique les difficultés de recrutement par le manque de disponibilité des jeunes :

Madame J. m’explique que « les jeunes veulent tout avoir » à cause de la « société de consommation » : « maintenant les gens ils veulent aller à l’aquagym le soir, partir en vacances tous les quatre matins, avoir le dernier téléphone… ». Le problème de recrutement ne serait pas « propre à l’aide à domicile », mais récurrent dans les emplois où « il y a des contraintes fortes », que les jeunes n’accepteraient plus : « c’est pareil en hôpital, en usine ». (Journal de terrain, mai 2019)

14Ces représentations d’une jeunesse qui refuserait les contraintes professionnelles tranchent pourtant avec le dévouement au travail dont font preuve certaines jeunes femmes rencontrées, un dévouement qui conditionne leur employabilité.

1.3. Norme de jeunesse et pénibilités physiques dans les emplois subalternes

15Un second présupposé à l’entrée sur le marché du travail, qui concerne cette fois les jeunes femmes autant que les jeunes hommes dans les emplois subalternes, est leur endurance physique. À l’hôpital, en grande surface ou dans l’aide à domicile, les tâches les plus pénibles physiquement sont confiées aux jeunes, en raison de leur résistance supposée. Dans l’aide à domicile, le travail en CDI à temps plein qui leur est proposé est difficilement tenable, comme le montre l’expérience d’Aurélie. Après le lycée, elle réside chez son père (plombier salarié) et détient déjà le permis de conduire, financé par ses grands-parents. Elle obtient immédiatement un CDI à temps plein dans une structure associative, à condition d’investir dans un véhicule, acheté à crédit. Elle ne « tient » toutefois que six mois dans un emploi qu’elle envisageait comme durable :

Aurélie : Je te promets, je pense que toute ma vie… Que j’ai jamais autant trimé ! Mais pourtant, Dieu sait que pourtant, je pense que pour mon bac j’ai trimé à fond, hein ! Et puis même, ça me pétait… Enfin j’étais… C’est pas une dépression que j’ai fait, mais putain, j’étais pas bien. Mentalement… Même physiquement ! J’avais perdu plus de dix kilos. […] Du coup, ils m’ont rajouté des heures et en novembre je me suis mise en arrêt maladie.
Ah ouais ?
Aurélie : Ah carrément !
Parce que t’étais en burn-out ou quoi ?
Aurélie : Ben c’était presque ça quoi ! Enfin bon, à mon âge, tu peux pas trop le dire. Mais c’est presque ça ouais ! (Entretien avec Aurélie, mai 2018)

16On perçoit dans les propos d’Aurélie comment la croyance en la plus grande résistance que lui confère sa jeunesse, qui s’ajoute à l’échéance de son crédit automobile, l’a incitée à persister pendant près de six mois dans une position physiquement éprouvante.

17La bonne santé physique apparaît alors comme l’un des principaux atouts de ces jeunes femmes sur le marché du travail. C’est aussi le cas pour leurs compagnons, qui peuvent accéder à des emplois ouvriers particulièrement durs physiquement et mieux rémunérés. Ainsi, Aurélie souligne que son compagnon Jérémy a immédiatement trouvé un CDI « bien payé », en dehors de son domaine de formation, chez un transporteur de viande surgelée. Consciente de la centralité de ces ressources physiques pour la sécurité matérielle du couple, elle pointe le risque qu’implique la pratique du rugby pour le ménage, à tel point qu’elle l’incite à l’arrêter :

J’ai dit : « Jérémy arrête le rugby parce que là… Je veux pas porter malheur, mais il y a un jour où tu vas vraiment te faire mal et par contre moi, ça va me souler. […] Et là, tu vas perdre ton boulot, tu vas tout perdre. » (Entretien avec Aurélie, octobre 2018)

18Aurélie témoigne de l’importance de la santé physique pour tenir dans ces emplois peu qualifiés (Rivoal, 2019) et du risque de « tout perdre » en cas de défaillance, en particulier en début de carrière. En effet, la norme de jeunesse à l’entrée sur le marché du travail implique aussi de faire ses preuves, en s’engageant totalement dans l’activité.

2. Norme de jeunesse et exploitation des travailleuses

19L’exploitation du travail des jeunes femmes passe également par la normalisation des faibles salaires et des petits contrats précaires à cet âge de la vie. En tant que période de mise à l’épreuve, les premières années de vie professionnelle favorisent l’exploitation d’un travail gratuit ou très peu rémunéré qui repose fortement sur les politiques d’insertion professionnelle (contrats aidés, services civiques, contrats précaires) (Lefresne, 2012).

2.1. Une normalisation de la précarisation salariale

20Le modèle du jeune travailleur véhiculé par les politiques et institutions de l’emploi se traduit dans les niveaux faibles de rémunération et la discontinuité des activités, qui présupposent une dépendance matérielle aux ressources parentales. L’autonomisation progressive vis-à-vis du ménage parental, qui caractérise plutôt les jeunes des classes moyennes et supérieures (Maunaye, 2013), se retrouve chez les filles des classes populaires stabilisées enquêtées. Elle permet de supporter de petits salaires et l’incertitude du renouvellement de leurs contrats, particulièrement marqués dans les métiers de la petite enfance. Ainsi, les quatre enquêtées exerçant dans ce secteur résident chez leurs parents. Après le baccalauréat, Marina (mère coiffeuse, père ASH) débute un service civique dans l’école de son village. Elle travaille ensuite un an et demi pour la mairie, effectuant sensiblement les mêmes tâches que pendant son volontariat, considéré comme un emploi de jeunesse par son employeur (Talleu, 2019). Elle enchaîne alors les petits contrats de remplacement à temps partiel (ménage, garderie, cantine, accueil d’une exposition), dans l’espoir de travailler à terme comme Atsem à l’école. Socialisée à la précarité des emplois dans la fonction publique territoriale (Peyrin, 2019), elle perçoit sa longévité à la mairie comme un privilège, lié à la reconnaissance d’une éthique du travail familiale. Marina témoigne ainsi de la violence symbolique exercée sur ces jeunes femmes, dont la précarité à l’entrée sur le marché du travail est normalisée, voire naturalisée du fait de leur sexe et de leur jeune âge :

Parce que je suis quand même d’ici, donc forcément on se connaît un peu tous… Voilà la maire, on la connaissait, et à chaque fois qu’on la voyait on se disait bonjour, et tout. Quand elle a vu que c’était moi, elle a dit : « C’est bon, on peut la prendre, ses parents sont vaillants. Elle, elle est vaillante, on la prend. » Et c’est grâce à elle que j’y suis restée aussi longtemps. […] C’était un contrat toutes les deux semaines […] Telle semaine tu seras là, telle semaine tu seras là. […] Après il y a toujours le stress de se dire : ça va s’arrêter à un moment donné, quoi. Parce qu’ils promettaient le CDI… Ils me promettaient, ils me promettaient, ils me promettaient… (Entretien avec Marina, avril 2019)

21Non renouvelée, elle insiste sur sa capacité à « rebondir » puisqu’elle se rend immédiatement dans la ville moyenne la plus proche (une aire urbaine de 100 000 habitants à 35 minutes d’autoroute) et dépose son CV dans des agences de services à domicile pour garder des enfants. Elle signe rapidement un CDI de 45 heures par mois et emprunte la voiture de sa mère, plus récente, pour se déplacer au domicile des enfants. « Harcelée » par son employeur, qui l’envoie travailler « à des kilomètres et des kilomètres » à la suite d’un arrêt maladie, elle démissionne. Elle continue alors à travailler avec certaines familles, rémunérée en chèque emploi-service universel. Pour compléter les faibles revenus retirés de ces petites heures de garde, elle obtient un contrat de 24 heures par semaine au bar de son village et développe parallèlement une activité de revente de bijoux en ligne.

22Ce sens de la « débrouille » prend appui sur les ressources parentales (prêt de véhicule, réseau d’interconnaissance, hébergement gratuit, etc.). Si ces emplois, comme les services civiques, sont supportables pour ces jeunes femmes, c’est qu’elles disposent de soutiens parentaux pour leur garantir une sécurité matérielle suffisante. La soutenabilité de ces activités tient aussi à l’horizon temporel dans lequel ces emplois s’inscrivent (Jan, 2018), indissociable de l’âge social de travailleuses qui aspirent à et espèrent obtenir une stabilisation ultérieure.

2.2. Une mise à l’épreuve des jeunes qui favorise leur exploitation

  • 6 Aucune de celles exerçant en école, en centre de loisirs ou en crèche n’a d’emploi à durée indéter (...)

23Les conditions de travail et d’emploi dégradées des jeunes femmes sont perçues comme inhérentes à la période d’insertion professionnelle. Si elles acceptent de les endurer, c’est qu’elles espèrent que leur dévouement professionnel aboutira à une stabilisation dans l’emploi, qui conditionne leur installation résidentielle et familiale. Toutefois, l’horizon de stabilisation apparaît lointain dans la fonction publique hospitalière, le plus souvent après six ans d’exercice en gériatrie, et particulièrement incertain dans le travail auprès d’enfants6. Les contrats aidés, mais aussi les services civiques, subventionnés par les politiques de l’emploi à destination des jeunes, permettent en effet de minimiser le coût du travail dans ces emplois de services, souvent publics, appelés à faire des économies budgétaires.

  • 7 La majorité des jeunes femmes rencontrées prête une dimension morale au travail de soin à autrui q (...)

24Si la précarité contractuelle facilite parfois les économies, elle apparaît aussi comme un gage de docilité de la main-d’œuvre nécessaire au bon fonctionnement de ces services. En gériatrie, malgré le manque de personnel qualifié, la peur des sanctions disciplinaires persiste en cas de refus répétés de remplacer une collègue ou de mobilisation collective, dans un contexte où les critères de titularisation restent très opaques pour ces jeunes femmes éloignées des structures syndicales. Désireuses de montrer leur implication, nombreuses sont aussi celles qui ne comptent pas leurs heures supplémentaires dans ces emplois où l’adhésion à une éthique du care est promue7. Ainsi, Cassandra, 20 ans, titulaire d’un CAP petite enfance passé après son baccalauréat, cumule les petits contrats pour la mairie de son village, en centre de loisirs et en école, avec un travail en caisse. « Passionnée », elle garde gratuitement plusieurs enfants du centre de loisirs à leur domicile. Cet engagement n’est pourtant pas récompensé puisque son CDD à l’école n’est pas renouvelé à l’arrivée d’une autre jeune femme en service civique, plus économique pour la mairie.

25L’accès à une position professionnelle soutenable apparaît donc comme un parcours d’endurance à l’issue très incertaine, conditionnée à un certain nombre de « ressources périssables » qui sont exploitées par l’économie locale (Orange & Renard, 2022). Toutes les jeunes femmes ne disposent toutefois pas des supports pour correspondre à ce modèle du jeune travailleur.

3. Des filles plus ou moins ajustées au modèle du jeune travailleur

26La norme de jeunesse à l’entrée sur le marché du travail a des conséquences lourdes sur les parcours des jeunes femmes qui n’ont pas les ressources pour s’y conformer. L’entraide familiale genrée (Palazzo-Crettol & al., 2018) est alors particulièrement décisive dans les itinéraires féminins dans les espaces ruraux. Après avoir mis en avant la centralité de ressources parentales inégalement distribuées pour répondre aux injonctions faites aux jeunes travailleuses, je montre, en m’appuyant sur un portrait, les effets de leur manque, en l’absence de politique sociale suffisante pour les compenser.

3.1. Mobiliser des ressources parentales pour se montrer employable

27Pour répondre à l’injonction à la disponibilité permanente qui leur est faite sur le marché du travail, les jeunes femmes de classes populaires peuvent inégalement compter sur les solidarités familiales. Ces systèmes d’entraide pratique et financière permettent à certaines de correspondre au modèle du jeune travailleur peu diplômé : disponible, en bonne forme physique et capable d’endurer des rémunérations faibles et incertaines. Au contraire, ils tendent à éloigner les filles des familles précarisées de ce modèle.

  • 8 Si parmi les 18-24 ans 75 % des femmes et 71 % des hommes utilisent principalement la voiture pour (...)

28Dans la mesure où la disponibilité exigée de ces jeunes femmes suppose l’absence d’obligations domestiques, celles qui deviennent mères avant d’être parvenues à une situation professionnelle stable sont rares. Elles mettent même à distance le repoussoir de la mère précoce, décrite comme irresponsable, voire « assistée ». En revanche, une partie d’entre elles, appartenant aux fractions précarisées des classes populaires, assume dès l’enfance des responsabilités familiales importantes. Treize des cinquante-quatre enquêtées ont grandi dans ces familles précarisées, monoactives, généralement en raison de la séparation de leurs parents ou de l’invalidité de l’un d’eux, et souvent nombreuses. Les « rôles de substitution » maternels (Mortain & Vignal, 2013) endossés par les filles dans la fratrie, de même que l’aide qu’elles apportent à leurs parents et grands-parents sont incompatibles avec la disponibilité permanente attendue d’elles sur le marché du travail. Ces contraintes domestiques genrées, alourdies par la dispersion des services administratifs, de garde et de santé dans les espaces ruraux, pèsent d’autant plus sur leur vie professionnelle qu’elles ne disposent pas d’aides parentales pour accéder à l’autonomie dans leurs déplacements, prérequis pour l’accès à l’emploi. Ces charges ne sont pas partagées par leurs frères, moins investis dans ces systèmes d’entraide au quotidien. Les jeunes hommes, qui décohabitent plus tardivement, correspondent alors mieux au modèle du jeune libéré de travail domestique. Ils sont aussi moins entravés dans leurs mobilités par un meilleur accès aux deux-roues (Amsellem-Mainguy, 2021)8. On perçoit ici le biais de genre dans la définition du modèle du jeune travailleur, pensé au masculin-neutre.

  • 9 Dans le département, on compte 8 femmes pour 10 hommes de 18 à 24 ans. Source : Insee, RP – 2016.
  • 10 Parmi les 54 jeunes femmes, 30 sont en couple hétérosexuel à l’été 2020. Parmi leurs compagnons, l (...)

29Si elles n’ont pas la possibilité de bénéficier de ressources matérielles parentales, c’est sur celles de leurs compagnons que ces jeunes femmes doivent souvent compter. En raison des inégalités de genre sur le marché du travail et de la position favorable des filles sur le marché matrimonial, avec un déséquilibre du sexe-ratio à cet âge de la vie dans les espaces ruraux (Leibert & Wiest, 2016)9, leurs compagnons sont en effet plus stables professionnellement et matériellement10. Les ressources conjugales servent alors parfois de levier à l’entrée sur le marché du travail, en facilitant la mise à distance des obligations familiales et l’accès à la motorisation. L’asymétrie de ces configurations conjugales favorise toutefois en retour une division cumulative du travail défavorable à l’emploi féminin. Par ce biais, le déficit de politique d’accompagnement des jeunes à l’autonomie amplifie les inégalités de genre dans les espaces ruraux, où les ressources parentales sont particulièrement indispensables.

3.2. La galère des filles des classes populaires précarisées

30Celles qui s’éloignent de la norme de jeunesse, en raison de responsabilités familiales importantes ou encore de maladies invalidantes, sont reléguées, parfois durablement, aux marges du salariat stable. Le cas d’Élisa rassemble un certain nombre de mécanismes qui permettent de comprendre cette éviction des filles des classes populaires précarisées. Ces dernières font l’expérience de la « galère » à la sortie du lycée, malgré la priorité donnée à la stabilisation professionnelle sur la maternité.

31Aînée d’une fratrie de cinq enfants, Élisa a vécu au cours de son enfance dans plus de six logements différents aux alentours de la préfecture du département (une aire urbaine de 30 000 habitant·e·s) en raison des changements d’emploi de son père (ouvrier dans le bâtiment), de l’agrandissement de la famille ou de la vétusté des logements. Sa mère travaille depuis seize ans comme caissière dans le même supermarché, avec des interruptions à la naissance des enfants. Aux treize ans d’Élisa, la maladie grave de l’un de ses frères alourdit considérablement son travail domestique :

Ma mère à l’époque, quand ça a commencé, elle était à l’hôpital tout le temps. Elle devait rester là-bas donc, des fois, je ne la voyais pas pendant deux ou trois semaines. Et en fait, à treize ans, c’est devenu moi qui m’occupais des petits. […] En fait avant d’aller à l’école, moi je préparais les autres, je les mettais au bus. Après j’allais à l’école. Mon père il déposait juste la petite à la nounou et c’est tout, quoi ! Et voilà et après je rentrais, je faisais à manger… enfin tout, quoi ! (Entretien avec Élisa, février 2018)

  • 11 La jeune femme est l’une des deux seules enquêtées à avoir bénéficié de ce moyen de locomotion.

32Ses responsabilités domestiques s’accompagnent d’une autonomisation matérielle et résidentielle rapide. À quinze ans, Élisa travaille pour s’assurer une petite indépendance matérielle et est autonome dans ses déplacements grâce au deux-roues financé par ses premières payes11. Elle enchaîne alors différents « petits boulots » d’été (vendeuse, serveuse, guichetière, remplaçante en EHPAD) puis, en classe de terminale, elle travaille les week-ends dans le même supermarché que sa mère. À dix-sept ans, elle s’installe dans un logement autonome, en s’appuyant sur les revenus de son copain (dix-neuf ans, ouvrier en intérim).

33Son autonomisation relativement brutale tranche avec la jeunesse attendue à l’entrée sur le marché du travail. Elle est indissociable du poids de l’entraide familiale pour les filles des familles précarisées, corollaire de l’insuffisance des politiques sociales et des services de proximité. En conflit avec son père, Élisa n’a plus de contact avec lui depuis que ses parents sont séparés. Elle tient également à garder une juste distance avec sa mère qu’elle trouve parfois « bébête », refusant de retourner vivre chez elle lorsqu’elle se sépare ou connaît des difficultés financières. Elle ne « côtoie pas » non plus sa famille élargie :

Ils ont quarante-cinq balais et ils te réclament de l’argent alors que t’as vingt piges. Et toi, par contre, si t’as un problème ou quoi que ce soit ou que t’es en panne, ils ne viendront pas te chercher quoi ! (Entretien avec Élisa, février 2018)

34La nécessité d’une autonomie matérielle rapide est centrale pour comprendre son parcours professionnel heurté. Après son baccalauréat, Élisa souhaite devenir infirmière et est reçue dans une classe préparatoire au concours dans un lycée public, à trente minutes de route de son domicile. Elle cherche à travailler pour financer ses études, mais ne se voit proposer que de petits CDD à l’hôpital, alors qu’elle a la possibilité de travailler en CDI dans le supermarché où est employée sa mère. Elle arbitre alors pour la stabilité à court terme (« J’ai dit : ben, écoute, j’ai un logement à payer ! Donc j’ai pris le CDI. »). Toutefois, ce boulot étudiant prend finalement le dessus sur sa préparation aux concours :

J’aurais été chez mes parents, je m’en fous ! Mais quand t’as un logement à payer, enfin des factures à payer… [Souffle] Aller perdre ton temps en prépa, alors que tu peux bosser chez toi… (Entretien avec Élisa, février 2018)

35Après un échec, elle ne retente pas de concours les années suivantes et continue à travailler au supermarché. Deux ans et demi plus tard, Élisa est changée de poste et commence à souffrir de douleurs au bras. Elle décide de retourner vers « [s]on domaine » et est directement embauchée comme aide à domicile à temps plein en CDI. Après six mois d’exercice, elle est placée en arrêt maladie, car ses douleurs se sont amplifiées. Au moment où je la rencontre pour la première fois, Élisa a vingt-deux ans et elle attend depuis près de six mois une rupture conventionnelle. Elle monte un dossier complexe pour être reconnue travailleuse handicapée et ne dispose personnellement que de 650 € mensuels, versés en trois fois par la Sécurité sociale.

36Empêchée de travailler par une usure physique qui déroge aux attentes sur le marché du travail, Élisa qui a « toujours travaillé » cherche à améliorer sa situation matérielle et à éviter l’« assistanat ». Elle organise par exemple des réunions de vente de lingerie à domicile. Lorsque je la retrouve près d’un an plus tard, elle fait le récit de la multiplication de situations d’emploi précaire au cours de l’année : reconnue travailleuse handicapée, elle a tenté de s’établir comme secrétaire médicale à son compte, mais a rapidement stoppé cette activité trop peu lucrative. Elle a alors effectué un remplacement d’un mois en tant qu’assistante d’éducation dans un collège, puis a trouvé un emploi à la réception d’un hôtel, qui s’est avéré incompatible avec son état de santé. Contrainte de démissionner, elle a ensuite obtenu un contrat à temps partiel auprès d’une agence de services à domicile, pour garder des enfants. Alors qu’elle débute cette nouvelle activité, elle est inquiète par le faible salaire qu’elle en retirera (« Je restresse un petit peu, parce que du coup, j’ai un peu peur de retourner dans la galère »), même si elle doit garder du temps libre pour son suivi médical. En complément, elle vend désormais des parfums bon marché sur les réseaux sociaux.

37À notre troisième rencontre, la jeune femme a obtenu, à l’âge de 25 ans, un CDI en tant que téléconseillère à Bordeaux. Si elle a pu obtenir cet emploi de bureau, c’est qu’elle bénéficie de l’aide d’une amie qui réside dans la ville pour l’héberger, mais aussi parce que son célibat permet sa mobilité. Sa stabilisation professionnelle, plus de six ans après l’obtention de son baccalauréat et à distance du marché du travail local, révèle en creux les tensions générées par l’écart entre l’autonomisation brutale d’Élisa et le modèle masculin-neutre du jeune travailleur défini par les institutions de l’emploi. Pour d’autres jeunes femmes de l’enquête, la perspective du salariat stable semble au contraire s’éloigner, d’autant que le report de la maternité est de plus en plus coûteux avec l’avancée en âge.

Conclusion

38Finalement, l’entrée sur le marché du travail de ces jeunes femmes de classes populaires dans un département rural rappelle l’hétérogénéité de la catégorie « jeunes », au cœur des politiques d’insertion et des politiques sociales, et soulève les enjeux sociaux derrière la définition de cette catégorie. La norme de jeunesse à l’entrée sur le marché du travail, associée à un modèle d’autonomisation progressive, une disponibilité biographique et une bonne santé physique, éloigne les filles des fractions précarisées du salariat stable. Dans un contexte où les plus précaires ne sont plus prioritairement aidé·e·s par les politiques d’accès à l’emploi (Mazouz, 2014) et en l’absence d’une politique universelle d’accompagnement dans la vie adulte suffisante pour se soustraire aux solidarités familiales (Van de Velde, 2011), cet article montre la centralité des ressources parentales pour pouvoir supporter les épreuves imposées avant d’arriver à une situation professionnelle stable, en particulier dans les espaces ruraux, où la dispersion des services publics alourdit le travail domestique et où la motorisation conditionne souvent l’accès à l’emploi. Face au recul de l’État providence, l’inégalité des soutiens parentaux inégaux entraîne la divergence des itinéraires entre les filles des classes populaires stabilisées et celles des fractions précarisées, durablement évincées de l’emploi stable. Les rapports sociaux d’âge (Achin & al., 2009) qui président à la définition d’une période d’insertion professionnelle s’articulent alors avec les rapports de genre et de classe pour façonner à long terme le rapport à l’activité de ces femmes.

39En outre, cet article montre la normalisation de la précarité à cet âge de la vie, entretenue par des politiques de l’emploi à destination des jeunes qui favorisent l’exploitation de ces aspirantes à la stabilisation professionnelle. Alors que l’emploi public représente pour elles un débouché majeur, la stabilité qui succède théoriquement à cette mise à l’épreuve est tardive dans la fonction publique hospitalière et de plus en plus incertaine dans la fonction publique territoriale, dans un contexte de pression à la baisse sur les coûts du travail. Le risque que les jeunes femmes se détournent de ces emplois pourtant essentiels à l’économie et la vie sociale locales (Orange & Renard, 2022) rappelle alors l’enjeu de la sécurisation des trajectoires dans ces emplois, dont l’incertitude du renouvellement pèse de plus en plus lourdement sur l’installation familiale et résidentielle avec l’avancée en âge (Eckert & Mora, 2008).

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Notes

1 Au recensement de 2018, 53,7% des personnes travaillant dans le département sont ouvrier·e·s ou employé·e·s, 10,3 % sont cadres ou professions intellectuelles supérieures, contre respectivement 47,2% et 18,5 % en France métropolitaine. Source : Insee, Recensement de la population (RP) – 2018.

2 Le taux de chômage féminin des 18-24 ans s’élève à 28,9 %. Inférieur à la moyenne métropolitaine, il surpasse toutefois de près de 7 points le taux de chômage des hommes du même âge, inversant l’écart entre les sexes qui prévaut à l’échelle nationale. Les femmes sont en outre moins souvent en emploi stable et bénéficient de salaires nets horaires inférieurs à la moyenne nationale. Source : Insee, RP – 2016.

5 22/50 ayant passé leur baccalauréat depuis plus de 3 ans.

6 Aucune de celles exerçant en école, en centre de loisirs ou en crèche n’a d’emploi à durée indéterminée à temps plein à la fin de l’enquête.

7 La majorité des jeunes femmes rencontrées prête une dimension morale au travail de soin à autrui qui impliquerait nécessairement un investissement personnel au travail.

8 Si parmi les 18-24 ans 75 % des femmes et 71 % des hommes utilisent principalement la voiture pour se déplacer dans le département, ces dernières ont moins accès aux deux-roues (2,4 % contre 5 %) et se déplacent plus à pied. Source : Insee, RP – 2016.

9 Dans le département, on compte 8 femmes pour 10 hommes de 18 à 24 ans. Source : Insee, RP – 2016.

10 Parmi les 54 jeunes femmes, 30 sont en couple hétérosexuel à l’été 2020. Parmi leurs compagnons, la grande majorité est en emploi stable : 25 sont en emploi (et un en apprentissage), 19 en CDI, 5 indépendants. Un seul travaille en intérim, trois sont au chômage et un poursuit des études supérieures. Ils sont aussi majoritairement plus âgés (21 cas sur 30) et parfois déjà propriétaires.

11 La jeune femme est l’une des deux seules enquêtées à avoir bénéficié de ce moyen de locomotion.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Perrine Agnoux, « La précarité, une norme imposée aux jeunes femmes des classes populaires rurales »La nouvelle revue du travail [En ligne], 23 | 2023, mis en ligne le 26 octobre 2023, consulté le 09 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/nrt/14414 ; DOI : https://doi.org/10.4000/nrt.14414

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