1. « Transclasses » visibles… et moins visibles

4Si on ajoute que les flux de mobilité sociale ascendante significative restent l’exception plus que la règle, il convient de s’interroger sur la signification du succès de ces récits. En effet « à mesure que s’éloigne dans le temps la référence des premiers baby-boomers, c’est davantage l’intensité de la transmission des inégalités entre les générations qui apparait avec force » (Peugny, 2013, 12). Dans les années 1970, comme dans les années 2000 on ne trouve guère plus d’un fils ou d’une fille d’ouvriers sur vingt devenu.e membre de la catégorie des cadres et professions intellectuelles supérieures.

5Ajoutons que cette expérience sociale et personnelle singulière d’intellectuel.le.s d’origine populaire est elle-même diversifiée. Ce que permet d’éclairer le concept de transclasses, dont l’un des intérêts – nonobstant qu’il ne vise pas seulement la compréhension de parcours ascendants – est de ne pas enfermer cette expérience dans la problématique subjective de la trahison sociale, du déchirement ou du déracinement, étroitement associée à la notion de transfuge de classe : un déplacement n’est pas nécessairement un déracinement (Pasquali & Schwartz, 2016 ; Pasquali, 2018). Et la grille interprétative qui est celle de Pierre Bourdieu, dont la tendance théorique misérabiliste de nombre de ses travaux a bien été mise au jour par Jean-Claude Passeron et Claude Grignon (1989), conduit à sous-estimer les ressources, même modestes, qui sont présentes dans le milieu familial d’origine du transclasse. J’ai pu le pointer à propos par exemple du Retour à Reims de Didier Eribon. Cette grille tend également à sous-estimer les effets de la pluralité croissante des contextes de socialisation traversés par des individus, plus « pluriels » aujourd’hui qu’hier (Lahire, 1998). La notion d’habitus doit, être, sinon écartée (Terrail, 1987), du moins être remise en chantier. C’est ce que propose Chantal Jaquet avec le concept de « complexion », défini comme ce « qui ressaisit l’ensemble des déterminations communes et singulières qui se nouent dans un individu, à travers son existence vécue, ses rencontres, à la croisée de son histoire intime et de l’histoire collective » (p. 219-220).

6Deux sociologues donc, appartenant à la même génération des baby-boomers, G. Moreau et N. Alter affrontent à leur tour la délicate question de l’objectivation de leur propre parcours social. Ils le font avec des armes bien différentes. Le premier inscrit ses pas dans ceux de Pierre Bourdieu et de l’autosocioanalyse. Citant ce dernier, il s’agit de « retenir tous les traits qui sont pertinents du point de vue de la sociologie, c’est-à-dire nécessaires à l’explication et à la compréhension sociologiques, et ceux-là seulement ». Le second choisit de faire parler un « double ». Il rédige donc à la troisième personne, de manière « à élucider et à dire ce que le “je” ne permets pas ». D’où deux styles d’écriture bien distincts, conduisant tous deux – disons-le sans attendre – à une grande réussite. De facture plus classique, le livre de Gilles Moreau ne traite pas que de son enfance et de sa jeunesse, puisqu’il s’interroge sur les liens entre ses engagements professionnels et son parcours social. Celui de Norbert Alter s’interrompt au milieu de ses études universitaires et donne une place bien plus grande aux souvenirs intimes, et souligne davantage le jeu de ses rencontres personnelles dans sa trajectoire. Au-delà de ces différences, on s’interrogera sur la portée d’un contraste plus profond.

2. Une orientation vers la sociologie comme « substitut à la politique »

7« Biographie intellectuelle, recherches sociologiques et biographie sociale vont de pair chez moi. Je suis un transfuge social » (p. 24). D’emblée Gilles Moreau affirme son rapport « légèrement distancié » aux normes universitaires, et sans doute plus franchement distancié à certaines normes sociales, et décrit précisément les ancrages sociaux de sa parentèle. Issus de la petite paysannerie de la région de Nantes ses parents n’ont pas fait d’études mais se sont éloignés des métiers de la terre. Surtout le père, d’abord ouvrier non qualifié, puis garde champêtre, qui connaît ainsi une modeste mobilité sociale ascendante, associée à l’accumulation d’un « petit capital social » grâce à sa proximité aux notables locaux. Ce dernier sera décisif, en ce qu’il permet d’obtenir des informations utiles pour la scolarisation secondaire des trois fils En accédant tous à l’enseignement supérieur, ils s’écartent des formations techniques courtes suivies par le reste du cousinage : « Ma trajectoire scolaire ascendante n’est pas individuelle : c’est celle d’une fratrie. » L’auteur poursuit l’exploration de sa période intitulée « socialisation » par une « géographie de l’enfance », insistant sur la centralité de la forme du bourg rural au détriment des cadres urbains dans la manière dont ce « décor » s’est « incrusté » en lui. Donc sur une « enfance rurale nourrie de local, que l’école va détourner d’un destin d’autochtone » (p. 52). Il achève le récit de sa réussite scolaire en détaillant les atouts sur lesquels elle a pu s’appuyer : le contexte historique de la généralisation de la scolarisation secondaire dans les années 1960 ; un père valorisant son propre certificat d’études primaires, lecteur de la Sélection du Reader’s Digest et tenant les registres d’état civil de la commune ; un certain investissement scolaire des trois fils, prolongée pour Gilles par une participation aux activités extrascolaires organisées par des associations catholiques ; un mode de vie familial caractérisé par cette forme d’enfermement permettant de « s’en sortir socialement », décrite ailleurs par Olivier Schwartz (1990) ; la prise de distance avec les comportements agonistiques de ses homologues masculins, laquelle singularise souvent le rapprochement avec le monde féminin de la part des garçons bons élèves.

8Un bac C en poche, se pose pour lui et pour la première fois la question de choisir une orientation, dans la mesure où, auparavant, c’est l’institution scolaire qui s’en était chargée. Ignorant tout de l’existence des grandes écoles et des classes qui y préparent, il se dirige vers l’université et les études de psychologie. Pas « convaincu » par cet enseignement il se réoriente vers un DUT préparant au métier d’animateur socioculturel. Il exerce ce métier pendant trois ans avant de revenir à l’université pour étudier cette fois la sociologie, jusqu’à y devenir enseignant-chercheur. Comprendre comment cette dernière orientation prend sens comme « substitut à la politique », selon la formule de François Dubet (2012), tel est l’objet de la seconde et sans doute la plus originale partie de l’ouvrage, intitulée « Génération » : car c’est elle qui éclaire le plus directement le parcours ultérieur de G. Moreau vers la sociologie et la pratique sociologique qui sera la sienne.

9C’est dans le contexte de l’après 1968 qu’il se politise, très jeune : fréquentation d’une MJC marquée par la militance rurale-chrétienne de gauche, participation à des actions lycéennes contre le port obligatoire de blouses ; et, plus encore, participation aux mobilisations antinucléaires et antimilitaristes, et inscription dans la mouvance « contre-culturelle ». Avec le recul, l’auteur interprète cette séquence biographique comme traduisant bien à la fois des « ruptures » et des « héritages ». Ruptures, avec les effets de son acculturation scolaire, et le rejet des opinions politiques droitières parentales ; héritages, qui se repèrent dans la continuité entre son métier d’animateur socioculturel et l’action publique dont relève celui de son père, garde champêtre. Ruptures jugées finalement de faible ampleur. Par exemple l’adolescent rebelle ne basculera pas dans la consommation régulière de drogues, ni dans des pratiques délinquantes.

10C’est un fort engagement antimilitariste qui prolongera une première séquence de politisation. L’auteur participe personnellement au mouvement des objecteurs de conscience-insoumis, mouvement sanctionné en France par plusieurs centaines de procès. Au début des années 1980, Gilles Moreau sera l’un de ces nombreux inculpés, aux côtés de trois autres des « insoumis nantais ». Il ne renie rien aujourd’hui de ses motivations pacifistes et libertaires de l’époque. Ces années forment une séquence très dense en mobilisation militante autour de la cause pacifiste. Au terme d’un parcours judiciaire long de quatre années les militants inculpés bénéficient finalement d’une loi d’amnistie. Gilles ne sera pas condamné. La possibilité de concourir à un poste de fonctionnaire lui restera donc ouverte.

13« La socialisation professionnelle d’une doctorante ou d’un doctorant façonne longuement sa façon de faire de la recherche, dans ses méthodes, ses postures, ses thématiques, et son rapport à l’institution » (p. 167). L’auteur l’illustre de manière convaincante en explicitant le sens de son travail au long cours sur la formation professionnelle initiale – combattre son invisibilité ou sa vision réductrice et homogénéisante –, et en soulignant quelques résultats : le poids de l’histoire dans la structuration des inégalités territoriales de la « formation initiale des futurs ouvriers et employés », vue comme espace unifié, intégrant l’apprentissage en entreprise et l’apprentissage scolarisé ; ou encore les différences de sexe dans le rapport à l’apprentissage en entreprise. Mais Gilles Moreau est conscient de ce que ses choix scientifiques doivent aux circonstances ou au fait que son domaine de recherche était peu exploré.

14Plus largement son récit est marqué par une grande vigilance épistémologique, visant à éviter la reconstruction rétrospective, en particulier sur le mode téléologique. Il y parvient largement. On en prend la mesure lorsqu’il s’agit pour lui de conclure en résumant son destin social par quatre caractéristiques : un parcours, modeste, de transfuge – mais l’auteur n’utilise cette expression qu’une seule fois ; la rencontre avec une sociologie nantaise offrant avec l’objet classes populaires la possibilité de concilier ses appartenances sociales ancienne et nouvelle ; la disponibilité d’un chantier de recherche « déserté », celui de la formation professionnelle initiale, permettant de déployer une sociologie empirique sur des terrains « peu encombrés par des théories instituées » ; l’adoption de principes d’analyse qui sont ceux de la sociologie critique inspirée par Pierre Bourdieu, y compris dans leur vertu de désenchantement. Il conclut son autosocioanalyse comme suit : « […] qu’aurai-je été d’autre qu’un enfant de tout petit fonctionnaire devenu fonctionnaire un peu mieux placé ? »

3. Un parcours (très) improbable et ses ressorts

16Pas de « vraie maison », pas de « vrai foyer » : l’auteur narre une série de souvenirs d’enfance convergents vers « la définition que Marx donne du lumpenprolétariat » (p. 30). Séjours fréquents en prison du père, mère vivant de petits boulots non déclarés, fréquence des déménagements imposés par l’incapacité parentale à régler le loyer – une quinzaine de changements au cours des quinze premières années de vie de l’auteur – grande fragilité psychologique de la mère, alcoolisme, violences physiques et morales. Dans ce « milieu anomique plus que milieu populaire » Pierre souffre davantage de « l’instabilité des ressources que de leur volume », et plus « de l’imprévisibilité des rôles que de n’importe quelle forme d’autorité » (p. 37). Les parents se séparent, il vit un moment avec son père, mais décide dès l’âge de quinze ans de fuir ce contexte familial délétère. Hébergé une année par la famille d’un de ses amis il prend la mesure des bienfaits d’une vie au sein d’un foyer « normal ».

17Dès l’âge de quatorze ans, Pierre travaille pendant les vacances scolaires dans l’hôtellerie- restauration – principalement comme commis de cuisine – puis à la « limonade », c’est-à-dire comme garçon de café. C’est dans ce chapitre que l’on reconnaît le mieux l’intérêt du recul sociologique du spécialiste du travail. Plusieurs expériences de travail donnent lieu à la fois à des descriptions minutieuses de tâches, de leur univers relationnel, et des affects qui les accompagnent. En tant que serveur « il dispose, pour la première fois de sa vie d’une existence sociale respectable. N’avoir ni toit ni parents conventionnels l’avaient jusque-là empêché d’éprouver ce bonheur simple et commun : la certitude de disposer d’une place sociale, reconnue et identifiée comme telle par les autres » (p. 70). En travaillant quelques années plus tard comme déménageur, « autant les journées de travail dans les cafés avaient semblé tristes à Pierre, terriblement seul entre son patron et ses clients, autant celles du monde des déménageurs lui plaisent. Il y découvre l’extraordinaire sentiment d’appartenir à un collectif : l’équipe prend le pas sur son individualité. Il s’abandonne à elle » (p. 81).

19Aux côtés de certaines enseignantes, d’autres « bonnes fées » veilleront sur le destin de Pierre. Il raconte ses premières rencontres amoureuses, qui ont beaucoup compté pour lui. Qui lui ont permis de se confier et de se déculpabiliser en découvrant faiblesses et failles chez l’autre. D’éprouver et de surmonter la honte sociale associée à ses brefs passages dans des familles où il ne sait pas « se tenir à table ». Mais cette honte, et ce sentiment d’imposture, s’en débarrasse-t-on un jour totalement ? « Quand on vient de nulle part, on n’espère qu’une chose : avoir une place. Mais une fois qu’on l’obtient, on ne sait pas l’occuper. Faute d’avoir été comme les autres, on n’est jamais comme eux. On demeure gauche, maladroit, hésitant, et les autres le voient ou le pressentent. » (p. 164)

20D’autres expériences ont permis à Pierre d’éviter de s’inscrire dans la carrière délinquante qui a été celle de son père. Le chapitre intitulé « Fautes » pourrait être donné à lire comme initiation/illustration en sociologie de la déviance. L’auteur y narre comment il a appris progressivement à distinguer les délits jugés par lui légitimes, d’autres transgressions qui le font souffrir : si voler ses patrons de cafés, c’est récupérer une rémunération qui lui a été volée, il n’est pas fier de voler une mobylette. Désir de se rendre coupable ? Telle est en tout cas l’interprétation qu’il propose de ce rapport à la triche et aux vols. Manière également de « remplacer la honte par la culpabilité », cette honte sociale tenace éprouvée par celui qui ne maîtrise ni les codes des classes populaires stables, ni celles des classes moyennes cultivées. Dans ce domaine également les « bonnes rencontres » ont joué un grand rôle, telle celle du policier qui ferme les yeux sur l’un de ses vols de mobylettes.

21En 1968, Pierre a seize ans, il est en classe de seconde dans un lycée de la proche banlieue parisienne. Il participe pleinement à l’effervescence politique du moment, est brièvement attiré par la théorie marxiste. Mais il retient surtout de cet épisode son intégration dans un « nous », « l’extraordinaire sensation d’exister collectivement […] et l’idée qu’en devenant acteur de l’histoire il va pouvoir régler simplement les tourments de sa propre histoire » (p. 213). Ses talents oratoires, sa légitimité fondée sur la misère de son milieu social font reculer son sentiment de honte. S’il prend ses distances avec le marxisme simpliste et les groupes d’extrême gauche, il est marqué par cet « esprit de mai », qu’il prolonge par l’adhésion aux valeurs de la beat generation, incluant la légitimation de la déviance. C’est à ce moment du récit que l’auteur livre quelques informations sur le parcours de ses parents, revendiquant pour la première fois d’en avoir hérité certaines dispositions : goût de l’aventure, désir d’échapper aux places, de « faire la nique au destin ». Sa mère d’origine paysanne, a été contrainte au travail d’usine dès l’âge de quatorze ans ; elle valorise la débrouille, l’aventure, le rejet des conventions. Son père, d’origine polonaise et sans titre de séjour durable, compte tenu de ses déboires avec la justice, refuse lui aussi les conventions sociales.

22Le livre se termine par le récit de plusieurs voyages en auto-stop « un peu partout dans le monde ». Pierre a « pris la route » vers l’Inde et le Népal, le Danemark, les Amériques, le plus souvent en compagnie d’un ami. Inspirés par Jacques Kerouac et son éloge de l’errance, ils fréquentent routards et communautés hippies, parfois jugées conformistes à leur manière. Il « se sent à sa place dans cet univers » de l’errance (p. 284), revivant « sans conséquences réellement négatives ce qu’il avait vécu “pour de vrai” enfant. Mal dormir, mal manger, être mal installé, déplacé, ne pas savoir de quoi demain sera fait et devoir compter sur la chance » (p. 285).

23« L’expérience de la différence construit plus souvent notre identité qu’on ne le suppose » (p. 289). Dans l’épilogue de l’ouvrage l’auteur revient sur ce qui lui a permis d’éviter le « à vau-l’eau » qui le menaçait, en mettant en avant la dimension de « don » et de « contredon » accompagnant ses rencontres avec celles qu’il appelle ses « fées ». Jugeant être ainsi « parvenu à construire une histoire tout en demeurant fidèle à ce qu’il était », à la fois « bien placé » et resté « subjectivement extérieur à son milieu actuel » (p. 296).

24On le voit, comparé à celui de Gilles Moreau le parcours accompli par N. Alter est à la fois plus ample et moins probable encore. Un tel héritage social, si dépourvu de ressources matérielles et symboliques, est sûrement fort rare parmi les professeurs d’université. Ce n’est pas un hasard si la problématique du « transfuge de classe » – et les sentiments associés de honte, de culpabilité et de déchirement – sont bien plus présents chez lui que chez Gilles Moreau. On ne peut qu’admettre les interprétations qu’il propose des dimensions qui ont contredit son destin social probable : sa mobilisation scolaire grâce au rôle de « refuge » joué par l’école ; les effets socialisateurs de ses expériences de travail saisonnier ; sa participation aux mouvements politiques et socio-culturels du tournant des années 1960-1970 ; et le rôle des rencontres et des affects – point central dans l’approche des transclasses avancée par Chantal Jaquet.

25Si on se limite aux matériaux qu’ils nous livrent, le seul point commun entre les ressorts de la réussite sociale de ces deux transclasses se situe du côté de leur participation aux mobilisations collectives des années soixante-huit ou post-68, et plus largement à l’esprit libertaire de la période – la « critique artiste » selon Boltanski et Chiapello (1999). Quant aux implications subjectives ou affectives de leurs parcours elles semblent bien distinctes. Gilles Moreau n’évoque pratiquement jamais les sentiments de honte et de déchirement de celles et ceux qui ne se sentent à leur place ni dans le milieu d’origine, ni dans le milieu d’arrivée. Sans doute du fait que son insertion étudiante puis professionnelle s’est réalisé dans une unité d’enseignement et de recherche non seulement spécialisée sur les classes populaires, mais très probablement dans laquelle sont surreprésentés les sociologues venus, comme lui, de ces mêmes classes sociales.

4. Une critique de la dimension mythologique des récits de soi

26Dans ce qu’il désigne comme une « enquête teintée de biographie » et de « méditation argumentée », Gérald Bronner se donne quant à lui pour ambition d’interroger les mythes que nous forgeons pour donner sens au mystère de nos origines. Après avoir expliqué qu’il a lui-même découvert sur le tard, au lycée, qu’il faisait partie des transclasses – enfant vivant en ZUP, il avait plutôt l’impression de faire partie d’une « petite aristocratie » et ne se sentait aucunement pauvre – il ne traite plus que par quelques bribes de souvenirs de son parcours social. Mais il dit avoir été irrité par ce qu’il appelle le « dolorisme » qui caractériserait des récits de transclasses, mettant selon lui trop souvent en scène la honte de leurs origines, et les souffrances associées à celle-ci comme à l’ensemble de leur parcours. Nulle honte chez lui. C’est le sens de la dignité et le « refus de faire pitié » qui singularisent son milieu familial.

28Prenant appui sur sa propre histoire personnelle, l’auteur souligne le rôle des ambitions parentales, telles qu’elles sont réappropriées par les enfants – rôle auquel il ajoute celui de l’aisance locutoire – dans les parcours de réussite. Et il interroge celui de la fierté de réussir ses études : n’est-elle pas plus fréquente dans des milieux sociaux où le succès n’est pas vu comme une obligation ? Dans son cas personnel, ses succès étaient perçus comme des exploits. Comment se construisent alors des « ambitions raisonnables » ? Que serait une sociologie de « modèles hybrides permettant de penser la complexité » ? Pour Gérald Bronner, il est possible de combiner deux grands paradigmes, qui lui semblent conciliables : celui de Bourdieu, centré sur la reproduction des inégalités – à condition de l’expurger de ce qu’il considère comme l’intentionnalité de domination attribuée aux classes dominantes ; et celui de Boudon, centré sur l’analyse des stratégies familiales.

29Contre la « théorie de la domination », dont il perçoit les effets « doloristes » dans les récits de transclasses, l’auteur souligne les capacités des dominés à retourner les stigmates dont ils sont l’objet, à se moquer des dominants, à prendre appui sur des ressources culturelles qui leur sont propres. Mais ne s’agit-il pas de phénomènes pris au sérieux par tous ceux qui prennent leur distance avec la pente misérabiliste du penseur de La Distinction ? Gérald Bronner ajoute que les récits de réussite peuvent affecter positivement les ambitions sociales dans certains groupes sociaux entiers, comme les migrants d’origine asiatique. Il évoque aussi le cas d’individus qu’une « fiction de soi-même » ont convaincu, sur le mode de la prophétie autoréalisatrice, qu’ils ne sont pas assignés à une place de dominé, qu’ils sont différents.

31Ce livre vise juste quand il attire l’attention sur les dimensions fictionnelles et mythiques du récit que chacun se fait de ses origines, ou quand il critique la pente misérabiliste, voire complotiste, de certains discours politiques ou sociologiques se voulant radicaux. Et il rappelle judicieusement que certains transclasses n’ont guère honte de leurs origines, ni ne cherchent à en tirer gloire. Par contre il semble franchement injuste quand il suggère que la plupart des récits autobiographiques de transclasses sont teintés de dolorisme et tentés par une survalorisation au moins implicite du « mérite » de leurs auteurs. Or ce n’est pas du tout le cas des livres de Gilles Moreau et de Norbert Alter, pas plus d’ailleurs que de ceux de Didier Eribon ou de Rose-Marie Lagrave. Tous sont de belles contributions à une sociologie sensible, celle des inégalités, des rapports d’oppression, et des dynamiques d’émancipation individuelles et collectives qui les subvertissent à leur manière. Et tous constituent une critique radicale de l’idéologie méritocratique. Avoir franchi des frontières sociales, être dans une condition de « double absence » (Sayad, 2014) favorise incontestablement – sans évidemment la garantir – non seulement une démarche d’autoanalyse et d’autoobjectivation, mais aussi l’acquisition d’un regard et d’une intelligence sociologiques particulièrement aiguisés. Tout transclasse expérimente une tension entre son milieu d’origine et son milieu d’acculturation, et ses stratégies narratives traduisent la manière dont il ou elle tente d’y faire face, la construction d’un récit de soi (relativement) cohérent en faisant partie (Naudet, 2012). Ces stratégies vont varier notamment selon son degré d’attachement aux origines, et à la force de son adhésion aux normes sociales légitimes, celles du milieu d’accueil. Gérald Bronner, tend à minorer cette tension, associée à la violence des logiques et des effets de la domination sociale. Sa critique du dolorisme n’est-elle pas à la mesure de son légitimisme ?

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33Le premier est le questionnement provoqué par le sentiment de « panne de l’ascenseur social » voire de « déclassement », qui s’est répandu depuis les années 1990. Les inégalités sociales paraissent toujours grandir et se reproduire – au point qu’on puisse parler d’une sécession des élites – tandis que les idéaux égalitaires demeurent présents, même si c’est sous la forme la plus courante d’une « égalité des chances ». La question est posée par Chantal Jaquet et Gérard Bras (2018,10) : « la porte entrouverte à quelques transclasses serait-elle en train de se refermer ? ». D’où une curiosité du public pour celles et ceux qui semblent, aujourd’hui comme hier, avoir échappé à leur destin social. Quant à savoir si cette curiosité nourrit davantage une pensée de droite – en quête d’incarnations de l’existence d’un mérite individuel – qu’une pensée de gauche – prompte à dénoncer les obstacles rencontrés pour « réussir » socialement et à valoriser celles et ceux qui les ont surmontés malgré ou avec leurs origines modestes – , seule une enquête sérieuse permettrait de trancher. Je m’appuierais plutôt sur la première hypothèse. Quand Annie Ernaux, dans son discours devant l’académie lui ayant attribué le prix Nobel, inscrit clairement son travail dans cette dernière perspective, ne s’attire-t-elle pas les foudres de plumes conservatrices ?

34Le second est la densité des interrogations identitaires provoquée chez les individus par la multiplication des « épreuves » (Martucelli, 2006) associées à des déplacements, des migrations, des bifurcations et des ruptures sociales. La figure du transclasse serait une des modalités plus radicales que d’autres de ces déplacements, qui, pour être le plus souvent de moindre ampleur (Rose, 2022) mettent à l’épreuve les cohérences existentielles, générant une difficulté généralisée pour « être à sa place » (Marin, 2022). D’où le succès de récits intimes mettant en exergue des déplacements sociaux et subjectifs, récits dans lesquels chacun tente de se reconnaître. Avec eux, les affects et les émotions seraient entrés de plain-pied dans une « nouvelle raison sensible », dans le cadre d’un « tournant émotionnel de la vie sociale » (Truong, 2020), lui-même au cœur d’une tension entre individualisme sentimental et politisation via un partage possible du sensible : menaces et catastrophes affectent à la fois ensemble et séparément des individus atomisés, en quête de projet politique collectif.