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In Memoriam

Margaret Maruani (1954-2022) et Anni Borzeix (1939-2024)

Deux figures marquantes de la sociologie, liées par l’amitié
Danièle Linhart

Texte intégral

1Margaret Maruani nous a quitté·e·s le 4 août 2022, bien trop tôt à l’âge de 68 ans. Sociologue, directrice de recherche au CNRS, (émérite depuis le 1er janvier 2018) elle est décédée à Valence, au bord de la mer, en Espagne, des suites d’une longue maladie comme il est coutume de dire. Valence qu’elle aimait tellement, car elle s’y sentait comme dans sa Tunisie natale. Il reste pour nous ses travaux qui reflètent ce qui l’inspirait avant tout : enquêter, défricher, comprendre, élaborer, écrire, contribuer, diffuser, enseigner, transmettre, organiser.

2Spécialiste des questions du travail, de l’emploi, du chômage et du genre, Margaret a publié nombre d’articles et d’ouvrages sur ces questions en France et à l’étranger. En prenant pour objet, au début des années 1980, les femmes, catégorie impensée des recherches en sociologie du travail et de l’emploi jusqu’alors, elle s’est attachée en pionnière, avec quelques rares autres comme Danièle Kergoat, à étudier comment la dynamique de genre influait sur les marchés de l’emploi, l’organisation du travail et la gestion des salariés.

3Ses publications sont des apports, ô combien marquants, de cette nouvelle orientation qui ont renouvelé et enrichi la sociologie et qui font désormais référence : elle a notamment publié (avec Anni Borzeix), Le temps des chemises. La grève qu’elles gardent au cœur, Paris, Syros, 1982, (avec Chantal Nicole), Au labeur des dames, métiers masculins, emplois féminins, Paris, Syros, 1989, (avec Emmanuèle Reynaud), Sociologie de l’emploi, Paris, La Découverte, 1993, (avec Monique Meron), Un siècle de travail des femmes en France 1901-2011, Paris, La Découverte, 2012. Elle a également publié seule Travail et emploi des femmes, Paris, La Découverte, 2000 ; Les mécomptes du chômage, Paris, Bayard, 2002.

4Avec des collègues elle a publié bien d’autres ouvrages : Les Nouvelles frontières de l’inégalité. Hommes et femmes sur le marché du travail (dir.), Paris, La Découverte, 1998 ; Femmes, genre et sociétés. L’état des savoirs, (dir.), Paris, La Découverte, 2005, (avec Jacqueline Laufer et Catherine Marry) (dir.), Masculin-féminin : questions pour les sciences de l’homme, Paris, PUF, 2001 ; (avec Jacqueline Laufer et Catherine Marry , (dir.), Le travail du genre. Les sciences sociales du travail à l’épreuve des différences de sexe, Paris, La Découverte, 2003, (avec Helena Hirata et Maria Rosa Lombardi (dir.), Travail et genre. Regards croisés France, Europe, Amérique latine, Paris, La Découverte, 2008.

5Plusieurs de ces publications ont donné lieu à des traductions et à des diffusions à l’international.

6Margaret a eu un rôle institutionnel décisif en accompagnement de la création de ce nouveau domaine de recherche autour de la thématique « Genre, Travail, Emploi ». Elle a notamment créé en 1995 et dirigé jusqu’en 2015, le Groupement de Recherche « Marché du travail et Genre » (MAGE-CNRS), premier Groupement de recherche sur le genre au CNRS. En 2011 ce Groupement est devenu Réseau de recherche international et pluridisciplinaire, rassemblant trente universités et centres de recherche dans treize pays. Margaret l’a dirigé jusqu’en 2015. En 1999, elle a cofondé la revue Travail, genre et sociétés dont elle était la directrice jusqu’en septembre 2017. En 2006, elle a créé le Master en Études de genre de l’université de Genève où elle a enseigné durant une dizaine d’années. Elle avait par ailleurs contribué de façon marquante, dans les années 1980, à la mission interministérielle Recherche et Expérimentation, la MIRE créée en 1982 par Lucien Brams, pour la promotion de la place des sciences humaines et sociales dans les champs de la santé, de la solidarité, du travail et de l’emploi. En 2014, Margaret a été lauréate de la médaille d’argent du CNRS. Elle était Docteure honoris causa de l’université libre de Bruxelles depuis 2000.

7Ce qui a toujours caractérisé Margaret, outre son excellence scientifique, et son côté pionnier, était son immense besoin de partager et de transmettre, notamment en veillant à ce que la relève soit là, motivée, active et de qualité, comme elle le sera de facto grâce à elle. Comme le montre l’existence de cette relève et l’audience de ses propres travaux défricheurs, éclairants et si précieux, Margaret continue d’être présente parmi nous et de rayonner.

8Anni Borzeix nous a quitté·e·s, deux ans presque jour pour jour après Margaret, le 9 août 2024 (quelque mois après le décès de son mari). Anni et Margaret se connaissaient plus que bien puisqu’elles avaient partagé le même bureau pendant une dizaine d’années, du début à la fin des années 1980, au sein dulLaboratoire de Sociologie du Travail dirigé par Jean Daniel Reynaud au CNAM. Pendant cette dizaine d’années, outre le partage du bureau, elles avaient développé une grande proximité non seulement intellectuelle, mais aussi affective. Margaret et Anni portaient d’ailleurs toutes les deux la même admiration et affection pour J. D. Reynaud qui se caractérisait non seulement par ses qualités scientifiques hors pair, mais aussi par une tolérance, une ouverture d’esprit, une curiosité sans limites. Quand il quittera la direction du laboratoire, elles partiront toutes les deux, Margaret pour le CSU puis le CERLIS, Anni pour le centre de recherche en Gestion de l’école Polytechnique, mais elles n’en continueront pas moins de partager cette amitié qui les avait réunies.

9Comme Margaret, Anni s’est ancrée, à ses débuts, dans la sociologie du travail, de l’emploi et des relations professionnelles puisqu’elle a commencé sa carrière en étudiant les organisations du travail et les conflits sociaux. Anni a ainsi mené des enquêtes de terrain avec Daniel Chave qui ont débouché sur Réorganisation du travail et dynamique des conflits, 1975. Puis, elle qui appréciait particulièrement le travail de recherche et de terrain collectif s’est tournée avec Margaret Maruani, vers les enquêtes sur le travail et l’action collective des femmes, ce qui contribuera au beau livre Le temps des chemises. La grève qu’elles gardent au cœur, 1982 (déjà cité). Elle s’intéressera également au processus de démocratisation du travail via le droit d’expression introduit par le ministre du Travail Jean Auroux en 1982 et mènera (et j’étais à ses côtés) une enquête de terrain sur ce droit qui débouchera sur notre article paru dans Sociologie du travail en 1988, « La participation : un clair-obscur ».

10Mais Anni prendra encore un virage en s’ouvrant à, partir des années 1990, à la question du langage et de la cognition au travail (Borzeix Anni (dir.) (1994), « Travail et cognition » [numéro thématique], Sociologie du travail, vol. 36, no 4, 413-607). Elle deviendra l’une des principales animatrices du réseau interdisciplinaire « Langage et travail », aux côtés de Béatrice Fraenkel, Michèle Grosjean et Michèle Lacoste. Leurs recherches déboucheront sur plusieurs publications importantes et remarquées : Borzeix, A., Pharo, P., Bouvier, A. (dir.) (1998), Sociologie et connaissance. Nouvelles approches cognitives, CNRS éditions, Paris ; Borzeix, A., Fraenkel, B. (dir.), 2001, Langage et travail. Communication, cognition, action, CNRS éditions, Paris. Borzeix, A., Fraenkel, B., Pène, S. (dir.), 2001, Le langage dans les communications. Une nouvelle donne, L’Harmattan, Paris.

11Anni, toujours avide de se renouveler, s’intéressera alors aux fondements de la discipline sociologique, et publiera notamment avec Gwenaële Rot en 2010, Sociologie du travail. Genèse d’une discipline, naissance d’une revue. Portée par une analyse basée sur des entretiens et des archives, cet ouvrage retrace l’histoire de la sociologie du travail à travers la Revue Sociologie du travail, fondée, en 1959, par Michel Crozier, Jean-Daniel Reynaud, Alain Touraine et Jean-René Tréanton. Revue à laquelle Anni avait contribué en tant que membre du comité de rédaction de 1984 à 2013 et par la coordination de nombreux numéros thématiques parmi lesquels : « Travail et cognition » en 1994, « Amérique latine. Dynamiques productives, syndicalisme, emploi » en 2004 (avec Pierre Desmarez et Pierre Tripier), « Travail et cognition II » en 2008 (avec Franck Cochoy), « Les écrits du travail » en 2014 (avec Didier Demazière et Gwenaële Rot), « Participer. Pour quoi faire ? » en 2015 (avec Julien Charles et Bénédicte Zimmermann.)

Margaret et Anni, deux amies qui m’étaient chères

12Au-delà de la perte de ces deux collègues au parcours scientifique d’une si grande qualité, et d’une capacité exceptionnelle à se renouveler et animer le milieu de la recherche, ce sont deux véritables amies que j’ai moi-même perdues. Je ne peux m’empêcher de penser à toutes ces heures si chaleureuses que nous partagions au CNAM (car j’étais aussi dans ces années 1980 à leurs côtés dans le même bureau), quand nous formions un trio soudé et parfois déjanté. Nous nous régalions de la proximité, de la complicité qui nous réunissait et que nous pratiquions à de multiples occasions de dîners, fêtes, sorties. Je me souviens bien d’un dîner toutes les trois, la veille de la naissance de ma fille où mes deux compères me donnaient moult conseils arrosés du meilleur vin et des meilleures blagues et c’est le cœur léger que je me suis rendue à la clinique le lendemain. Je me souviens aussi de vacances partagées ensemble à Porquerolles. Il se trouve qu’Anni nous avait envoyé, à Margaret et à moi, en mai 2020, un email avec quelques photos de ces vacances qu’elle venait de retrouver en rangeant ses affaires pendant la période de Covid. Je me souviens aussi… mais comment partager tout ce qui nous rassemblait et qui était si fort ?

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Pour citer cet article

Référence électronique

Danièle Linhart, « Margaret Maruani (1954-2022) et Anni Borzeix (1939-2024) »La nouvelle revue du travail [En ligne], 25 | 2024, mis en ligne le 24 octobre 2024, consulté le 17 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/nrt/17578 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12kwd

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Auteur

Danièle Linhart

Directrice de recherche émérite au CNRS

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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