1L’ouvrage de Marcel Fournier se propose de retracer l’histoire méconnue de la Maison des sciences de l’homme (MSH). Après s’être attaqué aux monumentales biographies d’Émile Durkheim et de Marcel Mauss, l’auteur se confronte cette fois à la vie, non plus d’un individu, mais d’une institution « singulière dans le système universitaire et de recherche en France » (p. 7), méconnue du grand public, mais sans doute aussi de nombreux chercheurs. L’auteur s’étonne que cette institution flamboyante n’ait pas fait l’objet d’une étude à proprement parler comme ce fut le cas pour le CNRS, la VI^e section de l’École pratique des hautes études (EPHE) ou l’EHESS. Elle semble cependant susciter l’intérêt comme en témoigne le récent colloque, organisé le 1^er février 2023 par Wolf Feuerhahn et Marcia Consolim, « Qu’est-ce qu’une maison des sciences de l’homme ? Pour une histoire de la FMSH (1963-2023) », dans le cadre du 60^e anniversaire de la fondation. C’est également sous cet auspice que se situe l’ouvrage de Marcel Fournier, bien qu’annoncé à paraître depuis 2021.

2Professeur de sociologie à l’université de Montréal, Fournier revendique un positionnement équilibré vis-à-vis de son objet d’étude. Bien qu’il publie son travail dans la maison d’édition de l’institution dont il retrace l’histoire, son pari consiste en effet à mener une enquête en ayant un pied dehors, puisque comme il le rappelle dans l’introduction il n’a jamais été rattaché institutionnellement à la MSH, mais aussi un pied dedans, dans la mesure où il en a longtemps fréquenté les lieux, à commencer par la bibliothèque et ses fonds très riches, et a soutenu une thèse (1975) sous la direction de Pierre Bourdieu, qui en a été l’un des piliers. L’auteur mobilise pour son enquête un vaste ensemble d’archives institutionnelles de la FMSH, à commencer par de très nombreux comptes rendus de réunions du conseil d’administration, qui donnent une idée très riche des débats qui l’ont agitée à différents moments de son histoire. Il a également procédé à de nombreux entretiens, parfois très anciens – celui avec Maurice Godelier date de 2008 –, avec les principaux acteurs encore vivants de cette histoire.

3L’auteur montre que la naissance de la MSH est redevable d’un ensemble de circonstances qui ont joué leur part à différents niveaux.

41) D’abord une conjoncture particulière, celle de l’après Seconde Guerre mondiale, marquée, d’une part par le besoin grandissant de mieux connaître la société française, et d’autre part, par la position déclassée des sciences humaines au sein du champ universitaire français. Ce sentiment d’injustice vécu, à l’époque, par de nombreux chercheurs travaillant dans ces disciplines, couplé au besoin exprimé par les dirigeants politiques de mieux les utiliser en vue d’organiser la reconstruction, ont ainsi constitué un contexte favorable à l’avènement de ce genre de projet. C’est ce qu’illustre l’important colloque à Caen, organisé par Pierre Mendès-France, et qui réunit pendant trois jours, en novembre 1956, des centaines de chercheurs et de dirigeants politiques pour discuter de ces sujets (p. 58-61).

52) Ironiquement pour un penseur qui a privilégié le temps long et la mise au jour des « structures » plutôt que l’histoire centrée sur les grands Hommes, il est difficile de faire l’impasse sur Fernand Braudel dont l’action est absolument centrale dans cette histoire. Le sous-titre de l’ouvrage, « une utopie braudélienne réalisée », indique en effet le rôle déterminant joué par l’historien dans la création et la direction de cette institution dans le sillage de la VI^e section de l’EPHE, cela sans oublier l’esprit visionnaire, pour ne pas dire farfelu d’individus comme Gaston Berger ou Clemens Heller.

63) Enfin, comme Brigitte Mazon l’avait montré à propos de la création de l’EHESS dans son ouvrage Aux origines de l’École des hautes études en sciences sociales. Le rôle du mécénat américain (1920-1960), publié en 1988, la MSH n’aurait sans doute pas vu le jour sans le soutien crucial reçu de la part de fondations américaines, comme la Fondation Rockefeller et surtout la Fondation Ford, qui ont contribué de manière significative à l’acquisition de locaux, afin de donner vie à cet ambitieux projet (p. 94-101).

7Pour retracer cette histoire, l’auteur suit un plan essentiellement chronologique, en partant des prémices de la création de la MSH dans les années 1950, c’est-à-dire avant son lancement officiel le 4 janvier 1963, jusqu’à son changement de dénomination au début des années 2000, pour devenir la Fondation Maison des Sciences de l’homme (FMSH). L’enquête est centrée sur l’institution parisienne en tant que telle et ne porte pas sur l’ensemble de ses ramifications (MSH en « province ») ou de ses différentes productions (sa maison d’édition). Ce qui intéresse particulièrement Fournier, c’est l’analyse des conditions d’émergence de cette institution et la façon dont elle a réussi à se pérenniser malgré un statut ambivalent et longtemps contesté. Celle-ci est en effet en permanence confrontée aux difficultés pour trouver un lieu, faire financer ses dépenses courantes, mais aussi tout simplement justifier son existence, puisque certains pourraient l’appréhender comme une coquille vide, dans la mesure où elle ne dispense aucun enseignement et ne dispose pas de chercheurs qui lui soient exclusivement affiliés.

8Plusieurs chercheuses et chercheurs travaillant ou ayant fréquenté d’assez près cette institution singulière ont tenté de la définir, ce qui témoigne de la relative indécision quant à son rôle et ses missions. Pour Maurice Aymard, qui aura occupé les fonctions d’administrateur-adjoint de la Fondation de 1976 à 1992, puis d’administrateur principal jusqu’en 2005, la MSH représente « un lieu neutre de collaboration nationale et internationale entre les chercheurs ainsi qu’une plateforme d’expérimentation mise à la disposition de tous ceux, français et étrangers, qui souhaitent l’utiliser » (p. 404). De son côté, l’historien américain Immanuel Wallerstein, qui aura l’occasion de la fréquenter dans les années 1970-1980 et en deviendra un « farouche défenseur » (p. 313), la décrit comme « le ministère des relations internationales des sciences humaines et sociales françaises » (p. 313).

9Si ses missions exactes ont fait l’objet de définitions variées et sont sans doute plus difficiles à circonscrire que pour d’autres institutions de la recherche, les réalisations de la MSH n’en sont pas moins évidentes. La bibliothèque en constitue sans doute l’une des plus importantes (p. 331). Longtemps portée par Braudel, au moins depuis l’un des projets préparatoires de fondation de la MSH au printemps 1956, elle a longtemps fonctionné avec un système de navettes, permettant de stocker à l’extérieur un fonds d’ouvrages et d’archives qui grossit d’année en année sous l’effet des achats, mais aussi de nombreux dons de chercheurs des différents centres rattachés.

10Le succès de la MSH tient sans doute également à sa capacité à épauler des chercheurs dans leurs recherches à l’international. Fournier insiste tout au long de l’ouvrage sur la figure de Clemens Heller dont le rôle apparaît central, quoique souvent dans l’ombre. Cet homme présent dès les débuts de la MSH et vanté pour sa culture et son sens hors pair de la diplomatie est en effet décrit comme un couteau suisse, capable de débrouiller toutes les situations même les plus inattendues. Pour n’en citer qu’un exemple, selon le récit que fait Maurice Aymard à l’auteur, l’anthropologue Maurice Godelier se serait trouvé bien marri quand, à la suite de son terrain en Papouasie Nouvelle Guinée, après avoir suggéré de remercier ses informateurs sur place par un cadeau de leur choix, ceux-ci lui firent la demande d’une camionnette pour se déplacer plus facilement d’un village à l’autre. Alors que cette demande paraît bien difficile à exaucer, une Toyota d’occasion est finalement acheminée depuis la Grèce, grâce à l’aide de Clemens Heller qui fait jouer ses contacts et pilote l’opération depuis Paris (p. 304) !

11Cette fonction tournée vers l’international, la MSH l’exerce aussi à travers une variété d’actions : les échanges qu’elle organise entre chercheurs français et étrangers ; les nombreux colloques internationaux qu’elle patronne à Paris et un peu partout dans le monde ; ainsi que les publications qu’elle fait éditer par sa maison d’édition, parmi lesquelles des traductions en anglais et en allemand. L’une de ses actions se mesure également « à l’accueil qu’elle offre aux chercheurs étrangers, non pas un accueil formel, de simple politesse académique, mais un accueil en profondeur » (p. 313), selon les mots de Wallerstein. L’historien fait notamment référence à l’accueil académique que la MSH offre à de nombreux chercheurs au sein de ses locaux, mais aussi à la capacité d’hébergement dans la Maison Suger. Inaugurée en janvier 1990 par le ministre de l’Éducation nationale de l’époque, Lionel Jospin, elle a été créée grâce à la Fondation Volkswagen et met à disposition des chercheurs du monde entier des logements et des lieux de réception splendides (p. 401).

12Fournier montre que la MSH a sans cesse fait l’objet de beaucoup d’interrogations et d’âpres compromis. Son intitulé même est remis en question : faut-il dire « Maison des sciences sociales » (au risque de ne pas inclure l’histoire), ou « Maison des sciences de l’homme » au risque d’inclure la philologie qui ne s’y retrouve pourtant pas représentée ? (p. 74-75). Le terme d’homme fait également l’objet de critiques. La ministre des Droits de la femme, Yvette Roudy, se fendra d’une lettre au président Fernand Braudel, afin de lui proposer de remplacer l’expression sciences de l’homme par celle, plus œcuménique, de sciences humaines. Fernand Braudel refusera poliment en argumentant qu’il s’agit, comme pour le Musée de l’homme, de s’éloigner de l’expression anglo-saxonne de sciences sociales : « En disant “l’homme”, nous avions visé la biologie vers laquelle les sciences humaines tendent sans l’atteindre vraiment. Le mot “homme” est plus générique. Il n’exclut certainement pas la femme » (p. 350). Cette revendication sera à nouveau portée au début des années 1990 par la chercheuse et femme politique Françoise Gaspard, soutenue dans son initiative par des figures comme Pierre Bourdieu, Alain Touraine, Pierre Vidal-Naquet, etc. Mais le projet n’aboutira pas non plus (p. 421-422). Se posera également la question du terme de fondation qui engage d’interminables questions juridiques et économiques, jusqu’à ce qu’en en décembre 2007, Alain Iribarne, nouvel administrateur, propose de renommer l’institution en hommage à Fernand Braudel : « FMSH-Fernand Braudel ». Finalement, devant le refus de l’épouse et de la fille de Fernand Braudel, le conseil d’administration se limitera à « FMSH » (p. 457).

13De même, ses locaux sont disputés par plusieurs acteurs. La sélection des centres qui sont accueillis dans ses locaux fait l’objet de nombreuses tractations, avec des enjeux matériels évidents que l’auteur qualifie de « lutte pour les espaces » (p. 271), tant la surface attribuée aux différents centres de recherche qui lorgnent sur les moindres mètres carrés leur apparaît comme un symbole de leur place dans la hiérarchie scientifique. La gestion du personnel est également rendue difficile en raison du statut un peu hybride de Fondation privée, mais dont les agents administratifs sont titularisés par l’État (p. 419). De graves problèmes budgétaires se font d’ailleurs jour en raison du lancement de trop nombreux projets qui font exploser les dépenses (p. 326). Clemens Heller demande alors à ce que la Fondation se recentre sur sa « fonction essentielle », celle de « plateforme d’élaboration et d’essai de projets novateurs » (p. 327). Une grave crise éclate également avec l’EHESS lorsque celle-ci, issue de la scission de la VI^e section de l’EPHE, menace de se retirer du projet de la MSH et de s’accaparer la bibliothèque. Malgré toutes ces tensions et difficultés, l’une des assistantes de Braudel résume d’un joli jeu de mots le mélange d’humain et de sérieux scientifique qui caractérise ce projet : « Aime et sache » (p. 378).

14La grande richesse de cet ouvrage le conduit sans doute à quelques excès. Si, comme nous l’avons évoqué précédemment, Fournier précise ne pas rechercher l’exhaustivité et laisse volontairement de côté certains aspects de l’histoire de la MSH – politique éditoriale ou élargissement de la maison-mère parisienne aux antennes en région qu’il aborde de manière assez rapide –, force est de constater que les lectrices et lecteurs sont parfois abreuvés d’informations qu’il aurait été utile de hiérarchiser. C’est le cas notamment pour les encadrés biographiques sur des personnalités liées à la MSH qui sont sans doute trop nombreux – nous en avons comptabilisé 82 – et mettent sur le même plan des personnages aussi centraux que Braudel ou Heller, avec des individus ayant joué un rôle beaucoup plus périphérique dans cette histoire.

15De même, on a parfois l’impression de lire l’histoire d’une institution, au sens symbolique du terme, mais aussi de découvrir l’histoire d’un bâtiment. Si cette attention aux détails les plus matériels nous paraît à saluer, Fournier va parfois, à notre sens, un peu loin en mobilisant tous les documents d’archives à sa disposition, afin de nous expliquer les problèmes de construction que rencontrent les professionnels. Il est certes fort intéressant d’éclairer le lecteur sur le travail de Marcel Lods, l’architecte aux idées particulièrement originales. En revanche, consacrer un titre de sous-partie sur la grande opération de mise en sécurité du bâtiment, notamment par rapport au risque d’amiante, met à nouveau sur le même plan des choses qui ne le sont pas (p. 441).

16Malgré la richesse des parcours présentés, les difficultés qu’a rencontrées l’institution au cours de son histoire et l’attention que porte Fournier à tous les détails, on ne peut s’empêcher de trouver cette histoire assez « froide », sans doute en raison d’un matériau très largement constitué de rapports du conseil d’administration. Certaines correspondances de chercheurs, désormais accessibles au Campus Condorcet, auraient sans doute permis de varier les sources et d’apporter des éclairages différents, notamment sur le ressenti des chercheuses et chercheurs qui ont été en contact à différents niveaux avec cette institution. C’est d’ailleurs dans ce nouveau campus qu’a été transféré le fonds documentaire de la FMSH et qu’a vocation à s’épanouir cette institution certes bigarrée, aux contours parfois flous, mais dont la valeur ajoutée pour les sciences sociales est incontestable.