1Voilà quelque temps maintenant que la sociologue Scarlett Salman s’intéresse au coaching, comme objet de recherche, celui-ci étant défini comme l’« accompagnement de personnes pour le développement de leur potentiel et de leur savoir-faire dans le cadre d’objectifs professionnels » (Société française de coaching, 2001, citée p. 9). Elle y a consacré son mémoire de master en 2002 et sa thèse de sociologie en 2013, ainsi que plusieurs articles ou communications scientifiques.
- 1 Coachs en santé, en développement personnel, coachs mentaux, sportifs, scolaires, en séduction… so (...)
2L’ouvrage reprend d’ailleurs les grandes lignes de sa thèse, en mettant la focale sur les coachs intervenant auprès d’entreprises1 et qui pratiquent du coaching individuel (largement en tant que travailleurs indépendants, mais aussi parfois comme coach interne), généralement sur prescription de gestionnaires de ressources humaines (RH). Ces « coachs professionnels » seraient 2 500 parmi les près de 10 000 personnes qui auraient suivi une formation au coaching selon l’auteure.
- 2 Diplôme d'études supérieures universitaires.
3Le livre s’appuie sur un socle empirique relativement solide. L’enquête repose sur la réalisation de 90 entretiens avec les différents protagonistes (47 coachs caractéristiques du milieu professionnel, 18 cadres coachés et 25 gestionnaires de RH prescripteurs), de 2 questionnaires (l’un auprès de coachs adhérents d’une association française de coaching, avec un taux de réponse de 29 % ; l’autre auprès d’une association de DRH, avec un taux de réponse de 5,5 %) ainsi que sur la réalisation d’observations participantes, sous deux principales formes : comme stagiaire lors de deux formations au coaching (DESU2 et dans l’antenne française d’un cabinet américain) et comme coachée pendant un an, par une coach en formation. Il faut rajouter des analyses documentaires et, notamment, des immersions dans des salons professionnels. Par ailleurs, l’auteure mobilise un ensemble impressionnant de références bibliographiques, avec quelques mises à jour entre la soutenance de la thèse (2013) et cette publication (2021), qui reflètent les différents champs de la sociologie consultés (sociologie du travail et des groupes professionnels, sociologie économique et, dans une moindre mesure, sociologie de la gestion…).
4Dans cet ouvrage, Scarlett Salman rend compte d’un phénomène qui s’est développé aux États-Unis dans les années 1980 avant d’être introduit en France dans les années 1990 et de connaître un réel engouement durant les décennies suivantes, au même titre que d’autres thématiques comme le bien-être, la qualité de vie au travail ou la moralisation du capitalisme (éthique des affaires, RSE…) ou encore d’autres phénomènes comme le travail indépendant et l’entrepreneuriat de soi dont le coach serait une figure emblématique.
5Un fils conducteur parcourt cet ouvrage : de quoi le coaching et l’engouement qu’il connaît ces dernières années sont-ils le nom ? Qu’est-ce que cela nous dit de la société néolibérale actuelle, du capitalisme contemporain ? Que nous apprend-il sur les transformations des cadres, longtemps considérés comme un personnel de confiance ? L’ambition de l’auteure est également de voir si le nouvel esprit du capitalisme décrit par Luc Boltanski et Ève Chiapello (1999) à partir de discours et d’écrits managériaux (monde idéel), se retrouve dans les pratiques professionnelles (monde du travail). Pour le dire autrement, la promesse du coaching de concilier la rationalité économique portée par les entreprises et les aspects humanistes issus des mouvements de contre-culture des années 1960 ou les visées émancipatrices (moins de hiérarchie, plus d’autonomie…) d’épanouissement personnel souhaitées par les salariés est-elle tenue ?
6Plus généralement, au fur et à mesure de la progression dans l’ouvrage, le coaching apparaît donc comme un analyseur des transformations du travail et des modes de management ainsi que des rapports sociaux dans le monde du travail et particulièrement d’un phénomène de psychologisation des rapports de travail, dans la perspective d’un Norbert Élias (2010) ou d’un Robert Castel (1981), concomitamment à « l’instrumentalisation de la subjectivité » et à la gestion des émotions au travail.
7Le livre s’organise autour de trois grandes questions (Que font les coachs ? Quels usages les entreprises font-elles de l’outil « coaching » ? et les effets sur les coachés) déclinées en sept chapitres.
8Dans le premier chapitre, qui est un des apports majeurs de cette recherche, l’auteure nous narre la genèse du coaching, en nous montrant de quelle manière cette pratique s’est fait sa place peu à peu entre la « culture thérapeutique » (qui visait, dans la lignée du développement personnel, à se démarquer des représentants de la santé mentale – psychiatrie, psychologie et psychanalyse – en recourant à des techniques nouvelles comme l’analyse transactionnelle ou la programmation neuro-linguistique) et les démarches dans le champ du conseil et de la formation, en resituant le coaching dans l’évolution « des relations entre management et psychologie » (p. 15).
9Dans la lignée du premier chapitre, le deuxième rend compte de la manière dont le coaching comme invention est devenu une innovation, s’est institutionnalisé, professionnalisé en se tournant vers le client. Comment, au fil du temps, les coachs ont été reconnus par les entreprises prescriptives comme crédibles, comme des professionnels à part entière, au même titre qu’un consultant ou un formateur, aidés en cela par le fait que le coaching n’est qu’une facette de leur activité, ce qui leur permet de jouer sur plusieurs tableaux. Cette pluralité est d’ailleurs, selon l’auteure, l’un de moyens permettant de pallier l’incertitude qui règne sur le marché du coaching, de « sécuriser un territoire professionnel ». Même si on est loin d’une profession établie au sens de Hughes (1958).
10Les trois autres chapitres sont consacrés aux trois figures du coaching, à leurs pratiques concrètes, à la manière dont se construit socialement la prestation au regard de la relation de service : les coachs (leur essor, leurs caractéristiques socioprofessionnelles et leurs statuts, leurs trajectoires, les bifurcations, les capitaux – économiques, sociaux… – en jeu, leurs stratégies réticulaires pour se faire (re)connaître et pour « vivre du coaching » et stabiliser « un portefeuille de clients » par nature restreint, du fait des caractéristiques à la fois de l’activité de coaching et de la configuration du marché, leurs pratiques de démarchages, les manières dont ils surmontent les épreuves auxquelles ils sont confrontés exposées notamment dans le chapitre 5…), les prescripteurs (essentiellement des gestionnaires de RH ou des supérieurs hiérarchiques et les usages qu’ils font du coaching comme dispositif de gestion et les rôles d’arbitres et de régulateurs du marché qu’ils peuvent jouer) et les coachés qui ont peu de marge de manœuvre dans la démarche et qui vivent cette expérience tout en restant en contact avec leur environnement de travail : pairs, subordonnés, fournisseurs… L’auteure replace la relation coach/coaché – plus ou moins harmonieuse vs conflictuelle – dans un ensemble plus vaste, où les enjeux pour l’un comme pour l’autre sont prégnants. Elle analyse ainsi la nature du marché sur lequel les transactions se nouent et les modes de régulation et comment les rapports sociaux entre ces acteurs évoluent afin de rendre possible une forme de collaboration, de relation d’emploi à la fois pérenne et fragile ainsi que le passage d’une relation de défiance du coaché envers le coach liée à un minimum de confiance, le coach étant considéré en effet par les commanditaires avant tout comme un allié du fait des preuves de loyauté fournies. Autour de ces trois figures, l’auteure nous donne à voir la manière dont se fabrique un écosystème autour de la pratique du coaching.
11Dans le dernier chapitre, l’auteure revient sur la fonction palliative du coaching c’est-à-dire la possibilité offerte à l’organisation de se défausser de sa responsabilité dans le fait de ne pas tenir ses promesses via l’intervention du coach. D’un côté, ce tiers a pour mission de « faire passer la pilule », de mettre le cadre coaché dans les dispositions de l’acceptation de la situation afin d’éviter toute défection, tout en maintenant l’intéressé sur le chemin de l’obéissance et de la loyauté. De l’autre elle permet au management de ne pas perdre la face. Au final nous dit l’auteure, le « recours à ce dispositif sert l’organisation en sauvant les apparences du discours libéral et méritocratique ; il pacifie les relations et prévient l’éventuelle révolte des cadres confrontés » (p. 271). Ce dispositif de gestion illustre parfaitement le management désincarné dont parle aussi Marie-Anne Dujarier (2017).
12La recherche de Scarlett Salman permet de lever certaines idées reçues, apporte certains résultats, et laisse ouvertes certaines questions.
- 3 Notion empruntée à Max Weber (1995) pour rendre compte du travail de rationalisation des comportem (...)
13Tout d’abord, l’approche ethnographique de l’auteure lui permet d’analyser finement les pratiques et les usages du coaching et d’y déceler « l’essor d’une hygiène psychique3 qui rebat les cartes des relations entre capitalisme et émotions. » (p. 24).
14Ensuite, derrière ce phénomène du coaching, le sociologue de la gestion ne peut s’empêcher de voir une illustration supplémentaire du phénomène de gestionnarisation des sociétés et, comme pour l’auteure, un parangon du nouvel esprit du capitalisme, du néomanagement (fondé sur la gestion par projets, le développement de dispositifs de management et de gestion, une logique de flux et de flexibilité…). L’auteure montre bien en quoi le coaching complète parfaitement les politiques d’individualisation, de personnalisation des rapports de travail, mises en place depuis les années 1970 (Linhart, 1975) afin de détourner le regard des dysfonctionnements organisationnels et managériaux. Derrière les discours autour de l’autonomisation, de la prise d’initiative, du bien-être, de l’épanouissement des salariés…, le recours au coaching (au moins dans certains cas), met bien en lumière des formes d’instrumentalisation de pratiques à des fins managériales et productivistes, les pourtours d’actions de rationalisation et de (re)mise au travail des travailleurs, en l’occurrence des cadres : charge aux coachs de remettre dans le droit chemin les coachés considérés par leurs supérieurs hiérarchiques en situation d’échec (pas assez performants, inadaptés, manque de leadership, démobilisés, mauvais communicants…), figures qu’on retrouve également dans les travaux de Guillaume Tiffon (2021) ou de Sébastien Stenger (2017) : on retrouve le vieux principe du proverbe « Quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la rage. » Il est également dans l’intérêt du coach de faire comprendre à la personne qu’il accompagne que s’il n’a pas obtenu le poste ou l’avancement promis, cela est de son fait (manque de leadership, manque de savoir-être…). L’auteure montre bien non seulement comment, dans certaines circonstances, le coach est amené à faire le « sale boulot », mais aussi de quelle manière le coaching, loin de ses premières valeurs, de ses premiers idéaux, s’inscrit pleinement dans l’écosystème capitaliste et, plus particulièrement, dans son bras armé qu’est le néomanagement. Pris dans un système de contraintes, on voit bien également que le discours affiché autour du statut de travailleur indépendant permettant d’être plus autonome, plus libre, etc. (ce qui fait l’attraction de ce statut) ne tient pas la route dans la réalité. La dépendance n’est pas celle du salariat (la subordination juridique), mais elle n’en est pas moins contraignante (une subordination économique).
15Comme la notion semble importante dans les éléments que nous livre Scarlett Salman (elle permet, selon l’auteur, de différencier le coach et le consultant), il aurait été intéressant de discuter davantage le concept d’accompagnement, par exemple en mobilisant les travaux de Maela Paul (2004), présents dans la thèse, mais absents de l’ouvrage. De la même façon, on peine parfois à qualifier le coaching : une pratique, une activité, un métier, une profession ? Même si cette incertitude est peut-être liée à la complexité de l’objet lui-même en fonction des contextes et des usages et à ses ambivalences. Par ailleurs, il nous semble que la discussion du cadre théorique des « cités » porté par l’ouvrage de Luc Boltanski et de Ève Chiapello (1999) aurait peut-être mérité plus qu’une note de bas de page (p. 11).
16Pour prolonger la lecture, nous aurions également aimé en savoir plus sur la posture éthique (Guillaume, 2017) des coachs. On se doute qu’ils ne sont pas dupes du fait qu’on les instrumentalise, qu’ils servent de « palliatifs », mais, sur un marché très concurrentiel, ils sont dépendants des prescripteurs pour pouvoir « vivre du coaching », même si, pour la majorité d’entre eux, cette pratique n’est qu’une parmi un ensemble plus vaste d’activités. Comment le vivent-ils sur un plan moral, comment s’arrangent-ils du fait que, parfois ou souvent, ils sont amenés à aller à l’encontre de leurs valeurs comme l’énoncent par exemple Donald Davidson (1993) ou Jon Elster (2007) à travers la notion de « faiblesse de la volonté » ? Jouent-ils simplement le jeu de l’entreprise afin de pérenniser les relations et obtenir d’autres contrats ou pensent-ils réellement aider le coaché à « améliorer son savoir-être » mais pas n’importe lequel, celui orienté vers un leadership à même de servir d’abord les intérêts de l’entreprise ?
17Pour conclure, on ne peut que recommander la lecture du livre de Scarlett Salman, notamment si on veut mieux comprendre l’une des facettes du néo-management. Peut-être qu’après les coachs, il faudra analyser ce qui se présente comme un nouveau métier, les influenceurs…