Navigation – Plan du site

AccueilNuméros24Recensions et notes de lecturePaul Cary & Jacques Rodriguez, Po...

Recensions et notes de lecture

Paul Cary & Jacques Rodriguez, Pour une sociologie enfin écologique

Fanny Guillet
Référence(s) :

Paul Cary & Jacques Rodriguez, Pour une sociologie enfin écologique, Toulouse, Érès, 2022, 192 p.

Texte intégral

1Pour une sociologie écologique est, comme son titre le suggère, un ouvrage paré d’un certain attrait de plaidoyer en faveur d’une évolution du paradigme sociologique. Face aux problèmes environnementaux désormais omniprésents dans l’espace public et médiatique, la question posée est celle de la congruence des théories et outils sociologiques pour rendre « intelligible le monde qui advient » (p. 13). Paul Cary et Jacques Rodriguez prennent parti : les approches et les outils sociologiques peuvent être pertinents à condition de revoir le logiciel sociologique qui serait tacitement porteur de l’hypothèse fondatrice centrée sur le développement comme levier pour corriger les inégalités sociales. À l’instar des juristes qui plaident l’extension du droit à la nature et aux entités naturelles comme un prolongement logique du droit – ayant progressivement intégré les sujets racialisés et les femmes –, les auteurs plaident pour une extension du problème sociologique. Il ne suffit plus de rendre visible les situations de domination ou d’oppression et il devient désormais indispensable de prendre en compte, de la même manière, les conséquences des décisions collectives sur le vivant.

  • 1 Selon Ulrich Beck, la multiplication des risques engendrés par la modernité a poussé la société à (...)

2Le premier chapitre, co-écrit par Paul Cary et Jacques Rodriguez, propose une histoire de la discipline sociologique au prisme de son appréhension de la nature. De l’analyse des auteurs, la sociologie s’est construite par un geste de démarcation avec la pensée économique utilitariste. La question fondatrice est celle de savoir ce qui fait tenir le social en dehors de la conception économique de la division du travail. La sociologie concentrera alors son intérêt sur le sens, les symboles et en s’inscrivant dans la morale du progrès. Par cette distinction, elle se départit, depuis son geste originel, de la matérialité de l’économie et de la domestication de la nature. La sociologie a, en effet, accompagné la modernité en cherchant à corriger ses effets pervers dans une perspective critique plus ou moins prononcée, mais en restant aveugle aux conditions matérielles de son extension. Si elle s’est progressivement saisie des problèmes environnementaux, ce n’est encore que timidement qu’elle dépasse les facteurs subjectifs et interprétatifs pour intégrer les contraintes matérielles et les conditions environnementales dont dépend la société. En outre, bien que les travaux sociologiques traitant de l’environnement se multiplient rapidement, la sociologie générale reste « assez étanche à ces préoccupations » (p. 31). Le sociologue Ulrich Beck (1986) aurait pu marquer un tournant dans ce sens, mais de l’interprétation des auteurs, la conceptualisation de la « modernité réflexive1 » reste arrimée à l’enjeu de construction de garde-fous institutionnels sans prendre de front les risques et leur traduction matérielle.

3Les auteurs s’attachent dès lors à penser ce que devraient être les fondements théoriques de la discipline. En premier lieu, il s’agirait d’élargir la conception des interrelations pour les étendre à la nature. Ce programme peut prendre appui sur des théories des relations comme celle du don, dans la lignée de Marcel Mauss. La triple obligation sociale de donner, recevoir et rendre, peut être étendue à la nature et fonder un contrat de réciprocité. Il s’agirait ensuite de « rendre la nature » indisponible, au moins en partie. À rebours du dépassement du grand partage nature/culture porté par Bruno Latour (2004), il s’agit au contraire de reconnaître l’altérité et l’intégrité de la nature. Cette sociologie devra ainsi articuler d’une part, la société dans une conception d’une relation réciproque à la nature, et d’autre part, la société dans sa capacité à respecter l’altérité et une part d’indisponibilité de la nature. Enfin, les auteurs s’appuient sur la proposition de sciences sociales phronétiques du géographe danois Bent Flyvberg (2012) pour plaider la nécessité d’une délibération sur les problèmes et les perspectives de la société, renvoyant la discipline vers la société et la politique.

4Les trois chapitres suivants développent la proposition de trois perspectives que devrait adopter la sociologie écologique : élargir l’objet de la sociologie, fixer le cap de la conservation du monde, donner à voir les expériences émergentes prometteuses. Chacune de ces propositions se fonde sur une articulation de la littérature et de cas empiriques principalement travaillée par Paul Cary.

5Le deuxième chapitre a pour objectif d’alimenter la perspective d’indisponibilité de la nature, ou de préservation d’une « part sauvage du monde » selon la formule empruntée à la philosophe Virginie Maris (2018). Difficile de faire l’économie de l’épineux débat qui a opposé et oppose encore le champ de la conservation de la nature et celui des sciences sociales. La démarche de conservation visant à protéger des espaces et des espèces, des impacts provoqués par le mode de développement de la société, hérite en effet d’une histoire controversée. Le cœur de la controverse réside dans le fait que les politiques de conservation peuvent justifier des mesures contraignantes pour les populations locales, tandis qu’elles profitent à des classes aisées à travers la création de parcs naturels devenant des hauts lieux touristiques, ou pire des réserves de chasse. Ces politiques peuvent participer d’un partage de l’espace entre exploitation économique (prédatrice) des ressources d’une part et conservation d’autre part. Constatant que les « politiques de conservation font l’objet de discussions et controverses intenses, inversement proportionnelles à la connaissance effective de ce qu’elles recouvrent » (p. 61), Paul Cary retrace le débat de manière documentée, habile et bienvenue. Il ne s’agit pas de minimiser les alliances dommageables ou les dérives qui peuvent exister dans la conservation. Cependant, la critique de la protection de la nature pour elle-même, appuyée sur la fin du dualisme nature/culture, présente l’écueil de ne pas prendre en compte, dans l’analyse, la dissymétrie importante qui distingue les dynamiques de destruction de l’environnement de celles qui s’attachent à le protéger. L’auteur fait alors état des principes et des initiatives qui permettraient une conservation harmonieuse. Le déploiement de ces approches nécessite cependant un rééquilibrage des intérêts qui ne manquera pas de rencontrer des résistances.

6Le troisième chapitre a vocation à outiller conceptuellement l’extension du problème sociologique et la conception d’institutions plus justes en partant du concept de commun. Il y a deux grands courants théoriques d’analyse des communs : le courant institutionnaliste, dans le sillage d’Elinor Ostrom (1990), pose la question de la bonne gouvernance ; les études des mouvements sociaux ancrent sur les communs la critique de l’extension du domaine marchand. Ces deux approches sont discutées tout au long du chapitre au prisme des enjeux écologiques. Dans un premier temps, la réflexion porte sur l’absence de communs, c’est-à-dire les ressources et entités naturelles non gouvernées comme des biens communs. Pour l’auteur, le rôle de la sociologie devrait être d’analyser les raisons pour lesquelles des enjeux écologiques restent orphelins de mobilisations ou lorsqu’elles émergent, les raisons de leur faible écho. L’extension du cadrage par les communs peut en effet freiner les appropriations capitalistes des espaces et des ressources naturelles et favoriser des dynamiques d’autogestion. Cependant Paul Cary pointe à juste titre deux angles morts : d’une part les communs négatifs, comme les sols pollués ou les déchets nucléaires, qui devraient aussi faire l’objet d’une prise en charge sociologique ; d’autre part, le cadrage par les communs contrarie la conception de la part indisponible de la nature.

7Enfin le quatrième chapitre s’intéresse aux expériences socioécologiques comme dynamiques de renouvellement des institutions. Plutôt qu’une survalorisation de success stories qui restent parfois très isolées, Paul Cary les analyse au prisme de la « sociologie des émergences » théorisée par le sociologue Sousa Santos (2006). Étudier les potentialités dont les alternatives sont porteuses nécessite de conduire en même temps une « sociologie des absences ». Celle-ci postule que l’absence d’alternatives dans l’espace public est l’objet d’une production par les institutions qu’il s’agit donc de dévoiler. L’auteur a sélectionné les cas d’étude de manière à montrer la diversité des porteurs d’initiatives comme de celle des échelles de leur mise en œuvre. Les cas des politiques de protection de la nature comme levier socioéconomique pour le Costa Rica montrent que, malgré de nombreux défis, un gouvernement plus écologique est possible. Le cas de la commune de Grande Synthe, ancien territoire industriel en reconversion, dément l’idée qu’il faut des moyens financiers colossaux pour engager la transition. D’autres cas exposent l’apport potentiel d’une gestion communautaire ou d’initiatives citoyennes. Pour l’auteur, le point de tension soulevé par toutes ces expériences alternatives est celui du régime de propriété et d’usage de l’espace et des ressources. Il fait état des réflexions menées dans le domaine du droit de l’environnement suggérant l’opportunité de les alimenter par le regard sociologique. Sans explicitement soulever la question classique du potentiel de généralisation des initiatives locales ou expérimentales, l’auteur met en avant leur double vertu. Celle-ci réside d’une part dans le fait de montrer qu’il n’y a pas solution clé en main, ce qui suggère la nécessité d’assurer l’espace d’émergence de ces alternatives plutôt que d’espérer leur généralisation ; d’autre part dans les principes qu’elles endossent (redistribution, réciprocité, autoproduction, etc.) et qui pourraient utilement bousculer les institutions économiques traditionnelles.

8Les enjeux écologiques font l’objet d’une progression soutenue en tant qu’objet sociologique, comme en témoigne la multiplication de travaux, la publication régulière d’ouvrages et le développement de formations académiques. Interroger la pertinence des théories et des outils sociologiques pour appréhender les problèmes socioenvironnementaux contemporains est dès lors une démarche plus que bienvenue. Pour y répondre, Paul Cary et Jacques Rodriguez repartent du logiciel sociologique. Porteur d’une perspective de démocratisation par le haut dans laquelle la réduction des inégalités vise l’alignement sur les standards des pays développés et des classes aisées, il fait aujourd’hui face à de sérieuses limites à l’heure où les inégalités économiques se doublent d’inégalités environnementales. En réponse, les auteurs formulent et assument une ligne claire : celle du renouvellement des fondements théoriques de la sociologie par l’extension de son champ à la nature, appréhendée dans une relation de réciprocité avec la société. Pour ce faire les auteurs puisent dans de nombreuses sources philosophiques, anthropologiques et juridiques. Si l’on est convaincu de l’intérêt d’enrichir la discipline par la circulation des idées, on peut regretter que le débat « naturalisme des problèmes environnementaux vs. constructivisme » qui existe en sociologie ne soit pas restitué ici et que les travaux accordant une place centrale à la matérialité des problèmes environnementaux ne soient pas davantage présentés. Cela aurait pu être l’occasion de mettre en avant des travaux de sociologie déjà écologique et de discuter leurs conditions de développement institutionnelles.

Haut de page

Bibliographie

Beck Ulrich (1986), La Société du risque, Paris, Flammarion.

Flyvbjerg Bent, Landman Todd & Schram Sanford (2012), “Important Next Steps in Phronetic Social Science”, in Flyvberg Bent, Landman Todd & Schram Sanford (eds.), Real Social Science: Applied Phronesis, Cambridge, Cambridge University Press, 285-297.

Latour Bruno (2004), Politiques de la nature: Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte.

Maris Virginie (2018), La part sauvage du monde, Paris, Éditions du Seuil.

Ostrom Elinor (1990), Gouvernance des biens communs, pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Louvain, Éditions De Boeck.

Santos Boaventura de Sousa (2006), «Para uma sociologia das ausências e uma sociologia das emergências», in Barreira César (ed.), Sociologia e Conhecimento além das Fronteiras, Porto Alegre, Tomo Editorial.

Haut de page

Notes

1 Selon Ulrich Beck, la multiplication des risques engendrés par la modernité a poussé la société à la réflexivité : l’idéal du progrès est dépassé, la « modernité réflexive » est celle qui impose à la société de se repenser elle-même et d’analyser les effets de son développement afin d’en gérer les effets pervers.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Fanny Guillet, « Paul Cary & Jacques Rodriguez, Pour une sociologie enfin écologique »La nouvelle revue du travail [En ligne], 24 | 2024, mis en ligne le 09 avril 2024, consulté le 27 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/nrt/15287 ; DOI : https://doi.org/10.4000/nrt.15287

Haut de page

Auteur

Fanny Guillet

CNRS, CESCO-MNHN

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search