1Depuis le début des années 2000, de nombreux sociologues du travail ont intégré des concepts provenant de la psychologie clinique pour mieux comprendre les problèmes de souffrance se manifestant lors de leurs terrains de recherche. Les recherches sur les « risques psychosociaux » au travail, que Jean-Pierre Durand (2017) préfère nommer « troubles sociopsychiques », représentent bien la montée d’un intérêt pour des facteurs comme la charge de travail, l’épuisement professionnel (burn-out), le harcèlement psychologique et, dans le cas qui nous intéresse ici, la dépression.
2La dépression fait en effet partie des principaux troubles sociopsychiques traversant le monde du travail aujourd’hui. Selon le gouvernement du Québec (Canada), les troubles anxieux et dépressifs seraient les types de troubles mentaux les plus observés en milieu de travail1. Mais comment définir la dépression ? Quelle est la différence entre une dépression et un deuil ? Est-il possible de « guérir » d’une dépression en quelques séances avec un spécialiste ? Et la dépression est-elle vraiment en progression depuis la montée du néolibéralisme et de la nouvelle gestion publique2 ? La publication du livre L’empire du malheur. Une histoire de la dépression, de l’historien américain Jonathan Sadowsky nous offre une occasion unique de revisiter l’épistémologie de ce concept peu souvent débattu en sociologie du travail.
3Dans le chapitre 1, l’auteur revient sur les débats concernant la supposée « épidémie de dépression » que subiraient les travailleurs et les travailleuses en ce début du xxie siècle. Entre 2005 et 2015, le nombre de personnes atteintes de troubles dépressifs aurait augmenté de 18 % aux États-Unis, si bien qu’un Américain sur neuf déclarerait prendre aujourd’hui des antidépresseurs (p. 35). La question se pose : cette épidémie est-elle reliée à une augmentation du nombre de personnes malades, ou bien à de meilleures techniques de détection, ou bien à une dérive du diagnostic ?
4Sans doute un peu des trois. D’abord, l’auteur mentionne à plusieurs reprises que des facteurs sociaux peuvent augmenter le risque de dépression. Comme il l’exprime, « la pauvreté et d’autres circonstances propres aux classes sociales défavorisées [comme le stress élevé au travail] ont pour conséquence une prévalence plus élevée de la dépression » (p. 225-226). Le néolibéralisme et sa culture managériale de la performance sont ici en jeu. Les phénomènes d’inégalité et d’exclusion présents dans les communautés vivant du racisme ou du sexisme aussi. Mais ces facteurs ne sont pas suffisants pour expliquer la montée fulgurante des diagnostics. Pour lui, des changements propres à la culture médicale du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) (le) auraient aussi contribué à augmenter le nombre de cas.
5Parmi ces changements récents, Sadowsky pointe du doigt le fameux « critère de durée et de proportionnalité » (p. 41) par rapport à un événement triste, qui aurait subi des changements majeurs lors de la publication de la cinquième édition du DSM en 2013. Les éditions précédentes du DSM indiquaient que pour être qualifiée de dépressive, une personne devait vivre, pendant une période d’au moins deux semaines, divers symptômes comme de l’insomnie ou une diminution marquée de l’intérêt ou du plaisir pour plusieurs activités – mais ce diagnostic excluait les périodes de deuil. Or, dans la 5e édition, « l’exclusion pour deuil dans le diagnostic de dépression caractérisée » (p. 42) a disparu, associant toute personne triste à un trouble psychique, ce qui peut également accroître le nombre de diagnostics.
6L’auteur associe cette dérive à la montée d’un nouveau paradigme psychiatrique occidental qui met presque uniquement l’accent sur la description des symptômes individuels, une approche qui plaît aux assureurs. Cet accent mis sur la « biologie individuelle », très présent dans les approches cognitives, conduirait à « considérer les souffrances individuelles sans prendre en compte leur contexte social » (p. 73). L’historien est pourtant clair quand il affirme que « la santé, la maladie et la guérison s’inscrivent toujours dans un contexte social déterminé » (p. 16).
- 3 Selon l’auteur (p. 21-22), les thérapies par la parole se divisent en deux grands courants. D’un c (...)
7Dans le chapitre 2, l’auteur revient sur les débats opposant la mélancolie, une maladie romantique du xvii-xviiie siècle, à la dépression, un terme ayant pris une grande importance médicale au milieu du xxe siècle. Je ne résumerai pas ces réflexions qui pourraient passionner davantage les épistémologues de l’histoire des sciences. J’aimerais plutôt insister sur les chapitres suivants (3 et 4) qui concernent les définitions de la dépression présentes dans les approches dites « de la profondeur », comme la psychanalyse, et dans la théorie cognitive-comportementale3 (TCC).
8Au début du xxe siècle, la psychanalyse, qui s’imposera comme l’approche dominante pendant plusieurs décennies en psychiatrie, considérait essentiellement la dépression comme une sorte de « colère intériorisée », où la culpabilité jouait un rôle clé. Le travail de Karl Abraham (1877-1925) est ici décisif. Abraham, proche de Freud, était le créateur de l’école psychanalytique de Berlin. Ce dernier, dans ses travaux, a notamment insisté sur l’importance du désir de vengeance intériorisé chez les enfants négligés ou abandonnés par leurs parents. La dépression était dans ce cas l’expression d’une « colère intériorisée adressée à l’objet introjecté » (p. 150). L’introjection était essentiellement l’inverse de la projection : une forme d’objet ou de blessure intégrés à soi. Un peu plus tard, dans les années 1960, d’autres psychanalystes comme Bibring et Seligman ont davantage politisé l’analyse en ajoutant l’importance du concept d’impuissance. La dépression pour eux pouvait aussi provenir d’un sentiment d’impuissance face à des événements préjudiciables, comme l’exploitation ou le racisme, qui étaient par la suite intériorisés.
9À partir des années 1970, la psychanalyse a commencé à recevoir des critiques pour son caractère imprécis – une thérapie sans limites de séances – et pour ses expériences échappant à la culture scientifique des essais statistiques randomisés. D’autres approches, encouragées par les assureurs américains qui cherchaient des pratiques moins coûteuses, ont alors émergé, notamment la thérapie cognitive-comportementale (TCC), théorisée par le psychiatre Aaron Beck (1921-2021).
10La TCC s’imposa au départ comme une espèce de miracle en psychiatrie : la possibilité de surmonter les troubles psychiques comme la dépression en quelques séances avec un spécialiste reconnu. Une mutation épistémologique était au cœur de ce changement. Comme le résume Sadowsky : « Entre la fin des années 1950 et le début des années 1960, Beck acquiert la conviction que la dépression est due à des fautes de raisonnement, à des erreurs logiques » (p. 202). La dépression ne venait plus pour lui d’une colère intériorisée qu’il fallait travailler en revenant longuement sur sa vie et son enfance, mais bien de cadrages informationnels défaillants provenant du cerveau humain, compris comme un ordinateur recevant des signaux. Parmi les erreurs de raisonnement classiques chez les personnes dépressives, Beck signalait par exemple la généralisation abusive, l’erreur d’interprétation des pensées d’autrui ou le biais de pessimisme (p. 202).
11Le rôle du psychiatre changeait également. Au contraire des psychanalyses des années 1960 qui mettaient l’accent sur les structures sociales favorisant l’impuissance, les intervenants formés par la TCC devaient simplement chercher à modifier les schémas cognitifs, puis à transformer les schémas comportementaux. Beck créa un outil pour les aider : son échelle d’évaluation de la gravité des dépressions (l’inventaire de Beck), un outil toujours utilisé. En lisant ce court questionnaire d’une page, les intervenants pouvaient émettre un diagnostic rapide de la gravité de l’état du patient, et de ses erreurs de logique assumées.
12La TCC a-t-elle rempli ses promesses ? On peut en douter. Pour Sadowsky, les mérites de la TCC ont été exagérés, elle « pourrait bien ne pas être plus efficace que d’autres psychothérapies » (p. 207). Il ajoute : « La promesse de la TCC – agir rapidement – est séduisante dans une culture qui valorise les solutions rapides et où les assurances privées cherchent à réduire leurs coûts. Mais la dépression peut être un problème coriace, […] que faire avec les patients dont la maladie entraîne une résistance à la logique ? » (p. 207-208).
13Dans le chapitre 5, l’auteur revient sur un moment marquant dans l’histoire de la psychiatrie à la fin xxe siècle : la commercialisation du Prozac en 1987. Le succès presque immédiat de ce médicament a d’abord rendu populaire la thèse biologisante voulant que la dépression ne soit due qu’à une sorte de déséquilibre chimique, à rééquilibrer par les médicaments. L’historien est tout d’abord prudent face à cette dernière thèse : s’il dit clairement que ses fondements scientifiques sont douteux, il affirme tout de même qu’elle peut libérer des patients du stigmate de leur maladie (ce n’est pas ta faute, c’est biologique, etc. [p. 267]).
14De manière générale, on peut sentir une grande prudence de l’auteur par rapport à la critique des médicaments. Ses constatations sont simples : les médicaments ne permettent pas de guérir parfaitement les gens, mais souvent ils peuvent atténuer les symptômes ; leur consommation devrait alors être encouragée chez une certaine partie de la population aux prises avec de graves troubles. L’absence d’une remise en question du lobby de l’industrie pharmaceutique est ici surprenante, mais pas nécessairement dans le contexte de la pensée universitaire américaine où cette critique est parfois associée au complotisme (Wolfshagen, 2021). Sadowsky se livre toutefois à une critique pertinente des essais randomisés. Selon lui, les laboratoires pharmaceutiques auraient tendance à publier uniquement les expériences ayant eu des résultats positifs – les résultats négatifs étant parfois omis ou dissimulés (p. 305).
15Pour terminer, soulignons que le dernier chapitre concerne les métaphores de la dépression dans la fiction. Comme pour le chapitre 2, je n’insisterai pas sur ces pages qui intéresseront davantage les spécialistes d’études littéraires. Certaines réflexions sur la mise en récit de la déprime sont toutefois pertinentes. À la manière de Paul Ricœur (2013), l’auteur insiste sur l’importance de mettre en récit sa maladie, une capacité qui fait souvent défaut chez les personnes déprimées qui semblent privées de parole. C’est la difficulté qu’affrontent les chercheurs et les chercheuses voulant entrer en contact avec ces personnes qui ont perdu les mots pour décrire leurs états maladifs.
16J’aimerais émettre pour finir quelques réflexions que m’a inspirées ce livre à propos de la sociologie du travail. En tant que sociologue, lorsque nous travaillons avec des associations professionnelles au sujet des maladies psychosomatiques, le recours aux psychologues comme solution légitime semble revenir très fréquemment (Lamoureux, 2023). L’accès aux soins fait désormais souvent partie des revendications des organisations associatives ou militantes. Mais la question se pose : une thérapie de style TCC de quelques séances sera-t-elle vraiment utile aux travailleurs et aux travailleuses souffrants ? Aujourd’hui les psychologues ont bien sûr des approches variées qui ne se résument pas à une école. Mais il reste que la TCC, dans ses fondements épistémologiques, a clairement l’intention d’adapter le travailleur ou la travailleuse à sa situation éprouvante. Ce qui la caractérise, c’est ce qu’Eva Illouz (2019) nomme une « privatisation de la souffrance sociale ».
17Devons-nous donc encourager les travailleurs et les travailleuses à consulter des psychologues dont la pratique est inspirée par la TCC ? Sinon, comment les inciter à chercher de l’aide dans un contexte où les services publics sont attaqués par les réformes néolibérales et les dispositifs de la « nouvelle gestion publique » ? Pour le savoir, je pense que, pour éviter des écueils importants, la sociologie du travail pourrait questionner les fondements scientifiques de la psychologie cognitive, notamment les concepts de stress et de résilience. Des approches comme la psychodynamique du travail et la clinique de l’activité ont déjà ouvert ce chantier.