1Tout l’intérêt de ce livre réside dans la mise en perspective de la crise traversée par les professeurs des écoles eu égard au processus de rationalisation gestionnaire imposé depuis les années 2000-2010 à l’Éducation nationale, comme à d’autres secteurs de l’État en France. Reprenant à son compte l’analyse de Max Weber selon laquelle la modernité se caractérise par le désenchantement du monde dû à l’« extension continue du règne du calcul, de l’épargne et de la prévision », Sandrine Garcia se livre à l’analyse du processus concret de ce désenchantement de la profession enseignante dans le premier degré.

2C’est en prenant pour champ de recherche les démissions de professeur-e-s des écoles, c’est-à-dire la partie émergée de l’iceberg, qu’elle s’attache à comprendre la crise enseignante comme ensemble des effets de la rationalisation gestionnaire à l’œuvre dans l’éducation scolaire.

3En entrant dans le détail de cette crise, l’auteure rappelle que le métier d’instituteur a cessé, depuis l’élévation des exigences d’entrée dans le métier, d’être une voie de promotion sociale pour les bons élèves des classes populaires, qui suivaient la formation dans les Écoles normales. Pour autant, elle n’a pas constitué une voie de réussite sociale et professionnelle pour les étudiants mastérisés. Bien au contraire, elle s’est révélée comme une voie de déclassement pour des jeunes issus des couches moyennes ou supérieures, pour lesquels ni le salaire ni la position sociale n’ont été à la hauteur du nouveau statut de professeur des écoles. L’analyse des conditions de la pratique professionnelle vient confirmer l’impression très répandue de non-reconnaissance des compétences et du travail des nouveaux entrants. L’alourdissement considérable de la charge de travail, sous des formes diverses (en particulier le travail bureaucratique), vient compléter le tableau et expliquer les situations de souffrance qui se traduisent par de fréquents arrêts de travail et par les démissions que la recherche étudie.

4Cet état de fait vient de loin : l’accroissement de l’hétérogénéité scolaire et sociale des élèves, à laquelle l’Éducation nationale a fait face par une injonction à la différenciation pédagogique, est aujourd’hui une des difficultés majeures du métier. Elle suppose qu’on puisse faire face, selon les classes, à des élèves d’origines sociales différentes, aux décrocheurs, aux redoublants, aux élèves en situation de handicap, aux perturbateurs. Accompagnée d’une pression constante de la hiérarchie pour la mettre en œuvre, cette différenciation conduit à une modulation des exigences et de la charge de travail et/ou à une auto-culpabilisation des enseignant-e-s. Nous sommes là au cœur du métier d’enseignant du primaire (et sans doute à bien d’autres niveaux) affirme Sandrine Garcia au terme d’une enquête conduite entre 2015 et 1020.

5Menée avec Héloïse Fradkine et Géraldine Farges, la recherche a été réalisée par la méthode des entretiens approfondis auprès de 61 enseignant-e-s presque tou-te-s démissionnaires après une expérience difficile voire douloureuse de l’exercice du métier. Le premier chapitre montre la diversité de cet échantillon d’enseignants en termes d’origines sociales, de configuration familiale, de sexe, et d’expérience antérieure des interviewé-e-s et comme autant de déterminations, de ressources ou de conditions nécessaires à la démission.

6Le second chapitre analyse et contextualise la logique de la rationalisation managériale : maîtriser les dépenses, augmenter les services, contrôler le travail constituent autant d’applications des méthodes de management des entreprises. Cette logique conduit à une surcharge de travail contraint, en « flux tendu » et à un empiètement croissant sur la vie privée, dans un cadre où les moyens manquent pour bien travailler face à des situations ingouvernables.

7Une philosophie ou une idéologie pédagogique pourrait-elle fonder cette nouvelle définition du métier de professeur des écoles ? L’auteure en doute, dans le troisième chapitre, car celle qui est mise officiellement en avant par le ministère, qualifiée d’idéologie à portée « pratique », véritable « pensée d’institution », consiste plutôt à minorer et à disqualifier la transmission des techniques d’enseignement. Des pratiques massives et enthousiastes d’innovation pédagogique dans les années 1970 visant à la démocratisation du système scolaire, on est passé au début des années 2000 à un « travail pédagogique prescrit ». Mais cette prescription prône l’innovation sans pour autant donner, au moment de la formation et dans les premiers temps de l’entrée dans la profession, les moyens de devenir ce « praticien réflexif », capable de construire les situations d’apprentissage censées permettre aux élèves de s’approprier les savoirs visés. Ce « socioconstructivisme », qui reprend quelques principes des innovations des années 1970, peut avoir des effets bénéfiques là où les élèves ont la capacité, par leur milieu familial ou leurs caractéristiques personnelles, de conquérir l’autonomie cognitive indispensable à la découverte des savoirs par soi-même. Mais dans les écoles des quartiers populaires, où l’investissement et les compétences scolaires des parents sont restreints, cette idéologie pratique conduit les enseignants à des surcharges de travail, à l’impossibilité de s’appuyer sur des méthodes éprouvées, à des bricolages ponctuels, et souvent à une solitude à laquelle la hiérarchie de l’Éducation nationale ne répond que rarement.

8Bien plus, explique Sandrine Garcia dans le quatrième chapitre, les enseignants sont l’objet d’une surveillance et d’un contrôle constant et souvent tatillon. Cette ré-hiérarchisation des lignes d’autorité et les violences managériales « ordinaires » qui les accompagnent du fait des inspections (pouvant aller jusqu’au harcèlement), remettent en cause la satisfaction morale d’accomplir un projet d’utilité sociale. Elles sont vécues, surtout par les enseignants porteurs de projets et de foi militante, comme une surveillance et un jugement permanents sur une pratique pédagogique nécessitant une autonomie officiellement requise par ailleurs. Cette perpétuelle injonction contradictoire a pour effet un progressif et douloureux désenchantement du métier, qui pousse les plus enthousiastes à se préserver discrètement de la hiérarchie ou à quitter la profession.

9Le cinquième et dernier chapitre (dont bien des éléments auraient pu trouver leur place en amont) analyse les stratégies de reclassement ou d’ascension des démissionnaires par rapport à la position élevée de leurs parents dans l’espace social et aux espoirs professionnels qu’ils nourrissaient pour eux. Ces stratégies sont contrariées par la « parentocratie », difficile à supporter dans les écoles de quartiers favorisés autant que souhaitée dans les quartiers populaires. Cette surveillance exercée par les parents d’élèves sur les enseignants rend souvent difficile la recherche d’une place sociale eu égard aux dispositions dont ils ont hérité de leurs parents lorsqu’ils occupent des positions sociales élevées, et à leurs compétences propres (activités culturelles, pratique militante) acquises avant l’entrée dans le métier ou en parallèle à son exercice.

10La conclusion de l’ouvrage reprend les principaux acquis de la recherche et souligne ce qu’elle a permis de comprendre comme ressort fondamental de la souffrance au travail. Les professionnels sont mis en situation de faire du mauvais travail du fait de la contraction des dépenses dans un contexte d’accroissement des exigences ministérielles. D’où une insatisfaction due à la charge bureaucratique de leur fonction et à l’impossibilité d’assumer toutes les responsabilités et les missions contradictoires qui leur sont confiées et dont ils ont à évaluer en permanence si elles sont à la hauteur de ce qui est attendu. Cette conception exorbitante de leur travail, associée à une dévalorisation de leur condition et à la modestie des salaires, conduit au désenchantement, aux pratiques d’évitement, au « décrochage de l’intérieur » et, dans le cas des enseignant-e-s de l’enquête, à la réorientation vers d’autres métiers et d’autres positions sociales.

11L’ouvrage, riche d’entretiens et de très nombreux extraits, met en relief et donne une forme sociologique à la plupart des aspects de la genèse et de la configuration du malaise enseignant dans le primaire. Il se situe dans la lignée des travaux de Frédéric Charles (2010), mais aussi d’Ida Berger (1979) et de Viviane Isambert-Jamati (1979) (pourtant non cités dans le livre), qui soulignaient pour d’autres périodes les caractéristiques sociologiques de la condition enseignante.

12On ne connaît pas les effets de certaines mesures intervenues après 2020, en particulier les allègements de classe prévus par le ministère Blanquer, susceptibles de faire diminuer les tensions à l’école. Mais les principes de l’organisation managériale de l’ensemble des services publics peuvent-ils produire, dans le champ de l’éducation, d’autres effets que ceux qui sont mis en relief dans ce livre ?