2La garde périscolaire constitue en effet un échange « problématique » (Karpik, 1996) dans la mesure où le marché de la garde d’enfants se caractérise par une forte incertitude sur la qualité du service. D’une part, la transaction porte sur des enfants dont la valeur n’a « pas de prix » (Lazarus, 2009). Bien que la garde périscolaire n’ait lieu que quelques heures dans la journée, en fin d’après-midi, parfois sur une journée (le mercredi) ou ponctuellement le soir, les attentes des parents n’en sont pas moins conséquentes. Ils cherchent la « perle rare » à laquelle ils associent des compétences (scolaires, professionnelles, sociales), des valeurs morales et éducatives et même un physique spécifique. La tâche est d’autant plus ardue que la main-d’œuvre disponible est précaire, instable et ne répond pas aux attendus scolaires et moraux des parents. De plus, les parents sont des particuliers peu informés des spécificités du recrutement et de la salarisation de gardes d’enfants périscolaires. Ils ne disposent pas toujours d’un capital relationnel leur permettant d’embaucher un membre de leur réseau interpersonnel et se sentent souvent incapables d’endosser le rôle d’employeur.

3Dès lors, les agences jouent le rôle de prescripteur sur le marché de la garde d'enfants. Elles se présentent comme détentrices du savoir-faire nécessaire au recrutement et à l’embauche de gardes d’enfants, et proposent des prestations « sur-mesure », c’est-à-dire répondant au plus près des attentes des parents tant sur la forme de la prestation que sur le profil de l’intervenante. En couple bi-actif, aux horaires de travail extensifs et/ou décalés et avec des revenus confortables, les parents-clients trouvent en l’agence un moyen de combler le déficit de confiance lié aux relations de gré à gré, et de se décharger du travail administratif incombant aux employeurs. Mais si les agences promeuvent la rigueur de leur recrutement, ainsi que le professionnalisme et la disponibilité des intervenantes, il paraît en réalité difficile de répondre aux exigences des parents. Les salariées d’agence exercent en effet majoritairement cet emploi peu qualifié à défaut de mieux et temporairement, et les profils valorisés par les parents évitent les agences au profit de l’emploi direct. De plus, comme pour les facteurs (Demazière & Mercier, 2003), le personnel soignant (Belorgey, 2021) et les agents immobiliers (Bernard, 2017, 135), le personnel de l’agence est soumis à un impératif de rentabilité limitant le temps de recherche d’intervenante pour chaque client. Dès lors, la mise en relation tient plus d’un service bricolé et standardisé que du « sur-mesure ».

4Issue d’un travail doctoral (encadré), cette contribution se focalisera sur le rôle central de l’agence – intermédiaire de l’emploi – dans la réalisation d’un appariement délicat. Tout en essayant d’articuler les préférences des client.es et des salariées, celle-ci doit répondre à ses propres contraintes de rentabilité. L’agence doit alors ménager les attentes de chacun, quitte à renoncer à certaines (Gautié & al., 2005 ; Schütz, 2018). Face aux exigences variées et parfois nombreuses des parents, comment ces demandes sont-elles réceptionnées, traduites, classifiées et satisfaites par les recruteuses ? Nous verrons que les attentes des parents se différencient en fonction de leur appartenance sociale et que, pour les faire correspondre à la réalité du marché, le personnel « pivot » de la relation (Jany-Catrice & Puissant, 2010) réalise un travail de réajustement des attentes des parents, ces derniers n’étant pas pris en charge de la même manière en fonction de leur capital économique et culturel.

Enquêter sur les agences de garde d’enfants à domicile

Secteur en croissance depuis le début des années 2000 (Devetter, Jany-Catrice & Ribault, 2015 ; Carbonnier & Morel, 2018), les entreprises privées de services à la personne regroupent près de 40 000 structures en France, dont plus de 17 000 proposent des prestations de garde d’enfants^a.

Deux observations réalisées dans des agences de garde à domicile en Île-de-France (deux mois) et dans les Pyrénées-Atlantiques (un mois) nous ont permis d’observer les interactions (téléphoniques ou physiques) entre les différents acteurs, de participer au processus de sélection des gardes d’enfant (présélection téléphonique et entretiens physiques) ainsi qu’au processus de mise en relation de ces dernières avec les familles. Ces observations sont complétées par l’utilisation de bases de données sur les client.es et gardes d’enfant, ainsi que des entretiens semi-directifs auprès de gérant.es (24), du personnel d’agence (13), de parents-clients (20) et de gardes d’enfants (24) dans toute la France.

L’agence Les Couleurs est localisée dans l’Est parisien et existe depuis près de 15 ans. Elle est composée de deux responsables de secteur en CDI, Marie (30 ans) et Kensia (28 ans), assistées de Maja (20 ans) en contrat de professionnalisation. Elles assurent la gestion de près de 130 client.es et une centaine de salariées. Nicolas (50 ans), créateur de l’agence et chargé des relations commerciales, supervise les deux responsables.

L’agence Sunshine située dans les Pyrénées-Atlantiques entame sa troisième année d’activité au cours de l’enquête. Elle est constituée d’une équipe de trois personnes dans la même tranche d’âge comprenant la gérante Lucie, la chargée de ressources humaines Raphaëlle et ponctuellement une coordinatrice petite enfance Alicia. L’agence est au service d’une cinquantaine de familles-clientes et salarie presque autant d’intervenantes.

La composition de l’équipe et du portefeuille de client.es est représentative du développement des agences. Alors que 25 % d’agences réalisant des prestations de garde d’enfants de plus de 3 ans – la plus courante – sont implantées en Île-de-France, elles ne représentent que 8 % en Nouvelle-Aquitaine. Cela s’explique par la spécificité des habitant.es d’Île-de-France, et surtout de Paris, en termes d’activité et d’aisance financière, comparé à celle de Nouvelle-Aquitaine.

a. Elles sont confondues avec les agences dites « généralistes », qui réalisent différentes prestations. Sources : données NOVA.

1. Quand les mères actives délèguent la garde de leurs enfants

1.1. Déléguer au prix d’une charge mentale accrue

6Les parents enquêtés sont essentiellement salariés d’entreprises du tertiaire à des postes à responsabilité (ingénieur.es, cadres du secteur bancaire ou dans la grande distribution…), des professions libérales aux horaires de travail extensibles mais aussi issues du secteur public (professeur.es de lycée, au conservatoire, infirmièr.es, agent.es SNCF). Bien que constituant un groupe social hétérogène, les client.es d’agence se caractérisent également par un niveau de vie aisé – ils sont en grande majorité dans la tranche CAF la plus haute. Ils recherchent le confort et la protection délivrée par les agences prestataires, ce qui distingue ce public de celui très fortuné et à l’aise dans le rôle d’employeur (Delpierre, 2020).

7Le recours à un prestataire de services constitue en effet une alternative à l’emploi en direct, jugé trop chronophage et complexe par ces parents. D’une part, le recrutement de garde d’enfants s’accompagne d’un nombre très important de candidatures à trier, appeler et rencontrer, parfois en vain. D’autre part, n’ayant jamais endossé ce rôle d’employeur auparavant ou avec beaucoup de difficulté dans le cadre de la salarisation d’une assistante maternelle, les parents enquêtés estiment qu’ils n’ont pas les connaissances juridiques pour gérer les aléas de la relation contractuelle.

8Tous les parents actifs ne recourent pourtant pas à une agence prestataire. Les très riches évitent les agences car ils préfèrent organiser eux-mêmes la relation de service et s’arranger avec leurs employé.es et le droit du travail (Delpierre, 2021). Les arrangements conjugaux autour des tâches domestiques et du soin aux enfants expliquent également ce recours. La littérature montre que les mères assurent majoritairement la recherche et le suivi du mode de garde (Régnier-Loilier, 2009 ; Devetter & Rousseau, 2011). La délégation à un tiers de la garde des enfants ne se traduit pas par une remise en cause de la répartition inégalitaire des tâches domestiques et parentales. Les mères sont ainsi davantage en relation avec l’agence que les pères : parmi les dossiers de client.es de l’agence parisienne, 54 % ont été créés au nom de la mère uniquement, contre 21 % au nom du père. Le quart restant renseigne les deux parents, mais les observations faites en agence montrent que le personnel communique en priorité avec les mères, sauf s’il s’agit de pères célibataires ou ayant spécifié être la seule personne à joindre.

9Le choix du (ou des) mode(s) de garde s’inscrit dans un ensemble d’arrangements quotidiens (Cartier, Collet, Czerny, Gilbert, Lechien & Monchatre, 2016) réalisés par les mères avec leur conjoint, leur employeur, leur réseau interpersonnel et le marché de la garde d’enfants afin de trouver une solution de garde périscolaire qui leur permette de maintenir une activité professionnelle, tout en respectant leur contrainte budgétaire et en assurant le bien-être des enfants. Parmi les mères enquêtées, près des trois quarts recourent aux prestations de l’agence 2 ou 3 jours par semaine et se « débrouillent » les autres jours en sollicitant leur famille ou des ami.es ou en réduisant leur temps de travail. Si pour certaines mères, élevant seules leur(s) enfant(s) et sans possibilité de recourir aux solidarités familiales, il s’agit d’interventions indispensables, pour d’autres, faire appel à un prestataire relève plus du « confort » pour éviter de « courir partout » :

J’ai commencé à faire appel à un prestataire à l’entrée à l’école de mon dernier car je me suis rendu compte que j’avais du mal à organiser mes journées. En fait, c’était la course : je finis mon travail à 18 h et à 18 h 30 il faut que je sois à l’école pour récupérer mes enfants après l’étude, puis le goûter, les devoirs, la préparation des repas, donner le bain… Je ne m’en sortais pas ! Et mon mari n’est vraiment pas aidant dans ces moments-là… L’idée c’était d’avoir une aide pour être plus cool le soir en rentrant, ne pas avoir à quitter mon travail en courant, me précipiter à la sortie de l’école pour récupérer les enfants. […] Et je me rends compte que depuis que j’ai une personne pour m’aider, j’ai retrouvé du temps pour jouer avec mes enfants ou faire la cuisine, ce qui n’arrivait plus souvent !
Victoire, 35 ans, psychologue du travail, mariée, deux enfants de 8 et 5 ans, Rennes.

1.2. Des attentes différenciées : entre substitut maternel et entretien du capital culturel

11Argument budgétaire décisif, l’âge des enfants impacte les attentes des parents et le contour de la prestation. Avant l’entrée à l’école ou durant les premières années de scolarité, lorsque l’enfant est encore jeune, les parents valorisent une intervenante « expérimentée » et « douce », capable de ramener l’enfant au domicile en toute sécurité, de l’accompagner dans les gestes encore mal maîtrisés du quotidien et de pourvoir aux actes de soins (changer la couche, donner le bain…). La mobilisation par les parents de critères liés à la sécurité et la douceur souligne la recherche d’un substitut maternel pour des enfants qui n’ont parfois pas encore un an. Formés aux gestes professionnels, les profils valorisés sont alors ceux diplômés ou en formation dans les métiers de la petite enfance.

12Lors de l’entrée à l’école – maternelle mais surtout primaire – ces exigences évoluent dans le sens d’une plus grande attention portée à leur scolarité :

Nous, on voulait quelqu’un qui puisse aider les enfants dans leurs devoirs et qui parle français, enfin bien français, ou anglophone ou hispanophone, mais pas un français un peu yaourt. C’est pour aider au suivi des devoirs mais aussi parce qu’on a fait l’expérience avec la nounou [assistante maternelle] : elle était géniale, ça s’est très bien passé, on l’a gardée pendant 5 ans, c’était top ! Mais voilà, les enfants, ils ne mangeaient pas des yaourts, mais des « yourtes », ils allaient à la « biothèque » au lieu de la bibliothèque… On comprenait mais, en grandissant, au moment de l’apprentissage de la lecture, on s’est dit qu’il y avait des erreurs qu’il ne fallait pas commettre.
Claire, 45 ans, ingénieure de formation, mariée, deux enfants de 7 et 5 ans, Paris.

13Cet investissement dans le suivi scolaire résulte d’une préoccupation caractéristique des classes moyennes dans la réussite sociale de leurs enfants (Thin, 2009 ; Van Zanten, 2009). Les soins physiques et affectifs diminuant au profit d’une stimulation scolaire et culturelle, le travail de garde s’apparente alors plus à un prolongement de l’école. Les trois ans de l’enfant et son entrée à l’école marquent d’autant plus une rupture dans les attentes de sa prise en charge que les parents ont des dispositions culturelles, économiques et scolaires importantes. En effet, tandis que les parents en ascension sociale portent davantage d’attention au bien-être de l’enfant et au développement de son autonomie – ces normes de la parentalité étant davantage mobilisées par les « nouvelles » classes moyennes (Garcia, 2011) – ceux issus de classe moyenne ou supérieure valorisent davantage l’éveil scolaire. Ces derniers privilégient alors des intervenantes étudiantes, dotées en capital scolaire et culturel et maîtrisant un français « correct » (sans faute grammaticale et avec une bonne prononciation). Stimulant intellectuellement les enfants, la main-d’œuvre étudiante valorisée est celle pour laquelle les parents perçoivent leur proximité avec les valeurs familiales. Les étudiantes voilées sont, à l’inverse, décrédibilisées par ces derniers qui les jugent inadaptées à seconder l’apprentissage des enfants :

Je l’ai stalcké sur internet et je me suis dit qu’on était pas dans la même idée de la vie en général… Elle avait l’air très euh musulmane, ce qui dans l’absolu ne me pose pas problème mais elle a l’air d’être très euh ancrée religion et je sais qu’on ne doit pas, lors de l’entretien, prendre ça en considération mais je me suis interrogée sur comment elle ferait face aux questionnements de mon fils aîné… […] Et je me suis dit, s’il interroge cette jeune femme, est-ce qu’elle va avoir le même discours que nous ou pas ? Et je dis ça sans vouloir faire de clichés ou de racisme mais parce que, pour moi, c’est pas juste garder des enfants, c’est aussi avoir un échange avec eux.
Aliénor, 36 ans, responsable dans une entreprise d’évènementiel, en couple, deux enfants de 8 et 2,5 ans, Paris.

14Le choix de l’intervenante ne se décide pas uniquement sur les compétences professionnelles de cette dernière, mais bel et bien sur une appréciation morale de ses capacités à convenir aux normes de la famille-cliente. Ce choix traduit un désir d’« homophilie » (Marchal & Rieucau, 2010) par lequel les parents cherchent à compléter l’apprentissage des codes sociaux de la famille et de pérenniser la transmission d’un habitus caractéristique des classes supérieures aux enfants. Ces critères se voient néanmoins mis à l’épreuve du marché du travail peu qualifié.

2. Composer avec le marché du travail peu qualifié

15Si les agences communiquent auprès des parents sur leur capacité à trouver une intervenante adaptée au contexte et aux exigences familiales, celles-ci doivent composer avec leurs propres ressources économiques et managériales, qui contraignent la réalisation d’un appariement « sur-mesure », c’est-à-dire au plus près des exigences parentales.

2.1. Des conditions d’emploi peu attractives

17Ces conditions de travail et d’emploi en font une activité peu prisée par les personnes en recherche d’emploi ou celles sur-diplômées. Cette activité de transition est caractérisée par un fort renouvellement de la main-d’œuvre. Alors que les parents cherchent une intervenante fiable, les responsables d’agence disent subir l’état du marché du travail qui rend difficile le recrutement de candidates. Ces dernières sont perçues comme peu fiables par les recruteuses qui les soupçonnent de profiter des revenus fournis par des politiques d’emploi jugées désincitatives. Comme pour l’intérim, cette rhétorique patronale suppose de mettre en place des leviers de « domestication » (Jounin, 2008, 102) de la main-d’œuvre, en récompensant (ou sanctionnant) leur (manque de) fidélité par la distribution de missions.

2.2. Des candidates qui ne correspondent pas aux critères des parents

18Les étudiantes de formations prestigieuses (grandes écoles ou universités renommées) sont très sollicitées par les parents les plus aisés dont les enfants sont plus âgés, car ce profil répond aux attentes scolaires et culturelles valorisées par ces derniers. De même, les parents de très jeunes enfants recherchent davantage des profils plus matures, expérimentés et surtout diplômés, ces caractéristiques les rassurant quant à la prise en charge quotidienne de leurs enfants en bas âge. Bien que recherchés, ces deux profils sont aussi ceux qui sont les plus difficiles à attirer en agence, ainsi que ceux qui réalisent cette activité très temporairement. En effet, les étudiantes de grandes écoles ou d’universités renommées et les diplômées de la petite enfance se voient proposer de nombreuses opportunités de travailler, plus avantageuses en termes de rémunération et de flexibilité, par le biais de réseaux interpersonnels ou dans d’autres secteurs d’activité pour les premières, en emploi direct ou en établissements d’accueil pour les deuxièmes.

19Dans les faits, celles qui s’inscrivent dans les agences de garde d’enfants sont souvent des étudiantes au capital économique et relationnel moins développé, nouvellement arrivées sur le lieu de leurs études, en formation de sciences humaines et sociales, IUT ou écoles d’art, plutôt qu’issues de classes préparatoires ou d’école de commerce ou d’ingénieur. À l’inverse, les intervenantes ayant arrêté ou terminé leurs études sont en moyenne plus anciennes et employées en parallèle d’autres activités comme aide à domicile, cantinière, vendeuse mais aussi chômeuse en recherche d’un temps plein ou mère au foyer dont les enfants rentrent seuls de l’école. Avec les apprenties aux métiers de la petite enfance – qui ne sont pas encore diplômées mais constituent une main-d’œuvre très bon marché et malléable – ces travailleuses sorties du système scolaire ont un niveau de diplôme souvent inférieur au baccalauréat. Leur faible qualification scolaire les maintient plus longtemps dans cet emploi que les étudiantes, alors qu’elles correspondent moins aux attentes sociales des parents.

3. L’appariement sous contrainte

20Fournissant des conditions de travail et d’emploi peu attractives, les agences de garde d’enfants composent avec une main-d’œuvre instable, correspondant peu aux attentes des parents-client.es. Dès lors, la mise en relation est bien souvent marquée par l’écart entre les exigences parentales et les caractéristiques de l’intervenante présentée. Le caractère contraint de la mise en relation est renforcé par l’objectif de rentabilité auquel sont soumises les recruteuses, incitées, d’une part, à minimiser le temps consacré à la sélection des intervenantes par famille – à savoir ne pas passer trop de temps à chercher un profil « sur-mesure » – et, d’autre part, à ajuster à la baisse les attentes des parents.

3.1. Favoriser l’employabilité à la qualification

21Si le recrutement de professionnelles de la petite enfance, c’est-à-dire des candidates formées, diplômées et expérimentées dans les métiers de la petite enfance, est obligatoire pour la garde des enfants de moins de 3 ans, ces dernières ne sont pourtant pas celles recrutées en priorité. D’une part, elles constituent une main-d’œuvre rare car elles recherchent davantage un emploi à temps plein. Par ailleurs, elles sont socialement ou scolairement moins proches des client.es et ne constituent pas, aux yeux de ceux-ci, une main-d’œuvre facilement intégrable à l’univers familial.

23Ces dernières cumulent des compétences relationnelles – être capable d’interagir avec les enfants, mais aussi avec les parents et le personnel de l’agence – et cognitives – savoir adapter sa posture face aux caractéristiques des enfants et à l’environnement familial. L’entretien physique et les exercices de mise en situation réalisés à l’agence constituent l’occasion de déceler de telles aptitudes, qu’aucun prescripteur ne peut garantir en amont. Ainsi, une candidate diplômée mais jugée trop indépendante et rigide est refusée car elle renvoie l’image d’une salariée peu malléable et qui rentrera facilement en confrontation avec l’agence et les familles. De plus, les « bonnes » salariées doivent également être rentables, c’est-à-dire que l’agence peut les mobiliser sur d’autres missions et à moindre coût. Par exemple, alors que les prestations de l’agence des Pyrénées-Atlantiques enquêtée nécessitent très souvent des déplacements en voiture, les candidates sans permis de conduire sont évincées, faute d’être mobilisables sur des remplacements nécessitant d’être véhiculé.

24Enfin, la « bonne » salariée est fiable, c’est-à-dire qu’elle prévient l’agence en cas de difficultés et les recruteuses peuvent compter sur elle pour faire des remplacements. Elle est également disponible sur une longue période : les candidates en recherche d’emploi et au profil attractif, comme les auxiliaires de puériculture nouvellement diplômées ou des infirmières nouvellement arrivées sur le territoire, trouvent rapidement un emploi plus rémunérateur et à temps plein.

3.2. Classer les parents et ajuster leurs demandes

C’est à moi de revoir le profil avec la cliente, pour demander des détails plus poussés. Est-ce que vous acceptez un profil garçon ? Est-ce que la candidate doit avoir quelque chose de particulier ? Est-ce qu’elle doit parler anglais, habiter à côté ? […] Parfois t’es obligée de lire entre les lignes. T’as des parents qui disent « moi je veux une personne responsable, mature » : si tu n’as que ça comme critère, faut comprendre que c’est une cliente qui va pas être chiante, elle veut juste une personne pour garder des enfants. Là, tu te dis ça va, je vais recevoir une candidate, si elle a l’air d’être euh si elle présente bien, je vais valider son profil et je ne vais pas me prendre la tête, je vais lui présenter ! Mais je ne vais pas me dire « ah non mais la cliente recherche ça… », je ne vais pas me poser de questions. […] Après, si elle demande beaucoup de choses « il faut que la candidate habite sur Paris et qu’elle parle anglais et il faut qu’elle ait gardé des enfants de moins de trois ans » bah là, tu as vraiment beaucoup de critères donc il faut que tu fasses attention.
Marie, 30 ans, recruteuse, agence spécialisée Les Couleurs, Paris.

26Le questionnement auquel les recruteuses soumettent les parents est un moyen de tester la solidité de leurs attentes afin de déterminer, grâce à la captation d’indices décelés dans leurs discours et comportements, si elles ont affaire à un parent exigeant. Cette catégorisation de la clientèle nécessite de bien connaître l’environnement familial des client.es et détermine l’effort que les recruteuses devront fournir dans le but de les satisfaire. Les parents qualifiés de « cools » sont ceux qui, sans attentes strictes, pourront se contenter des intervenantes les moins compétentes ou spécialisées. À l’opposé, les parents les plus exigeants se verront proposer une sélection plus calibrée d’intervenantes, dans la mesure où la prestation qui leur sera facturée apparaît suffisamment rentable au vu du temps consacré à la sélection. La classification de la clientèle s’organise tant autour de l’importance de la facturation de la prestation que du temps passé à réaliser une sélection de candidates.

27Les demandes des parents n’étant pas toujours claires, il faut « lire entre les lignes » afin d’éviter des problèmes d’interprétation des demandes et de classification des client.es. Certains parents n’ayant pas une idée précise du profil d’intervenante souhaité ou n’arrivant pas à l’exprimer lors des premiers contacts avec l’agence, la pré-sélection peut s’avérer décevante ou inappropriée. Certains reviennent alors sur le premier souhait émis et affirment vouloir éviter le profil étudiant, dont la disponibilité leur apparait comme plus courte voire compromise du fait des horaires de cours variables, des plannings d’examens et de stages. De même, la rencontre avec une candidate soixantenaire, décrite par l’agence comme « très douce », fait prendre conscience à une mère qu’elle cherche un profil plus « jeune » et « dynamique » pour encadrer ses enfants « turbulents ». Les recruteuses jouent alors un rôle informatif auprès des parents, afin d’affiner leurs critères à mesure qu’ils rencontrent des candidates, mais également en orientant ceux-ci.

28En tant que prestataire de services, l’agence peut en effet jouer sur les contours de la prestation. Pour pallier les difficultés à recruter les intervenantes, celle-ci manœuvre dans le sens d’une réduction de l’offre de service et d’une diminution des exigences des parents. L’agence réalise un tri des demandes de parents et n’hésite pas à écarter celles pour lesquelles la main-d’œuvre manque : des horaires atypiques ou de trop faible amplitude, une localisation géographique éloignée du vivier de main-d’œuvre, l’exigence d’un permis de conduire, un profil anglophone… Dans ce cas-là, l’agence précise son argumentaire commercial selon les exigences qu’elle se sent capable d’assouvir ou non, en fonction des spécificités du vivier disponible. Par exemple, en Île-de-France, et surtout à Paris et en petite couronne, où la très grande majorité des candidates n’a pas le permis et un véhicule mais où le réseau de transport en commun est développé, les agences privilégient les demandes d’interventions non véhiculées. Face à une demande de ce type, les chargées de clientèle opposent un argumentaire nécessaire au réajustement des exigences des parents :

Notre métier, c’est d’écouter ce que va nous demander la maman. Souvent, on la laisse parler et on lui explique plusieurs choses : la première, rechercher un étudiant, même sur Versailles avec une voiture, à temps partiel, faut quand même avoir les reins solides ! On va lui poser des questions : où elle habite ? où est l’école ? « Vous savez, il y a un bus pour faire le trajet, il y en a pour 20 minutes ». […] Autre point qu’on soulève c’est qu’il y a une chose qu’on ne teste pas, c’est la conduite ! Si je trouve quelqu’un qui est formidable, je ne fais pas le tour du pâté de maisons avec elle donc je ne sais pas comment elle conduit ! Et là, souvent les mamans me disent « ah oui vous avez raison ! ». […] Donc quand une maman nous demande ça, on ne lui dit pas tout de suite qu’il n’y aura pas de voiture, on la laisse développer son argument et on lui fait un contre argumentaire, on essaie de détourner l’attention de la maman de l’histoire de la voiture.
Charlotte, 50 ans, gérante, agence spécialisée, non franchisée, Versailles.

29Cet extrait d’entretien montre bien le travail argumentaire mis en place par les agences afin d’orienter la demande des parents dans le sens de leurs propres intérêts économiques et managériaux. À l’instar d’autres professionnel.le.s des services comme les vendeur.es de biens immobiliers (Bourdieu, 2000 ; Bernard, 2017) ou encore les avocat.es spécialisé.es dans les séparations conjugales (Sarat & Felstiner, 1995 ; Bessière, Mille & Schütz, 2020), les recruteuses réalisent une entreprise de « dépossession » de la demande des parents-clients. En accompagnant les parents à renoncer à l’intervenante idéale et à faire le deuil de leurs attentes, les recruteuses assurent une fonction palliative (Salman, 2008 ; Bonneval, 2014 ; Gonnet, 2019).

3.3. Forcer l’appariement ?

30En réajustant à la baisse les attentes des parents, l’agence fait converger son offre en fonction de la main-d’œuvre disponible. Alors que le discours commercial entretient l’idée que les parents se verront proposer plusieurs intervenantes disponibles afin de choisir le profil qui convient le mieux à leurs attentes, la réalité est plus nuancée. La présélection réalisée par l’agence consiste à présenter une intervenante, parfois deux, mais il est très rare que les parents en voient davantage. Le choix des parents est d’autant plus restreint que les recruteuses « dramatisent » l’état du marché du travail, en évoquant la « pénurie » de main-d’œuvre qui frappe le secteur. Les moins dotés se résignent plus facilement à accepter le profil proposé, bien qu’il ne corresponde pas aux critères attendus :

C : L’année dernière, j’en ai eu une autre, qui euh bon, il y avait quelques choses à revoir. Elle n’avait pas trop l’habitude des enfants en bas âge, donc je me suis dit « mince » ! Pourtant, j’avais dit que je voulais quelqu’un qui a l’expérience avec les enfants en bas âge. Normalement, on peut sélectionner un peu les profils. Je vous avoue que j’ai pas trop pu comparer les différents profils parce qu’ils n’en avaient pas non plus dix mille à me proposer ! […] Ils m’ont proposé un profil à chaque fois […].
Enquêtrice : Est-ce qu’on vous a proposé des intervenantes que vous avez vues en entretien, puis refusé ?
C : Non, par contre j’ai dit je veux faire une période d’essai […] parce qu’avec la dernière, j’étais pas sereine, je lui avais donné mon fils durant l’entretien pour la mettre en condition et elle était un peu embêtée, elle savait pas comment réagir, elle savait pas quoi faire. Je me suis dit « oula, c’est un peu inquiétant quand même ! ». Elle avait pas trop d’expérience avec les enfants en fait.
E : Et vous n’avez pas demandé à [Agence] qu’ils vous renvoient un autre profil ?
C : Bah ils n’en avaient pas sous la main… Du coup, moi, je laisse une chance, je fais une période d’essai puis voilà. Et puis comme elle est partie peu de temps après…
Chloé, 30 ans, cadre en santé-travail, séparée, deux enfants, Issy-les-Moulineaux (92).

31Faire le deuil de ses attentes est d’autant plus inévitable que les parents n’ont pas d’autres possibilités de garde. Séparée du père de ses enfants, Chloé en assure seule la garde. Elle a négocié un aménagement de ses horaires de travail pour les récupérer certains jours à la sortie de la crèche et de l’école. Les autres jours, elle ne peut pas compter sur sa famille, qui n’habite pas dans la même région, et s’en remet donc à une agence pour lui trouver une intervenante. Bien que cette dernière ne réponde pas à ses exigences, Chloé est dépendante de ce moyen de garde qu’elle accepte malgré tout.

32À l’inverse, les parents mieux dotés en capital relationnel et économique ont les moyens de négocier leurs exigences en faisant durer la phase de recrutement afin de trouver l’intervenante « idéale » :

Dans mon souvenir, ils m’avaient beaucoup interrogé. Mais voilà la demande était simple aussi, enfin de mon point de vue ! On cherchait une jeune fille ou un jeune homme disponible à partir de 18 h qui aime marcher parce que l’école est un peu loin et parce qu’on veut pas que l’enfant prenne les transports en commun et qui est disponible, qui est joueuse, qui aime chanter, qui est capable de lui faire prendre son bain et de lui préparer un repas qu’on n’aurait pas eu le temps de préparer.
[…] Les premiers profils ne correspondaient pas du tout à ce que je recherchais. Ils m’envoyaient une fille de 18 ans pour un enfant de 3 ans, sachant qu’elle ne sait pas ce qu’elle veut faire et que tout ce qu’elle a gardé, c’est peut-être un frère ou un cousin… Bah à 25 euros de l’heure TTC c’est pas ce que j’attends, j’attendais plus ! Donc quand j’ai râlé auprès de l’agence, là ils m’ont envoyé quelqu’un qui était dans une formation pour la petite enfance donc voilà, là, elle répondait à mes critères !
Afifah, 43 ans, avocate, mariée, conjoint cadre dans le secteur bancaire, deux enfants, Courbevoie (92).

33Après avoir envoyé un mail détaillant les éléments invalidant la candidature sélectionnée (la jeunesse, un mauvais niveau de français, un manque de disponibilité sur des horaires tardifs), Afifah s’attache à contrôler le travail des recruteuses, en affirmant sa présence auprès d’elles par mail ou par téléphone. Comme les client.es les plus doté.es, elle a l’habitude de recourir à des prestataires de services dans la sphère professionnelle ou privée. Le personnel de l’agence n’est donc pas le seul à détenir un savoir spécifique lui assurant la maîtrise de l’interaction face à des client.es déboussolé.es. Au contraire, ces dernier.es peuvent exercer une domination sur le prestataire, pouvant donner lieu à des rapports serviciels (Jeantet, 2003). Confrontées à une surveillance accrue de leur travail et à des situations de tension relationnelle, les recruteuses tentent de mettre les parents à distance et de mobiliser pour eux des intervenantes en jouant sur les rétributions futures dont elles pourraient bénéficier (positionnement sur des missions mieux rémunérées ou plus proches de chez elles).

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34Alors que les agences de garde d’enfants vendent une solution de garde « sur-mesure » et une intervenante rigoureusement sélectionnée, dans les faits, la mise en relation relève plus d’une opération de bricolage. Celle-ci est davantage orientée selon les contraintes managériales et économiques des agences, plutôt que selon les exigences, parfois élevées, des parents, que les recruteuses essaient de ménager. Elles pallient l’insuffisance de main-d’œuvre en recherchant avant tout de « bonnes » salariées, en qui l’agence peut placer sa confiance, malléables et stables. En parallèle, elles réalisent un travail de réajustement des exigences des ceux-ci, les préparant à un recrutement contrarié et les faisant relativiser le profil des candidates sélectionnées pour qu’ils y trouvent leur compte malgré tout.

35Ce faisant, elles tentent de forcer l’appariement, mais mettent en danger la relation avec les parents, qui peuvent se sentir incompris. Les parents-clients ne sont pas tous égaux et la prise en charge de leur satisfaction s’explique à l’aune de leurs caractéristiques sociales et économiques. Les mieux dotés peuvent influencer la mise en relation ou quitter l’agence pour trouver une autre solution de garde. Les autres doivent composer avec cet appariement contraint en mettant en place des stratégies pour pallier la déficience de la mise en relation.