2Mais si, juridiquement, les Scop ont la capacité de faire vivre le concept de propriété collective, comment celui-ci s’incarne-t-il ? Au-delà de son histoire mouvementée, des espoirs suscités et des critiques qui lui ont été adressées, comment cette utopie se concrétise-t-elle dans ces entreprises, constituées en très grande majorité de PME, initialement créées dans les secteurs de l’industrie et de bâtiment, puis majoritairement dans le secteur tertiaire, et employant, en 2019, 67 200 salariés ? On peut, d’une part, se demander, comment s’opère, à la constitution de ces entreprises, l’accumulation de leur capital économique, comment les salarié.es se projettent dans cette propriété collective de l’entreprise, comment celle-ci se légitime et quel sens les salarié.es-associé.es lui donnent, compte tenu de leurs trajectoires sociales et des rapports sociaux à l’œuvre. On peut, d’autre part, chercher à identifier les conséquences que cette propriété collective exerce sur les rapports sociaux, compte tenu, notamment, des tensions inhérentes à l’insertion de ces entreprises dans un environnement marqué par le capitalisme actuel.

3C’est à cet ensemble de réflexions que nous invite Anne-Catherine Wagner, structurant son ouvrage en deux parties, chacune consacrée à l’une de ces perspectives. Son analyse repose sur un travail de terrain conséquent, structuré autour d’études de cas représentatives des différents modes d’accès à la propriété collective : la lutte sociale et la victoire de la classe ouvrière ; l’alliance entre ouvriers syndiqués et une partie de l’encadrement intermédiaire ; une volonté paternaliste de réunir des « co-entrepreneurs » ; ou une quête de sens portée par les milieux relativement aisés. Ces terrains intègrent également la mobilisation de ressources (entretiens, questionnaires, monographies), apportées par la formation en management de l’université de Paris Dauphine, destinée à des dirigeant.es (actuel.les ou futur.es) de Scop. Comme le souligne l’auteure, les positionnements politiques rencontrés, lorsqu’ils existent, varient ainsi « du parti communiste à la droite conservatrice en passant par l’écologie » (p. 147). Des données de cadrage de 2017 à 2020, provenant de la Confédération générale des Scop, viennent également nourrir les analyses, sur la base de traitements statistiques (Issenhuth, 2021). Ces données permettent de qualifier la réalité sociale étudiée et de montrer comment, malgré leurs différences, les cas étudiés, parfois plus « limites » que « typiques », en donnent une vision représentative (p. 148).

4La première partie, intitulée « Le sens de la propriété collective et ses variations », s’ouvre sur l’étude approfondie de Scop aux trajectoires singulièrement différentes.

6La deuxième Scop étudiée, « Isolec » , 50 salariés en 2019, est issue également de la reprise en 2004, par certains salariés, des activités de production d’isolants en céramique, menacées de fermeture par l’actionnaire, une multinationale. Cette reprise, réalisée par des ouvriers et une partie de l’encadrement intermédiaire (de production et administratif), a bénéficié du soutien financier des collectivités territoriales et des autres entreprises locales dans un souci de défense de l’emploi local, ainsi que des apports en compétences d’un ancien dirigeant. Si le sens de la propriété collective se définit, dans ce cas, au regard de l’ancrage local, celui-ci est cependant analysé par l’auteure dans toutes ses ambiguïtés. En effet, l’ancrage local peut se révéler bénéfique en termes d’attachement et facilite l’obtention de ressources. Mais il peut aussi limiter le choix des possibles et/ou produire des entraves au bon développement : hostilité de certains réseaux patronaux, accentuation de la concurrence, etc. La rémunération du capital, provenant donc de versements par les salariés-associés et de dons locaux, est considérée comme la « rétribution d’un travail bien fait », mais également d’un engagement « sans compter » (p. 86).

7Leader européen spécialisée dans la fabrication de câbles pour l’automobile et la téléphonie, « Câblor » se distingue des deux précédentes par sa taille (plus de 2 000 salariés en 2016), ses implantations, internationales et nationale – dans le sud de la Normandie – et son ancienneté, puisqu’elle a été créée dans les années 1930. Son fonctionnement a longtemps reposé sur un ancrage local utilisé « comme instrument de contrôle social » (p. 105), dans le cadre d’une gestion paternaliste fondée sur une forte hiérarchie, un déni des inégalités de classe et une faiblesse syndicale permettant de limiter les conflits sociaux. Même si les salariés-associés sont attachés à la profitabilité de l’entreprise et que la rémunération du capital constitue un moteur plus affirmé de la motivation des associés que dans les deux autres Scop, le sens de la propriété collective renvoie surtout à une construction générationnelle ayant comme vocation la garantie des emplois et la transmission aux générations futures.

8Le quatrième chapitre retrace les trajectoires d’individus provenant de classes moyennes et supérieures. Ayant subi un management axé sur des performances financières, ils projettent dans le fonctionnement en Scop, essentiellement dans le secteur des services (alimentation, SSII, formation, culture), une vision éthique (environnementale et/ou sociale) permettant de donner un sens nouveau à leur travail dans la perspective d’une « réparation symbolique » (p. 133). L’insertion sociale permet l’obtention plus aisée des moyens financiers nécessaires, ces derniers se révélant aussi plus réduits, en raison du caractère plus incorporel des activités de service. L’apport en capital est ainsi surtout assimilé au « don de soi » que symbolise le renoncement, plus ou moins temporaire, à des rémunérations lors du lancement de l’activité ou à des salaires antérieurement importants. « La création d’une entreprise à son image » peut cependant conduire, comme le souligne l’auteure, à la création d’un « entre-soi social et moral » (p. 146).

9Cette première partie se clôt sur les résultats de deux analyses statistiques croisant les données sur les entreprises et celles provenant des entretiens individuels. Ces dernières montrent que le champ des Scop est traversé par une première opposition entre : d’une part, des Scop plus capitalistes, axées sur les biens marchands et un capital économique, dont l’accès se révèle plus large, avec une reconnaissance et une rétribution du travail des associés ; et, d’autre part, des Scop plus axées sur l’utilité sociale et l’intérêt général, au capital plus culturel et symbolique et dont l’accès apparaît plus sélectif, supposant l’adhésion aux valeurs promues. Une seconde opposition s’établit entre des Scop prospères, composées majoritairement de cadres et s’inscrivant dans une logique plus entrepreneuriale et des Scop moins rentables, composées majoritairement d’ouvriers et d’employés plus axées sur le militantisme.

10La seconde partie est intitulée « Des espaces d’émancipation ? Une autonomie sous contrainte ». L’auteure reprend l’analyse des quatre cas exposés dans la première partie, mais cette fois de façon transverse. Elle étudie, tout d’abord, dans quelle mesure les Scop présentent de réelles spécificités, en matière de systèmes de rémunération et de division du travail, de promotion sociale et de répartition du pouvoir de décision. Elle examine ensuite leur capacité à maintenir et à promouvoir dans le temps leur projet politique.

12La mise en œuvre de la démocratie participative dans ces entreprises, qui permet d’analyser la manière dont s’articulent le vécu de sociétaire et celui de salarié, se révèle par ailleurs très contrastée. L’accès au sociétariat, lorsqu’il n’est pas rendu obligatoire par les statuts, reflète une sur-représentation des hommes plus âgés et cadres. La participation aux instances, telles que l’assemblée générale des sociétaires ou le conseil d’administration, peut refléter un exercice particulièrement formel. La construction de lieux effectifs de délibération susceptibles de peser sur les décisions de l’entreprise – conseil de surveillance, élargissement des comités de direction, etc. – n’est pas forcément pensée en tant que telle, ni toujours réfléchie en termes d’ouverture sociale et de genre. Selon les Scop, le curseur se déplace, par ailleurs, entre le maintien d’une ligne hiérarchique classique, plus ou moins attentive aux suggestions, et une véritable vision égalitaire. Selon les coopérateurs, le curseur de la démocratie se déplace entre une implication dans l’espace productif et dans l’espace décisionnel (Quijoux, 2020). La place des syndicats oscille également entre leur disparition, leur positionnement gestionnaire ou en posture d’opposition.

13L’ouvrage se clôt sur les modalités d’insertion et de préservation de ces entreprises dans un environnement capitaliste contre lequel elles se sont, en partie, construites grâce à la mobilisation des capitaux symboliques dont elles disposent. L’auteure revient sur l’exemple emblématique de la Scop-ti, Scop arrachée de haute lutte, subissant la concurrence de la multinationale dont elle est issue, tout en bénéficiant des soutiens relationnels et financiers de son capital militant. Les Scop axées sur des produits « vertueux » – comme les produits alimentaires labélisés « bio » – bénéficient de la protection apportée par leur marché. Quant à celles qui sont plus exposées à la mondialisation, elles mettent en avant une stratégie industrielle de long terme. En d’autres termes, le champ des Scop est traversé par une tension entre une logique de pérennité et une logique de solidarité.

14Mettant très clairement en évidence les différentes problématiques suscitées par les particularités des Scop, cet ouvrage offre une belle réflexion, déployant une analyse conceptuelle fine et riche (en termes de capital, de coopération, de démocratie, de travail), fondée sur une très grande diversité des situations. La lecture est fluide, permettant de saisir la réalité des cas sous leurs différentes dimensions, tout en opérant une montée en généralité. Si les cas choisis peuvent parfois être très (trop) emblématiques et/ou spécifiques, ils permettent aussi de projeter et d’ouvrir des possibles. Comme c’est souvent le cas lorsque l’analyse est dense, cet ouvrage suscite des recherches d’approfondissement comme autant de pistes de recherche futures.

15Ainsi, le dernier chapitre montre que les formations à la gestion, dispensées dans les Scop étudiées, s’inscrivent dans une conception très mainstream. On pourrait alors s’interroger sur l’existence de formations et de pratiques plus alternatives et critiques en matière d’enseignement à la gestion.

16Par ailleurs, la question très ancienne de l’articulation des Scop à leur environnement (Draperi, 2020) est essentiellement abordée et analysée dans le dernier chapitre de l’ouvrage sous l’angle des contraintes. L’ouvrage approfondit plus particulièrement la manière dont les Scop peuvent s’appuyer sur des ressources extérieures, financières ou en termes de compétences. La question de la manière dont les Scop, que l’on oppose souvent aux Sociétés coopératives d’intérêt collectif sur ce sujet, peuvent penser d’entrée de jeu leurs apports à leur environnement aurait pu donner lieu à une analyse plus approfondie (même si le maintien de l’emploi local a pu être mentionné). Par ailleurs, l’analyse d’ensemble du recours aux ressources structurées sur le plan national par la confédération des Scop (et d’autres partenaires) aurait aussi pu permettre d’appréhender l’écosystème en place et plus largement les ressources institutionnalisées.