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Corpus – Dynamiques ségrégatives

Déployer l’Ésat hors des murs suffit-il à déségréguer les travailleur·euse·s handicapé·e·s ?

Is the deployment of sheltered workshops outside their walls enough to desegregate disabled workers?
¿Desplegar el Ésat fuera de los muros basta para eliminar la segregación de los trabajadores(as) discapacitados?
Fanny Jaffrès

Résumés

La convention des Nations unies relatives aux droits des personnes handicapées (CDPH) de 2006 et ratifiée par la France en 2010 promeut le droit à l’inclusion en milieu ordinaire. En matière d’emploi et de travail, l’article 27 de cette convention défend le droit au travail des personnes handicapées sur la base de l’égalité avec les autres et la mise en œuvre de mesures appropriées pour répondre à leurs besoins spécifiques. Les établissements et services d’accompagnement par le travail (Ésat), comme l’ensemble des institutions spécialisées, se trouvent associés à une forme de ségrégation des personnes handicapées et sont donc remis en question. Pour répondre à l’objectif d’inclusion, les Ésat tendent alors à développer la mise à disposition en milieu ordinaire qui permet à des travailleur·se·s handicapé·es d’exercer une activité professionnelle chez un·e employeur·e ordinaire tout en restant rattaché·es à leur Ésat. Basé sur une recherche doctorale en sociologie conduite entre 2017 et 2021, cet article entend analyser ce dispositif en se demandant dans quelle mesure il permet de répondre à l’objectif d’inclusion auquel il prétend.

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Texte intégral

  • 1 Source : Insee, enquête Emploi 2020.

1Avec un taux d’activité de 42 % contre 71 % en population générale et un taux de chômage de plus de 14 % contre 8 % en population générale1, les personnes en situation de handicap se trouvent particulièrement éloignées de l’emploi. Leur faible qualification et plus largement, leur faible employabilité sont les arguments traditionnellement invoqués par les employeur·ses et les pouvoirs publics pour expliquer cette situation. Il ne suffit toutefois pas à expliquer les inégalités subies par les personnes handicapées sur le marché du travail. Celles-ci sont surtout le fruit de fortes discriminations à l’embauche (l’Horty & al., 2022 ; Mahmoudi, 2020 ; Ravaud & al., 1992). Or, l’accès au marché du travail joue un rôle central dans le processus d’intégration sociale. Afin d’offrir une forme d’insertion professionnelle aux personnes handicapées exclues du marché du travail, le choix a été fait en France de créer des dispositifs dédiés.

  • 2 Source : Drees, enquête ES-handicap 2017. Consultable en ligne : https://drees.solidarites-sante.g (...)
  • 3 La déficience intellectuelle et les troubles psychiques touchent respectivement au titre de défici (...)

2Les premières institutions de travail protégé sont apparues pendant l’entre-deux-guerres. Elles se sont ensuite largement développées dans les années 1950 pour être légalement reconnues par la loi de 1957 sur le reclassement professionnel des travailleurs handicapés. On compte aujourd’hui en France quelque 1 420 établissements et services d’accompagnement par le travail (Ésat), proposant 119 400 places et accompagnant 122 600 personnes2. Les Ésat sont des établissements médico-sociaux proposant des activités à caractère professionnel aux personnes présentant une capacité de travail évaluée comme inférieure au tiers de celle d’un travailleur ordinaire mais tout de même suffisante. La majorité de personnes accueillies présentent une déficience intellectuelle et/ou des troubles psychiques et/ou cognitifs3.

3Les travailleur·ses d’Ésat ont un statut ambigu : ce sont des travailleur·ses avec un statut d’usager du médico-social. La relation à leur employeur qu’est l’Ésat est encadrée par un contrat d’accompagnement et de soutien régi par le Code de l’action sociale et des familles (CASF) et non par un contrat de travail régi par le Code du travail. Jusqu’à une réforme du statut des travailleur·ses d’Ésat adoptée en décembre 2022, un certain nombre de dispositions du droit du travail ne se sont pas appliquées aux travailleur·ses d’Ésat. Il a fallu attendre la loi du 18 décembre 2023 pour le plein-emploi pour qu’iels obtiennent le droit de faire grève. Encore aujourd’hui, leur rémunération reste inférieure au salaire minimum. Iels ne cotisent pas à l’assurance chômage et n’y ont donc pas droit. Ils ne sont toujours pas autorisés à se syndiquer.

4Au-delà de cette question d’inégalités de droits, les Ésat entrent aujourd’hui en contradiction avec l’objectif d’inclusion en milieu ordinaire, notamment promu par la convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées (CDPH) promulguée en 2006 et ratifiée par la France en 2010. Comme l’ensemble des institutions spécialisées, ils apparaissent au regard de ces principes comme une forme de traitement ségrégatif (Dargère, 2012). Le décalage entre les principes promus par la CDPH et les modalités de prise en charge des personnes handicapées développées en France est régulièrement souligné. Ainsi, la rapporteuse spéciale des Nations unies, dans ses observations préliminaires publiées le 13 octobre 2017 rappelle qu’au regard des principes de la CDPH, « il n’existe pas de “bons établissements” dans la mesure où tous imposent un mode de vie donné, qui entrave la capacité de l’individu à mener une vie décente sur la base de l’égalité avec les autres ». En matière d’emploi, l’article 27 de la CDPH appelle à permettre l’emploi des personnes handicapées en milieu ordinaire. Les ateliers de travail protégé traditionnels sont ainsi appelés à disparaître.

5Malgré tout, le secteur de travail protégé garde une place importante dans le dispositif d’insertion professionnelle des personnes handicapées (Gendron, 2009 ; Revillard, 2019). Dans les faits, la promotion de l’objectif d’inclusion a entraîné une transformation du secteur du handicap plus qu’une réelle désinstitutionnalisation. Les Ésat se sont ouverts sur leur environnement. Pour ce faire, ils ont notamment développé la mise à disposition. Ce dispositif permet à un·e travailleur·se d’exercer au sein d’une entreprise, d’une collectivité ou d’une association, tout en restant rattaché·e à son Ésat de sorte qu’iel continue à bénéficier d’un accompagnement médico-social et professionnel. Un nombre croissant d’Ésat permet ainsi à quelques travailleur·ses très autonomes dans les déplacements et dans leurs tâches de travail et en ayant manifesté l’envie, d’aller travailler en milieu ordinaire quelques jours par semaine voire à temps plein. Les Ésat dits « de transition », « promotionnels », « tremplin » dont le projet d’établissement est centré sur l’accompagnement vers le milieu ordinaire de travail, ont un recours très important à la mise à disposition. Ainsi, leurs ateliers et services de production propres servent davantage de lieux de formation en amont de la mise à disposition. Et les Ésat dits « hors-les-murs » se sont même spécialisés dans cette forme d’accompagnement.

6Alors qu’elle est présentée comme une modalité de renforcement de l’inclusion en milieu ordinaire, la mise à disposition soulève avec force l’enjeu de l’accès aux droits des personnes handicapées (Revillard, 2020). Les questions que pose le caractère dérogatoire au droit du travail du statut des travailleur·ses d’Ésat se trouvent exacerbées du fait du contexte d’exercice de l’activité de travail. Les travailleur·ses mis·es à disposition en milieu ordinaire se trouvent sous la subordination d’un·e employeur·se de droit commun sans toutefois bénéficier d’un contrat de travail et des droits associés. La mise à disposition permet ainsi des « petits arrangements avec le droit » (Sarfati & Schütz, 2022).

7Basé sur une recherche doctorale conduite de 2017 à 2021 sur le travail protégé mobilisant différents matériaux (cf. encadré méthodologique), cet article entend donc analyser l’ambiguïté du travail en Ésat et plus spécifiquement de ce dispositif de mise à disposition. Peut-il constituer un point d’entrée dans le salariat ordinaire, ouvrant une perspective évolutive voire ascensionnelle, ou contribue-t-il à l’inverse à un enfermement dans une position particulièrement infériorisée sur le marché du travail (Freyssinet, 2005) ? Nous verrons dans un premier temps les conditions sociales qui rendent possibles les dérogations au droit du travail en milieu protégé. Nous verrons ensuite que loin de systématiquement permettre l’inclusion, la mise à disposition peut avoir des effets négatifs sur les parcours des travailleur·ses d’Ésat. Enfin, nous nous interrogerons sur le cloisonnement entre secteur de travail protégé et milieu ordinaire que réactualise le dispositif de mise à disposition.

Encadré méthodologique

Cet article s’appuie sur une recherche doctorale conduite entre septembre 2017 et octobre 2021 portant sur l’action publique pour l’emploi et le travail des personnes handicapées en France et en Suède. Il mobilise plus particulièrement l’enquête conduite en France. Cette enquête articule analyse des politiques publiques et enquête de type ethnographique auprès d’Ésat. L’analyse des politiques publiques s’appuie sur un recueil des différentes législations et rapports institutionnels traitant de la question, complété par des entretiens auprès de fonctionnaires en charge de la mise en œuvre des politiques étudiées. Ainsi, des entretiens ont notamment été réalisés auprès d’une inspectrice de l’action sanitaire et sociale de l’Agence régionale de santé de Bretagne et de deux responsables de Maison départementale des personnes handicapées (MDPH). Quant à l’enquête de type ethnographique, elle a été conduite auprès de 14 Ésat. Ce sont ainsi 82 professionnel·les et 31 personnes accompagnées qui ont pu être interrogé·es et 18 journées d’observation ethnographique du travail qui ont été conduites. D’une durée moyenne d’une heure et quart, les entretiens semi-directifs ont essentiellement porté sur les pratiques quotidiennes des enquêté·es et ont également interrogé les principes et les idéaux guidant ces pratiques. Ces matériaux de première main ont par ailleurs été mis en lien avec la documentation produite par les dispositifs étudiés. L’ensemble des matériaux a fait l’objet d’une première analyse thématique visant à répertorier les enjeux soulevés par les acteur·rices puis l’ensemble des entretiens et des notes d’observation ont été relus à l’aune des enjeux soulevés afin de croiser les différents points de vue sur une même question. La mise à disposition de travailleur·ses d’Ésat en milieu ordinaire est ressortie de cette analyse comme un dispositif particulièrement ambigu.

1. Une stratification croissante de la population accueillie dans le secteur de travail protégé

8Les Ésat sont des structures médico-sociales régies par le Code de l’action sociale et des familles (CASF). Ils ont pour but de fournir des activités à caractère professionnel aux personnes dont la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH) ou plus précisément, la Commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées (CDAPH) a acté que les capacités de travail ne leur permettraient pas de travailler en milieu ordinaire. Alors que la présence d’une déficience intellectuelle, de troubles psychiques et/ou cognitifs est souvent mise en avant pour expliquer l’orientation vers le secteur protégé, l’étude des mécanismes et des logiques d’orientation montre que cette décision est socialement construite. Elle est notamment largement produite par l’offre d’accompagnement elle-même. Elle recouvre en fait des pratiques d’adressage entre professionnel·les du secteur du handicap (Aragona & al., 2021) qui s’investissent dans les orientations des usager·ères et les conduisent vers les Ésat dans une logique de cohérence des parcours. Ainsi, pour obtenir une orientation vers le secteur de travail protégé, les individus doivent au préalable avoir réalisé un stage de trois semaines en Ésat, très généralement organisé par l’établissement d’origine pour confirmer l’adéquation de cette orientation avec leurs capacités. Toutes les personnes en situation de handicap ne peuvent pas prétendre à une place en Ésat ; beaucoup sont considérées comme présentant un niveau de capacité insuffisant pour pouvoir travailler, même dans le secteur protégé.

  • 4 Source : Étude OPUS 3‐DGCS, Appui des services de l’État à la modernisation et au développement de (...)
  • 5 Au total, les financements publics des Ésat s’élèvent à près de 3 milliards d’euros. Le cumul des (...)

9Les Ésat proposent des activités à caractère professionnel regroupées sous forme d’ateliers et chaque Ésat compte généralement plusieurs ateliers (huit en moyenne). Si les activités proposées par les Ésat connaissent aujourd’hui une diversification, près de la moitié des ateliers d’Ésat sont positionnés sur les activités traditionnellement développées par le secteur protégé : conditionnement, blanchisserie, entretien des locaux, entretien des espaces verts, restauration et agriculture4. Si les activités déployées par les Ésat sont pensées comme « un soutien médico-social et éducatif, en vue de favoriser [l’]épanouissement personnel et social [des travailleurs] », elles ont également pour objectif de produire du chiffre d’affaires. Les recettes commerciales des Ésat sont en effet essentielles à leur fonctionnement voire au fonctionnement de l’association-mère (Robelet & al., 2009)5. Pour répondre à cet objectif de rentabilité, les Ésat peuvent développer des logiques de recrutement sélectif. Celles-ci s’appliquent avant tout aux moniteur·rices et chef·fes d’atelier qui sont avant tout recruté·es pour leurs qualifications et leur expérience professionnelle dans un secteur d’activité donné afin d’assurer le bon fonctionnement économique de leur atelier. Aussi, elles et ils ne disposent pas nécessairement de qualifications médico-sociales pour exercer leurs fonctions.

10Les logiques de recrutement sélectif s’appliquent également dans une certaine mesure aux travailleur·ses handicapé·es. L’équilibre financier des Ésat repose sur l’embauche d’une certaine proportion de travailleur·ses relativement productif·ves. Des moniteur·rices et chef·fes d’atelier rencontré·es évoquent un rapport idéal d’un tiers de travailleur·ses présentant un haut niveau de capacité, un tiers pouvant avoir besoin d’un accompagnement très rapproché et un dernier tiers présentant un niveau intermédiaire. La présence de travailleur·ses productif·ves est une garantie que l’atelier réponde à l’objectif de rentabilité incombant aux Ésat, même quand les moniteur·rices consacrent la majorité de leur temps à accompagner quelques travailleur·ses très faiblement autonomes dans l’apprentissage ou la réalisation d’une tâche.

11C’est sans doute dans le développement de la mise à disposition de travailleur·ses d’Ésat en milieu ordinaire que la logique de recrutement sélectif des travailleur·ses est la plus forte. Cette modalité leur permet d’exercer une activité en milieu ordinaire tout en restant rattaché·es à l’Ésat. Si la quasi-totalité des travailleur·ses effectue au moins un stage de courte durée en milieu ordinaire au cours de leur carrière en milieu protégé, rares sont celles et ceux à être mis·es à disposition. Sans disposer de statistiques publiques sur la question, on peut aisément dire qu’en termes quantitatifs, la mise à disposition concerne très peu de personnes. Cette modalité exige une forte capacité d’adaptation et une grande autonomie. Les travailleur·ses doivent pouvoir réaliser une tâche définie plus ou moins complexe sans supervision : tri et/ou distribution du courrier dans une entreprise, plastification d’ouvrages pour une bibliothèque, confection de salades pour un fast-food, mise en rayons d’articles dans un magasin, etc. Et ce, dans un environnement nouveau. Or, le manque d’autonomie et les difficultés d’adaptation sont justement ce qui caractérise le public historique des Ésat. Ainsi, un directeur d’Ésat hors-les-murs explique qu’il défend une orientation spécifique :

On accompagne des personnes orientées MDPH Hors-les-murs… euh, non justement pas Hors murs, orientées Ésat malheureusement. Ça c’est… Moi je me bats tous les jours. Bon pas tous les jours… Mais auprès de la MDPH, j’aimerais que eux puissent faire le distinguo ! Parce que pour moi, on n’accompagne pas tout à fait le même public […] Nous, ce qu’on attend, c’est surtout de l’autonomie, de l’autonomie dans le déplacement, dans la communication et puis… et avoir un projet professionnel réaliste, en lien avec le marché du travail.

12Comme les conseiller·ères exerçant au sein du service public de l’emploi dédié aux travailleur·ses handicapé·es – Cap emploi (Dessein, 2020), les professionnel·les exerçant en Ésat pour le développement de la mise à disposition ont complètement intériorisé les exigences du marché du travail. Les travailleur·ses d’Ésat parvenant à exercer en milieu ordinaire sont relativement moins « discréditables » (Goffman, 1975) que l’ensemble de la population accueillie en Ésat, c’est-à-dire qu’iels ont une plus grande maîtrise de l’information concernant leur déficience. Beaucoup ne se considèrent pas handicapé·es et mettent en avant les difficultés autres que leur déficience pour expliquer leur orientation. En cela, ils sont rejoints par les professionnels qui disent facilement de ces travailleurs qu’ils « ne méritent pas leur orientation Ésat ». Le développement de la mise à disposition participe ainsi indirectement à un phénomène de stratification de la population accueillie dans le secteur de travail protégé. Les Ésat traditionnels qui ne développent pas la mise à disposition se retrouvent indirectement à n’accueillir que les personnes les plus éloignées des normes imposées par le marché du travail : polyvalence, productivité, autonomie dans les tâches de travail, etc. Leurs modalités d’accueil en atelier ségrégué peuvent être jugées comme les plus éloignées de l’objectif d’inclusion mais elles apparaissent aussi comme les plus adaptées aux besoins et aux capacités de la population qu’ils accueillent.

2. La mise à disposition comme forme exacerbée de l’ambiguïté du statut des travailleurs d’Ésat

  • 6 Source : ibid. Si les travailleur·ses d’Ésat ne touchent pas le salaire minimum, le cumul des diff (...)

13Les travailleur·ses d’Ésat ont le statut d’usager·ère du médico-social et non celui de salarié·e. Leur relation à l’Ésat est régie par un contrat d’aide et de soutien soumis au CASF et non un contrat de travail régulé par le Code du travail. Ce statut particulier permet de les protéger. Soulignons notamment qu’un contrat ne peut être rompu sans décision préalable de la CDAPH. Ce statut permet aussi de ne pas appliquer certaines dispositions du droit du travail. Des mesures ont récemment été prises pour transposer dans le CASF les dispositions protectrices du Code du travail sans toutefois octroyer le statut de salarié aux travailleur·ses d’Ésat. Ainsi le décret de décembre 2022 a notamment aligné les droits aux congés sur ceux des salarié·es et la loi pour le plein-emploi du 18 décembre 2023 a octroyé le droit de grève aux travailleur·ses d’Ésat. Encore aujourd’hui, leur rémunération reste toutefois bien inférieure au Smic. Du fait de leur statut, iels ne touchent en effet pas un salaire encadré par le Code du travail mais une « rémunération garantie » comprise entre 55 % et 90 % du Smic. Ainsi, une personne en Ésat à temps plein perçoit en moyenne 928,26 € bruts (contre 1 498,47 € pour le Smic) par mois dont 771,27 € sont financés par l’État à travers une aide au poste et 156,99 € sont directement financés par l’Ésat grâce au chiffre d’affaires généré par l’activité6.

  • 7 Source : ibid, p. 7

14Le travail en Ésat a un statut particulier. Il est considéré comme une alternative à l’inactivité plus qu’à l’emploi sur le marché du travail ordinaire. Faisant écho au travail des détenu·es (Guilbaud, 2008), le travail en Ésat est avant tout une ressource sociale qui répond à une volonté de vivre au plus près de la norme. Très clairement, le rapport de l’Igas et de l’IGF paru en 2019 énonce que « la relation entre l’Ésat et ses travailleurs ne se résume pas à une relation de subordination et de mise à disposition d’une force de travail comme dans le salariat classique, elle est d’abord une relation d’accompagnement et de soutien7 ». C’est ce statut particulier du travail en Ésat qui justifie les dérogations au droit du travail (Rihal, 2014). Cela étant dit, dans les faits, la proximité du travail en Ésat avec celui exercé en milieu ordinaire est très souvent revendiquée. Ainsi, un directeur d’Ésat affirme :

Les usagers qu’on reçoit ici, ce sont quand même des personnes qui viennent pour travailler, elles ne viennent pas… Elles ne viennent pas en premier pour être accompagnées socialement. Elles viennent d’abord pour travailler, pour avoir une reconnaissance professionnelle !

15Au nom de l’intérêt des personnes handicapées qui viennent en Ésat pour avoir une activité à caractère professionnel, tout est fait pour rapprocher les conditions de travail de celles du milieu ordinaire. L’objectif est de faire « comme si » (Velpry, 2009) il s’agissait d’une entreprise ordinaire. Les ateliers de production répondent donc à des objectifs de production afin que les travailleur·ses puissent « se sentir comme tout le monde ». Loin de signaler un désintérêt pour les besoins spécifiques des personnes liées à leurs limitations de capacités, la poursuite d’objectifs de production est ainsi présentée comme un moyen pour les usager·ères de se vivre comme des citoyen·nes ordinaires menant une existence conforme aux normes sociales et de se construire une identité sociale valorisante.

  • 8 L’obligation d’emploi impose aux employeur·ses de plus de 20 salarié·es, privé·es comme public·que (...)

16Dans le cadre des mises à disposition individuelles en milieu ordinaire, on peut s’interroger sur la pertinence du statut d’usager·ère du médico-social. Dans le cadre de ce dispositif, les travailleur·ses d’Ésat se trouvent sous la subordination d’un·e employeur·se de droit commun tout en restant rattaché·es à l’Ésat. L’objectif affiché est de les socialiser au monde du travail afin de les rapprocher du milieu ordinaire. La mise à disposition est régie par une convention, passée entre l’Ésat et l’employeur·se auprès de qui la/le travailleur·se est mis·e à disposition. L’employeur·se paie à l’Ésat le travail réalisé par la/le travailleur·se handicapé·e qui a le statut de prestation. Ainsi, non seulement la rémunération de la/du travailleur·se peut être inférieure au Smic mais en plus, l’employeur·se ne paie pas de charges salariales puisqu’iel n’emploie pas directement la personne. De plus, l’employeur·se peut déduire le montant de cette prestation de la contribution qu’iel verse s’iel n’atteint pas le taux de 6 % de bénéficiaires de l’obligation d’emploi8. Le prix de la mise à disposition peut varier selon le profil de la/du travailleur·se. L’entreprise, l’association, la collectivité ou l’administration qui recourt à la mise à disposition paie entre 6 et 11 € de l’heure selon la productivité de la personne. Ainsi, un chargé d’insertion explique clairement qu’il promeut cet intérêt financier pour convaincre les employeur·ses de droit commun de recourir à la mise à disposition : « C’est un petit peu la carotte dans le sens où quand vous dites à une entreprise : “Bah au lieu de prendre un CDD, vous prenez une mise à disposition à 70 % du Smic”. Ils ont vite fait le calcul, ce sont des gestionnaires hein ! »

17La question des droits des travailleur·se n’est pas soulevée. Leur faible rémunération et le fait qu’iels ne disposent pas des mêmes droits que les salarié·es sont complètement normalisés par les professionnel·les qui les accompagnent. Le recours à la mise à disposition permet même à l’employeur·se d’afficher son adhésion à l’objectif d’inclusion des personnes handicapées. Or la mise à disposition pourrait dans certains cas être qualifiée de délit de marchandage c’est-à-dire d’« opération à but lucratif de fourniture de main-d’œuvre qui a pour effet de causer un préjudice au salarié qu’elle concerne ou d’éluder l’application de dispositions légales ou de stipulations d’une convention ou d’un accord collectif de travail ». Mais ces « petits arrangements avec le droit » (Sarfati & Schütz, 2022) se trouvent totalement sécurisés par le recours aux Ésat. Cette sécurisation ne repose pas, comme dans le cas du recours aux agences d’intérim, sur une habileté dans le maniement du droit du travail mais sur une sortie du droit du travail et un basculement vers le CASF à travers le recours à des institutions médico-sociales. Les travailleur·ses n’ayant pas le statut de salarié·es, iels sont privé·es des ressources institutionnelles qui leur permettraient de se mobiliser pour faire valoir leurs droits : iels ne peuvent pas faire appel à l’inspection du travail et iels viennent à peine d’obtenir le droit de se syndiquer et de de faire grève avec la loi du 18 décembre 2023 pour le plein-emploi. Même s’iels en avaient les moyens, l’espoir que la mise à disposition aboutisse finalement à une embauche sur un emploi de droit commun et la possibilité offerte à peu de travailleur·ses d’Ésat de quitter l’atelier ségrégué, suffiraient certainement à maintenir l’adhésion au dispositif. Comme les détenu·es valorisent le travail pénitentiaire pour le statut de travailleur·se et le rapport au temps qu’il leur offre plus que pour la rémunération (Guilbaud, 2008), les travailleur·ses d’Ésat s’accrochent à la mise à disposition en milieu ordinaire comme moyen de faire la preuve de leur « normalité » plus que pour les avantages matériels qu’elle leur octroie.

3. Tremplin vers le milieu ordinaire ou enfermement dans une position infériorisée ?

18D’une durée maximale d’un an et renouvelable une fois, la mise à disposition ne peut durer plus de deux ans sans accord préalable de la CDAPH. Chacune des parties prenantes projette des choses différentes dans ce dispositif. L’employeur·se de droit commun peut y voir une main-d’œuvre bon marché, l’Ésat peut le présenter comme une preuve d’ouverture de l’établissement sur l’extérieur et la/le travailleur·se concerné·e peut le mobiliser dans une stratégie d’insertion dans l’emploi ordinaire ou du moins de rapprochement de la norme. En d’autres mots, l’employeur·se de droit commun peut ne jamais envisager l’embauche à la fin de la mise à disposition. Cela s’explique souvent par des arguments financiers en lien avec les éléments économiques et financiers présentés plus haut. Pourtant, l’Ésat et la/le travailleur·se prennent souvent cette mise à disposition comme un moyen de construire un parcours de transition vers le milieu ordinaire et se fixent pour objectif d’aboutir à une embauche. La discordance des attentes des différentes parties peut alors créer de la frustration. Interrogée sur son parcours, une travailleuse d’Ésat ayant été mise à disposition plusieurs mois dans différentes entreprises exprime sa colère de ne jamais avoir été embauchée à l’issue de ces expériences :

Enquêtée : Alors, j’ai travaillé en… en milieu ordinaire aussi. J’ai fait un an à la… à la… l’usine en face là. Euh… comment elle s’appelle… [Usine de fabrication de produits d’entretien]. […] J’ai fait un an et demi parce que mon objectif, c’était de partir d’ici, de travailler dans le milieu ordinaire. Et bah ça a pas marché !
Enquêtrice : Vous avez été déçue qu’ils veuillent pas vous embaucher ?
Enquêtée : Oui. Surtout [l’usine de fabrication de produits d’entretien] en face ! Ça m’a cassée ! Ça m’a cassée, mais j’ai… re-… re-… je sais pas… J’ai… j’ai pas… mais j’ai pas pfft. Je… j’ai… j’ai… j’ai eu la hargne !
Enquêtrice : Qu’est-ce qui a… du coup, qu’est-ce qui a pas marché ?
Enquêtée : Bah je… je… je sais pas trop, je… j’ai pas trop… […] J’ai jamais su là… là pourquoi ils m’ont pas pris. J’ai jamais su. Ah j’ai peut-être su, puis je me rappelle plus quoi parce que ça remonte tellement à… à loin. […] Les gens, dans les milieux ordinaires, ils préfèrent payer une amende au lieu de prendre un handicapé quoi. C’est ça. C’est triste quoi, de voir ça comme ça. Parce que ça avantage pas les personnes handicapées à aller en milieu ordinaire. C’est vrai… »

19Le retour à l’Ésat est donc vécu comme un échec aussi bien par la personne directement concernée que par la/le professionnel·le qui l’a accompagnée dans son parcours. La mise à disposition qui n’aboutit pas à l’embauche peut ainsi créer des situations individuelles complexes à gérer. Alors qu’elle est souvent le fruit d’un quiproquo, elle apparaît comme la preuve des insuffisances de la/du travailleur·se handicapé·e. Elle participe ainsi à l’entretien d’une forme d’inemployabilité (Duvoux, 2009 ; Ebersold, 2001 ; Paugam, 2014).

  • 9 Source : rapport Igas & IGF de Lajourmard & al. sur les établissements et services d’aide par le t (...)

20Les sorties du secteur de travail protégé vers l’emploi en milieu ordinaire relèvent d’exceptions : 0,47 % des travailleur·ses d’Ésat quitte le secteur de travail protégé pour aller travailler en milieu ordinaire, soit en moyenne une à deux personnes par an et par Ésat9. Même les Ésat spécialisés dans l’accompagnement vers le milieu ordinaire ne dépassent pas les 20 % de sorties vers l’emploi de droit commun. La majorité des personnes souhaite rester en Ésat et parmi celles souhaitant rejoindre le milieu ordinaire, les professionnel·les opèrent un tri en évaluant leur « capacité d’adaptation à l’extérieur » (Boudinet, 2021).

21Appliquant une définition strictement médicale du handicap, professionnel·les de l’accompagnement comme travailleur·ses handicapé·es attribuent l’incapacité à obtenir un emploi en milieu ordinaire aux seules incapacités individuelles, découlant elles-mêmes d’une déficience intellectuelle et/ou de troubles psychiques. Or cette approche du handicap est aujourd’hui largement remise en question par le courant des disability studies qui invite à distinguer déficience et handicap pour mettre en lumière les facteurs sociaux et environnementaux qui conduisent à la ségrégation (Oliver & Barnes, 2012 ; Ville & al., 2020). Dans cette perspective, ce ne sont pas tant les incapacités de la/du travailleur·se handicapé·e qui peuvent expliquer sa relégation au secteur protégé que l’incapacité de l’employeur·se de droit commun à prendre en compte ses besoins particuliers.

22En l’absence d’adaptation du milieu ordinaire aux besoins particuliers des travailleur·ses handicapé·es, comme le montre l’exemple de la travailleuse handicapée cité plus haut, la plus grande porosité entre secteur protégé et milieu ordinaire permise par la mise à disposition risque de créer davantage de mal-être que de sentiment d’intégration. Bien qu’elle soit associée par les institutions spécialisées à cet objectif, la mise à disposition ne signifie pas nécessairement une plus forte inclusion des personnes en situation de handicap puisque le milieu ordinaire ne s’engage pas dans cette dynamique.

4. Adapter le droit commun aux besoins spécifiques : des obligations et des moyens très relatifs

23La critique des institutions spécialisées au nom de l’égalité entre les personnes handicapées et les autres rencontre une logique budgétaire de maîtrise des dépenses. L’objectif d’inclusion de toutes et tous au sein des institutions de droit commun permet dans une certaine mesure à l’État de se désengager du secteur médico-social. Ainsi, conformément à un moratoire adopté pour des raisons budgétaires, aucune nouvelle place d’Ésat n’a été créée depuis 2013.

24Beaucoup de mesures sont prises pour rendre l’institution spécialisée compatible avec le milieu ordinaire. Conçu à partir de la concertation pour la rénovation de l’offre de services qui s’est tenue de janvier à mai 2019 et du rapport de l’Igas et de l’IGF sur les Ésat publié en octobre 2019, le plan de transformation des Ésat présenté à l’été 2021 vise précisément à favoriser l’insertion en milieu ordinaire. Toutefois, en parallèle, le milieu ordinaire résiste fortement à cette dynamique. Alors que le secteur du handicap est fortement incité voire contraint à s’ouvrir sur l’extérieur, les employeur·ses de droit commun restent face à des obligations et des moyens relativement faibles pour permettre l’inclusion des personnes handicapées.

25En France, les employeur·ses de droit commun sont non seulement soumis à un quota de travailleur·ses handicapé·es mais aussi à une obligation d’aménagement raisonnable. Venue du Canada, la notion d’« aménagement raisonnable » est introduite en droit européen par la directive européenne 2000/78/CE en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail. Elle implique que les employeur·ses adaptent l’environnement de travail aux besoins particuliers des travailleur·ses handicapé·es afin de leur permettre d’accéder à ou de conserver un emploi, d’exercer un travail à la mesure de leurs compétences et d’y progresser au même titre que les travailleur·ses non-handicapé·es. La transposition en droit français de cette directive présente quelques écarts avec le texte initial. Elle spécifie notamment que le non-respect de cette obligation « peut » être constitutif d’une discrimination et non qu’il constitue automatiquement une discrimination. L’emploi du verbe pouvoir traduit une certaine réticence de la part du législateur à renforcer les obligations des employeur·ses. De plus, ces dispositions sont inscrites dans la partie V du Code du travail réservée aux politiques de l’emploi et non dans celle se rapportant à la non-discrimination. Autrement dit, la notion de mesures appropriées est légalement attachée aux politiques sociales fondées sur le principe de solidarité nationale garanti par l’État et non au principe de non-discrimination dont sont pleinement responsables les employeur·ses. L’obligation d’aménagement raisonnable en droit français présente donc un caractère modéré (Dirringer, 2017). De plus, elle reste encore aujourd’hui largement méconnue, y compris par les référent·es handicap en entreprise pourtant en charge de favoriser le recrutement et le maintien en emploi des personnes en situation de handicap au sein de leur organisation (Fillion & al., 2021). Aussi, une majorité des personnes recensées comme bénéficiaires de l’obligation d’emploi ne nécessitent que des aménagements minimes voire aucun aménagement de leurs conditions de travail pour exercer leurs fonctions (Buchter, 2020). Les personnes qui présentent des besoins spécifiques sont renvoyées vers le secteur de travail protégé.

26En l’état actuel des choses, les ateliers de travail protégé apparaissent en effet comme les seuls en mesure d’adapter le travail aux besoins des personnes présentant notamment une déficience intellectuelle et/ou des troubles psychiques. Les professionnel·les exerçant dans des Ésat développant le travail hors-les-murs expliquent qu’iels doivent nécessairement cibler des entreprises affichant une politique en faveur de l’emploi des personnes en situation de handicap. Et iels précisent qu’y compris chez ces entreprises choisies, il existe une incapacité à adapter le travail. À ce titre, un chargé d’insertion nous indique que même les offres d’emploi adressées par Cap emploi, censées viser des travailleur·euses présentant des restrictions d’aptitude, peuvent faire état du refus de certains employeur·ses à adapter le travail aux besoins et aux capacités des travailleur·ses :

On le voit tous les jours ! Moi je vois des offres encore récemment sur Cap emploi, on voit des offres mais l’entreprise, elle pourrait faire quoi comme effort ? « Ah ben non, non, non ! C’est pas à nous de faire des efforts ! C’est à la personne de s’adapter à un moment. » Je pense que… Ouais, il y a ça aussi quoi. Donc l’entrave avec les entreprises… Mais moi je l’entends aussi moi pour mon public : « Non, non, nous on n’adapte rien. Nos postes ils sont formatés, ils sont comme ça quoi. » Y a rien à faire (Chargé d’insertion en Ésat hors-les-murs).

27Les professionnel·les dédié·es au développement du travail hors-les-murs expliquent donc qu’iels doivent contourner ces obstacles, faire preuve de créativité pour pouvoir placer les travailleur·ses qu’iels accompagnent en milieu ordinaire. Ainsi, ce sont souvent elleux qui (re)composent les fiches de poste pour répondre aux besoins des entreprises tout en s’adaptant aux besoins et aux capacités des travailleur·ses. La plupart des professionnel·les exerçant en Ésat prend acte de cette difficulté à adapter le travail en milieu ordinaire et défend l’utilité du secteur protégé pour y pallier. Face aux résistances du milieu ordinaire, le secteur protégé apparaît de fait comme un moindre mal. Alors que les travailleur·ses qui restent en milieu protégé et qui constituent l’écrasante majorité des travailleur·ses d’Ésat sont généralement présenté·es comme des individus subissant leur sort, beaucoup de travailleur·ses interrogé·es présentent cette situation comme un choix délibéré. De plus en plus de travailleur·ses d’Ésat ont auparavant exercé en milieu ordinaire. 23 % des personnes admises en Ésat au cours de l’année 2014 avaient au moins 40 ans et 11 % étaient en milieu ordinaire avant leur admission (en emploi en entreprise adaptée ou en entreprise ordinaire ou en recherche d’emploi en milieu ordinaire)10. Parmi les travailleur·ses enquêté·es, beaucoup sont arrivé·es en fin de carrière en milieu protégé, épuisé·es par le travail qu’iels ont effectué auparavant. L’obtention d’une place en Ésat leur apparaît alors comme un refuge, un moyen de se soustraire aux exigences du marché du travail et à l’usure professionnelle tout en conservant une activité professionnelle permettant de se sentir socialement intégré·es. Quelques enquêté·es ont même fait ce choix très jeunes après seulement quelques années voire mois en entreprise. Iels auraient eu les capacités nécessaires pour travailler en milieu ordinaire mais les contraintes institutionnelles les ont amèné·es à choisir le secteur protégé. Ainsi, une travailleuse d’Ésat ayant obtenu une embauche sur un contrat de droit commun après une mise à disposition de 18 mois et ayant finalement préféré revenir en Ésat explique :

Moi, mon projet c’est de rester là. […] Comment je vais pouvoir expliquer ça ? [Elle rit, gênée] Au début, je sais que je voulais travailler en milieu ordinaire parce que au début, ça me faisait pas peur… Mais maintenant, je sais que tout ce que j’entends et tout ce que j’ai vu… Ça m’intéresse plus du tout. Mais vu ce que j’ai fait aussi, ça m’intéresse plus. J’ai plus envie trop de tourner dans des milieux ordinaires parce que j’ai vraiment des soucis de santé et tout. Donc du coup, pour moi, ça vaut plus le coup.

28Les travailleur·ses handicapé·es qui choisissent de rester en Ésat ont intégré le fait que le milieu ordinaire ne s’adapterait pas à leurs besoins et iels n’ont pas les ressources pour faire valoir les dispositions législatives qui pourraient soutenir l’obtention d’un travail adapté associé à un emploi de droit commun. Leur choix témoigne de l’opposition entre travail et handicap encore aujourd’hui fortement ancrée dans les dispositions institutionnelles françaises (Lejeune, 2019).

Conclusion

29Les Ésat, comme l’ensemble des institutions spécialisées, apparaissent aujourd’hui en décalage avec l’objectif aujourd’hui largement promu d’inclusion des personnes handicapées en milieu ordinaire. Ils sont ainsi incités à se constituer en sas vers l’emploi de droit commun. La mise à disposition apparaît comme un moyen de construire un parcours vers l’embauche en milieu ordinaire. Elle pose toutefois question puisqu’elle conduit les individus à exercer en milieu ordinaire dans des conditions proches du salariat sans toutefois disposer de ce statut et des droits associés. Alors qu’elle est présentée comme un sas vers l’emploi de droit commun, la mise à disposition n’aboutit pas nécessairement à une embauche. Cet échec étant attribué aux qualités de l’individu qui ne serait pas suffisamment employable, il aboutit à ce que les personnes renoncent à chercher un emploi en milieu ordinaire. Ainsi, le développement de la mise à disposition peut paradoxalement entretenir la frontière entre secteur protégé et milieu ordinaire.

30Si le statut d’usager du médico-social peut être accepté dans le cadre d’une activité à caractère professionnel véritablement adaptée aux besoins et aux capacités des personnes, il s’avère beaucoup moins justifié dans le cadre d’une mise à disposition où la/le travailleur·se se trouve sous la subordination d’un·e employeur·se de droit commun avec des objectifs de production relativement élevés. D’autres dispositifs tels que l’emploi accompagné, offrant un accompagnement médico-social adossé à un emploi de droit commun, devraient alors prendre le relai afin que les travailleur·ses bénéficient effectivement des droits qui sont les leurs.

31Parce que le handicap reste appréhendé selon un paradigme médical et individualisant, le fait que les personnes concernées ne puissent pas bénéficier des mêmes droits que l’ensemble de la population n’apparaît pas comme relevant de pratiques discriminatoires. Le traitement spécifique et les formes d’exclusion dont les personnes handicapées font l’objet se trouvent naturalisées, cachées derrière des questions apparemment purement médicales et techniques. Ainsi, l’une des conclusions de cette recherche est que le handicap gagnerait à intégrer une approche intersectionnelle du travail (Gallot & al., 2020) pour être appréhendé comme une dimension de la stratification sociale au même titre que la classe sociale, le genre et la race.

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Bibliographie

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Notes

1 Source : Insee, enquête Emploi 2020.

2 Source : Drees, enquête ES-handicap 2017. Consultable en ligne : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sources-outils-et-enquetes/lenquete-aupres-des-etablissements-et-services-pour-enfants-et-adultes

3 La déficience intellectuelle et les troubles psychiques touchent respectivement au titre de déficience principale 70,9 % et 21,5 % de la population accueillie en Ésat en 2014. Source : Drees, enquête ES-handicap 2017.

4 Source : Étude OPUS 3‐DGCS, Appui des services de l’État à la modernisation et au développement des Ésat dans leurs missions médico‐sociale et économique de 2009 citée par le rapport Igas & IGF de Lajourmard & al. sur les établissements et services d’aide par le travail (Ésat), octobre 2019. Ces données recoupent les observations que j’ai pu faire dans le cadre de ma recherche doctorale. Sur les 14 établissements étudiés, 8 disposaient d’un atelier restauration, 6 d’un atelier espaces verts, 6 d’un atelier de conditionnement fonctionnant sur des contrats de sous-traitance, 3 d’un atelier blanchisserie, 3 d’un atelier entretien des locaux.

5 Au total, les financements publics des Ésat s’élèvent à près de 3 milliards d’euros. Le cumul des dotations globales de financement représente 1,5 milliard d’euros et celui des aides au poste 1,3 milliard. Quant au chiffre d’affaires généré par les Ésat, il est estimé à environ 2 milliards d’euros. Source : rapport Igas & IGF de Lajourmard & al. sur les établissements et services d’aide par le travail (Ésat), octobre 2019.

6 Source : ibid. Si les travailleur·ses d’Ésat ne touchent pas le salaire minimum, le cumul des différents revenus (rémunération garantie + AAH + prime d’activité + allocation personnalisée au logement) qu’iels peuvent percevoir atteint tout de même 1 400 €. Cela étant dit, nombre de travailleur·ses interrogé·es dans le cadre de l’enquête indiquent qu’iels préféreraient tirer leurs revenus de leur travail et non de l’assistance.

7 Source : ibid, p. 7

8 L’obligation d’emploi impose aux employeur·ses de plus de 20 salarié·es, privé·es comme public·ques, d’employer au minimum 6 % de travailleur·ses handicapé·es. Ce taux s’élève à 5,45 % dans le secteur public (rapport annuel d’activité du FIPHFP 2022) et à 3,5 % dans le privé (rapport annuel d’activité de l’Agefiph 2022). En cas de non-respect de ce quota, iels versent une contribution financière. Calculée en fonction du nombre de bénéficiaires de l’obligation d’emploi (BOE) manquant·es, cette contribution annuelle peut représenter un montant important pour les employeur·ses. En 2022, 31 % des entreprises assujetties à l’obligation d’emploi n’employaient aucune personne handicapée (rapport annuel d’activité de l’Agefiph 2022).

9 Source : rapport Igas & IGF de Lajourmard & al. sur les établissements et services d’aide par le travail (Ésat), octobre 2019.

10 Source : Drees, enquête ES-handicap 2017. Consultable en ligne : https://data.drees.solidarites-sante.gouv.fr/explore/dataset/434_l-enquete-aupres-des-etablissements-et-services-pour-enfants-et-adultes-hand/information/.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Fanny Jaffrès, « Déployer l’Ésat hors des murs suffit-il à déségréguer les travailleur·euse·s handicapé·e·s ? »La nouvelle revue du travail [En ligne], 24 | 2024, mis en ligne le 09 avril 2024, consulté le 13 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/nrt/15702 ; DOI : https://doi.org/10.4000/nrt.15702

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Auteur

Fanny Jaffrès

Ingénieure de recherche à l’École des hautes études en santé publique (EHESP) et docteure en sociologie rattachée au Cresppa-LabToP (UMR 7217).

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Droits d’auteur

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