- 1 Fréchet-Laot Françoise (1998), Contribution à l’histoire des institutions d’éducation des adultes : (...)
- 2 Laot F. Françoise, 2010, « La promotion sociale des femmes : le retournement d’une politique de for (...)
1C’est par le biais de sa thèse consacrée à l’histoire de trois institutions pionnières en matière de formation des adultes1 que Françoise F. Laot amorce ce qui deviendra rapidement une contribution majeure à la connaissance du sujet qui occupe ce dossier de la Nouvelle Revue du Travail : la formation continue. Aujourd’hui professeure à l’université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, membre du centre de recherche interuniversitaire « Expérience, ressources culturelles, éducation » (Experice) et présidente du Groupe d’étude – histoire de la formation des adultes (Gehfa), Françoise F. Laot est également porteuse du projet de recherche Savoirs et formation des travailleurs et travailleuses en Seine-Saint-Denis (xixe-xxie siècles). Revisitant l’histoire des politiques de formation comme des recherches en la matière, ses travaux documentent notoirement la « question des femmes » sur la base d’un matériau particulièrement propice à l’étude des rapports de genre : archives visuelles et films documentaires. Ils donnent à voir – au sens propre comme au figuré – la manière dont les femmes ont longtemps été reléguées au second plan des politiques de promotion sociale. Ils contribuent à remettre en question les discours égalitaires puisque le système de formation professionnelle continue « a d’abord été pensé par des hommes, pour des hommes2 ». L’oubli des femmes dans les politiques publiques de formation commence toutefois à être reconnu comme un réel problème à partir du milieu des années 1960. En effet, grâce notamment à des travaux menés à l’échelle internationale, mais aussi pour des raisons sociales et économiques, la formation des femmes et ses enjeux gagnent en visibilité.
La Nouvelle Revue du travail : Qu’en est-il de l’accès des femmes à la formation ? Leur donner les mêmes droits suffit-il à réduire les inégalités en la matière ? Et quels sont les effets de ces inégalités sur leur parcours professionnels ?
- 3 Notamment Viviane Isambert-Jamati, Madeleine Guilbert, Marguerite Thibert, Évelyne Sullerot, …
- 4 Chaperon Sylvie, Les années Beauvoir (1945-1970), Paris, Fayard, 2000.
- 5 Il y en a eu de précoces, même si la tendance augmente surtout à la fin de la décennie 1960.
Françoise F. Laot : Dès les années 1950-1960, des travaux de sociologie ont souligné la difficulté d’accès des filles et des femmes aux formations professionnelles. Les premières sociologues femmes3, en particulier, se sont toutes intéressées à cette question et ont dénoncé l’inadéquation des formations « féminines ». D’autres publications de femmes se sont multipliées sur cette période4. Toutes se sont penchées sur la division socio-sexuée du travail et donc sur la formation des femmes, les deux étant intrinsèquement liées. Elles ont donné de la visibilité au phénomène, en le chiffrant, et en en démontant les mécanismes. Dans l’après Seconde Guerre mondiale, les formations professionnelles initiales des filles ouvraient à des débouchés étroits ou les préparaient à des emplois dans les secteurs de l’habillement, de la couture déjà en déclin et en sureffectif. Sauf dans le secrétariat, où il y avait encore de gros besoins, l’inadéquation des formations qui leur étaient proposées poussait les femmes en recherche d’emploi à accepter des postes sous-qualifiées dans l’industrie. Quant aux formations « continues » (qui ne s’appelaient pas encore ainsi), elles leur étaient alors quasiment fermées. La question de l’accès à la formation était donc déjà bien documentée et il n’était pas nécessaire d’y revenir. Pour ma part, je me suis surtout intéressée au discours, notamment celui des décideurs des politiques de formation. J’ai voulu rechercher si, conformément aux grands principes égalitaires mis en avant5, la formation des femmes avait été réellement prise au sérieux. Dans le cadre de ma thèse sur l’histoire des institutions d’éducation des adultes, j’avais travaillé à partir d’archives papier et d’entretiens auprès d’anciens formateurs et cadres de formation mais, comme le milieu était alors très masculin, j’avais rencontré très peu de femmes. Et dans les archives papier, il n’était question que « des hommes à former » selon la formule consacrée. L’emploi d’un masculin neutre était « normal » (avec de gros guillemets) à l’époque pour désigner hommes et femmes. Mais l’étude d’autres types d’archives, en l’occurrence des images, m’a permis de voir que ce « masculin neutre » ne s’appliquait décidément pas aux femmes. J’ai étudié par la suite un corpus de documents filmés montrant des formations diffusées à la télévision (1960 et début des années 1970). Les publics montrés à l’écran, étaient de fait très, très, très masculins. Si, par exception la caméra laissait apparaître la présence d’une femme dans un groupe, elle s’attardait sur elle, c’était l’exception à montrer. J’exclus bien entendu ici des formations « féminines » où il n’était pas question de trouver un seul homme ; cela aurait été complètement farfelu ! Ce constat m’a poussée à retourner dans les archives pour y chercher précisément des traces de décalages entre discours d’ouverture et conceptions des politiques de formation. J’en ai trouvé de flagrantes.En l’absence de statistiques sexuées, il était très difficile de savoir combien de femmes participaient alors aux formations postscolaires. C’était un angle aveugle. En fait, le « problème » de la formation des femmes est arrivé en France par l’international.En effet, les premiers « chiffrages » ont été produits pour répondre à des enquêtes des organisations internationales. L’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco), par exemple envoie en 1963 un questionnaire aux États-membres pour leur demander : en matière de formation, que faites-vous pour les femmes ? L’idée était de disposer de données comparatives. Or, la réponse trouvée dans une archive a été celle-ci : les cours du soir sont fréquentés par « un auditoire féminin non négligeable », accompagnée d’excuses pour le manque de précision. Les services de l’État avaient également répondu à un autre questionnaire en vue de préparer la Conférence internationale du travail de 1964, en arguant qu’en France, « rien ne s’oppose » à la formation des femmes. Aucun problème donc !Pourtant, le seul chiffre un peu solide à l’époque concernait les femmes inscrites dans les centres de la Formation professionnelle pour adultes (FPA) et il tournait autour de… 3 % Quand on creuse un peu, outre le fait que les centres FPA proposaient alors des formations à des métiers très peu ouverts aux femmes (bâtiment, mécanique, …), celles-ci se déroulaient sur des durées de 4 à 6 mois. Pour peu qu’elles aient des enfants en bas âge, à une époque où elles pouvaient difficilement envisager de passer le relais à leur mari (il y avait des exceptions, bien sûr, mais très minoritaires…) tout cela rendait les choses compliquées pour les femmes. Sans compter que les centres FPA, souvent éloignés des domiciles, proposaient un hébergement en dortoirs. Donc six mois en dortoir, s’il n’y a pas de dortoirs mixtes ou féminins, ça ne marche pas…Il s’agissait pour moi d’analyser ce gap entre ce qui était dit et ce qui se faisait réellement. En préparant mon HDR [i. e. Habilitation à diriger des recherches], j’avais par exemple trouvé une archive très intéressante, qui mentionnait enfin des femmes : un document prospectif qui cherchait à estimer combien d’hommes et de femmes il serait nécessaire de former dans les années à venir : pour les femmes, toutes catégories confondues et à tous les niveaux, c’était exactement dix fois moins.
C’est donc vraiment par le biais des organisations internationales que cette question de l’accès à la formation des femmes et des travailleuses est soulevée en France ?
- 6 Laot F. Françoise (2015). « La formation des travailleuses : une revendication du syndicalisme mond (...)
Oui. Et là encore ce sont des femmes qui ont porté la question dans les organisations internationales, notamment grâce à leur participation aux syndicats internationaux qui siégeaient à l’Unesco et à l’ONU dont certains responsables commençaient à se dire : « Il faudrait faire plus pour les femmes » 6. Des directives internationales ont alors été publiées pour encourager à l’égalité entre les sexes, elles visaient surtout les pays « en voie de développement » avec ce présupposé selon lequel les discriminations y étaient les plus fortes. Mais cela a permis d’interroger la situation des femmes vis-à-vis de la formation y compris dans les pays économiquement avancés. Non seulement très peu avait été fait, mais on ne disposait même pas de données précises. Il était donc difficile de rendre compte de la réalité.
Et une fois que ce constat a été fait, que s’est-il passé ?
- 7 Revillard Anne (2007), « La cause des femmes au ministère du Travail : le Comité du travail féminin (...)
- 8 Devenue peu de temps après la délégation générale à la Formation professionnelle
- 9 Grégoire Ménie (1965), Le métier de femme, Plon.
La prise de conscience a été lente. L’idée généralement répandue, du moins chez les décideurs, était que la majorité des femmes ne « travaillaient » pas. Dominait encore le modèle du salaire unique. Et puis, l’analyse du recensement de 1962, a mis en évidence le bond très important de salariées, y compris chez les femmes mariées et les mères de famille, ce qui semble avoir surpris les responsables politiques de l’époque… Au milieu des années 1960, les choses commencent à bouger, avec en 1965, la création, par des femmes, du CTF – le Comité du travail féminin, sur lequel a travaillé Anne Revillard7. Ses fondatrices n’étaient pas majoritairement « de gauche », on écoutait surtout celles qui étaient proches du pouvoir gaulliste. Les documents d’archives montrent que ce CTF avait vraiment mis le travail et la formation au centre de ses préoccupations, mais aussi qu’il n’a finalement pas obtenu grand-chose.Ce genre de comité existait déjà sous d’autres noms aux États-Unis et en Suède, notamment. Comme j’ai pu le constater dans l’étude des archives d’un syndicat international conservées à Amsterdam, c’est bien grâce à des rencontres internationales que des initiatives prises dans d’autres pays trouvent à se concrétiser en France. Ainsi, la création d’un Groupe d’étude pour la formation professionnelle féminine au sein même de la DGPS, la Délégation générale à la promotion sociale8, doit beaucoup aux échanges transnationaux. Il s’est réuni pour la première fois en 1967. Une seule femme y siégeait au milieu d’hommes qui parlaient alors de « travailleurs féminins ». Il était présidé par Roger Grégoire, l’époux de Ménie, laquelle n’avait pas encore commencé son émission de radio « Allo Ménie » mais venait de publier son livre Le métier de femme9. Il était donc sans doute un peu sensibilisé aux « problèmes féminins ». Cependant, les premières idées pour défendre la promotion sociale des femmes ne portaient pas prioritairement sur l’aspect professionnel. Il était plutôt question de la « femme consommatrice » ou de la « femme éducatrice ».Je me suis intéressée à plusieurs de ces collectifs qui œuvraient alors pour faire avancer les choses, dans les instances officielles et dans des syndicats en France et à l’international. Qui en était membre ? Comment étaient-ils organisés ? Quelles idées soutenaient-ils ? Les femmes syndicalistes se heurtaient à des murs, y compris dans leurs propres syndicats (national et international). Dans les années 1960, les comités directeurs comptaient très peu de femmes. Elles restaient l’exception. Et leurs camarades leur rétorquaient : « Mais nous sommes là pour défendre tout le monde. Nous n’avons pas besoin de femmes pour défendre des femmes. » Il a donc fallu qu’elles se battent pour prendre la parole dans les instances, faire remonter ce que les hommes n’avaient pas l’habitude d’entendre ou ne voulaient tout simplement pas entendre. C’est bien parce que les fédérations internationales étaient alors préoccupées par la formation des populations des pays émergents, qu’il fallait acculturer au syndicalisme et à l’analyse politique, parce qu’on était en pleine guerre froide, que leurs leaders se sont soudainement mis à penser qu’il fallait mettre l’accent sur l’alphabétisation, et notamment des femmes, parce que la plupart n’allait pas à l’école. La préoccupation pour la formation des femmes vient donc en partie de cette idée selon laquelle il était nécessaire de scolariser et d’éduquer les filles et les femmes dans tous les pays du monde. Les femmes occidentales ont dit : « Et nous alors ? ». Il est probable qu’elles aient pu bénéficier de cet intérêt nouveau par contrecoup.
Vous évoquiez tout à l’heure les métiers du secrétariat, de la dactylographie, etc. Mais est-ce qu’il n’y a pas aussi eu des femmes, quand même, qui étaient formées dans certains secteurs, comme les banques ou les assurances pour des raisons pragmatiques, des questions de productivité dans cette grande période de compétition économique ?
Oui, bien sûr, il y avait des formations privées, comme les écoles Pigier, qui ont fait leur profit sur la formation des femmes dans ce grand secteur des emplois de bureau qui achevait son long processus de féminisation. Dans ses travaux sur la formation à la comptabilité, Marianne Thivend a mis en évidence l’existence de formations mixtes dès le dernier tiers du xixe siècle. Hommes et femmes pouvaient éventuellement avoir accès aux mêmes contenus de formation mais au bout du compte, n’avaient ni les mêmes diplômes ni les mêmes débouchés. Elle montre très bien que dans les banques, justement, les femmes étaient recrutées sur les postes les plus basiques, les moins qualifiés.
Et sans promotion.
Sans promotion, absolument. De même, pendant longtemps, en raison de l’idéologie du « salaire d’appoint », les femmes mariées n’avaient pas droit aux mêmes prestations que les hommes (mariés ou non) en matière d’assurance-chômage. Il était socialement admis que les jeunes femmes travaillent jusqu’à ce qu’elles se marient. Ensuite, sauf pour les plus défavorisées, il était jugé préférable qu’elles se retirent chez elles pour s’occuper de leur mari et de leurs enfants. L’injonction était très forte et s’étendait à la culpabilisation des maris qui « laissaient » leurs femmes travailler. Une fois les enfants grands, elles pouvaient éventuellement retourner au travail. Mais comme elles n’avaient plus aucune qualification, elles ne trouvaient pas d’emploi. C’est pourquoi quelques formations spécifiques ont été mises en place pour les requalifier, les « recycler » selon l’expression de l’époque.
Est-ce que c’est cette « normalisation du travail des femmes », y compris mariées, qui a amené à en faire un public de la formation davantage considéré ?
Mes collègues féministes disent que je suis très pessimiste : qu’est-ce qui a le plus contribué à faire avancer les choses ? Le développement des discours féministes ou bien les besoins de l’économie ? Je ne sais pas. Effectivement, dans le milieu des années 1960, il y avait un énorme besoin de main-d’œuvre. On a fait venir des immigrés, mais cela ne suffisait pas. Les acteurs politiques étaient un peu gênés aux entournures parce qu’ils développaient des politiques familialistes et natalistes et en même temps, ils entrouvraient la porte au recrutement de femmes. Le revirement des mentalités est parfaitement visible dans les documentaires qui passaient à la télévision. En deux ou trois ans, la culpabilisation change de cible, des « mauvaises mères » qui travaillent en dehors de chez elles en délaissant leurs enfants, elle se transfère sur ces femmes au foyer qui se font entretenir sans « rien faire ». C’est hallucinant ! La seule exception avant 1965, c’étaient les femmes « obligées de travailler pour vivre ». Celles-ci, on les plaignait ainsi que leurs enfants, mais on acceptait qu’elles travaillent, pour des questions financières.
L’idée de faire carrière pour les femmes n’existait donc pas ?
- 10 Le CUCES, créé à Nancy en 1954, et l’INFA en 1965 ont été tous deux dirigés par Bertrand Schwartz, (...)
Elle n’était pas largement répandue ! Celles qui étaient « obligées » de travailler hors de chez elles, le faisaient le plus souvent sans qualification et sans perspectives. Mais ce n’était pas le cas de toutes les « travailleuses ». En effet, cette période est aussi celle de l’émergence de femmes cadres, puisque le travail social notamment se développe beaucoup, ainsi que le secteur de la santé. Le Cuces-Infa (Centre universitaire de coopération économique et sociale – Institut national de formation des adultes10) a travaillé avec les hôpitaux de Paris pour former des cadres infirmières. Les femmes cadres existaient donc bien. Il y avait quelques ingénieures aussi, pas beaucoup. Ceux qui défendaient la formation des cadres, qui était pourtant la ligne directrice du développement de la politique de formation des adultes, ne mettaient jamais en avant la formation des femmes cadres. C’est à se demander si cela ne leur est même jamais venu à l’esprit.
L’aménagement des conditions de formation pour permettre aux femmes de monter en qualification par la formation était un non-sujet en somme ?
Les cours du soir étaient réputés très excluants pour les femmes puisque, « évidemment », ils se déroulaient au moment où elles devaient préparer les repas et coucher les enfants. Elles y étaient donc peu représentées, mais pas absentes ! En 1967, elles sont environ 7 % dans les cours de promotion supérieure du travail du CUCES. Avec la loi de 1966, les débuts du droit de congé pour formation et le versement d’allocations de conversion, il a été question d’aider financièrement les femmes cheffes de famille à s’inscrire en formation, à commencer par les veuves. Le CTF est alors intervenu pour dire : « Mais il n’y a pas que les veuves qui soient chargées de famille ». Le dispositif a donc été élargi aux divorcées et aux mères isolées. C’est une des rares avancées que le CTF ait pu obtenir. Le temps des femmes était largement considéré comme devant être consacré à leur famille. Les femmes sans charge de famille ne sont jamais mentionnées. C’est toujours cet argument qui est mis en avant pour expliquer le déficit de leur formation. La possibilité de se former sur le lieu et/ou pendant le temps de travail a donc représenté une grande avancée de ce point de vue. Mais c’est arrivé petit à petit, à partir des années 1970.
Il n’y a jamais eu, par exemple, de politique ou de dispositifs visant explicitement le développement de la formation des femmes ?
- 11 « La nouvelle école des femmes », Jacques Krier, ORTF, diffusé à la télévision en décembre 1972.
Des femmes en général, non. Mais des actions spécifiques pour les femmes qui voulaient reprendre un travail après des années « au foyer » ont été mises en place à partir de 1966. L’Éducation nationale en particulier a organisé des cours pour elles. Les actions de ce type ont été très limitées en nombre. Il s’agissait plutôt d’une « préformation », avec des aspects très psychologisant puisqu’il s’agissait d’apprendre ou de réapprendre à utiliser les transports en commun toute seule, à s’exprimer à l’oral, à reprendre confiance en soi : tout ce que les femmes avaient perdu en restant seules cloîtrées chez elles. La sociologue Évelyne Sullerot, avec son association Retravailler, a mené toute une réflexion à ce sujet, mais elle a aussi regretté d’avoir été aussi peu soutenue. Un documentaire absolument génial de la série « Les Femmes aussi » parle justement de la formation de ces femmes11 en insistant sur leur enfermement total. Il commence sur un plan où les hommes de la famille, le mari puis les fils, quittent un à un la maison pour le travail ou le lycée. Derrière sa fenêtre une femme les regarde partir. Le gros plan suivant, très suggestif, montre le verrou de la porte d’entrée qu’elle referme de l’intérieur. C’est le moment où plusieurs publications sur la dépression des femmes au foyer viennent de paraître. Les femmes sont incitées à reprendre un emploi, pour ne pas dépérir, tout simplement.
Toutes catégories sociales confondues ?
Ces formations visaient plutôt les femmes des catégories moyennes et moyennes supérieures, puisque les autres n’avaient pas le choix de quitter leur emploi.
Faisons un saut dans le temps : depuis 2018 notamment, la loi entend redonner aux travailleurs et travailleuses la possibilité de se former à travers le compte personnel de formation (CPF), avec l’idée de reprendre la main et une certaine liberté en matière d’orientation, de formation, de reconversion, etc. Est-ce que ce renforcement de l’initiative individuelle vous semble à même de contrer certains mécanismes inégalitaires bien connus en ce domaine et de permettre aux individus de s’affranchir en quelque sorte des obstacles qu’ils rencontrent dans l’accès à la formation ?
Mais cela existait déjà avec le CIF (Congé individuel de formation). C’est vrai que peu de personnes en profitaient, mais cela existait. Comme le montrent toutes les études sociologiques encore aujourd’hui, partir en formation dépend beaucoup des parcours précédents. Ce sont les personnes qui ont fait le moins d’études, qui partent le moins, hommes comme femmes. On en est toujours au même point : c’est toujours celles et ceux qui en ont le plus besoin qui en bénéficient le moins. Chez les moins qualifié·es, les femmes partent encore moins que les hommes. Tout au long de notre socialisation, nous intégrons des tas d’obstacles parfois imaginaires, mais qui, à force de répétitions, deviennent de vrais obstacles. Soit, vous n’êtes pas assez intelligent ou intelligente, soit, vous devez vous occuper de vos enfants, soit, ce n’est pas fait pour vous, etc. Donner de l’argent n’y changera rien (cf. la monétisation du CPF). C’est plus compliqué encore lorsqu’il s’agit d’argent et non de temps : comment savoir combien vaut cette formation ? Tandis que se dire « je vais me former pendant tant de temps » est plus concret. C’est triste parce qu’on assiste aujourd’hui à un retour en arrière. Le droit à se former sur le temps de travail, qui fut l’une des grandes avancées des dernières décennies, ne cesse d’être grignoté. Désormais, chacun fait soi-disant « ce qu’il veut ». C’est une fausse liberté. Et certains en profitent pour vous accompagner, vous conseiller contre rétribution. Tout un marché de l’orientation et de l’accompagnement se nourrit de ces réformes.
Vous disiez que dans d’autres pays, il y avait eu des politiques publiques ciblant les femmes en matière de formation. Par qui étaient-elles portées ?
Les pays du nord de l’Europe étaient plus avancés là-dessus. En Suède, un comité de travail féminin – qui portait un autre nom – existait dès les années 1950, avec une vraie préoccupation en la matière. Cela ne veut pas dire que tout était rose pour les femmes dans les autres pays. En Allemagne par exemple, l’injonction à s’occuper des enfants était encore plus grande qu’en France. Mais des discussions se sont tenues à l’échelle internationale très tôt à partir de ce constat : « Puisqu’elles ont un retard de formation eh bien ! rattrapons le retard en mettant en place des dispositifs spécifiques pour elles, des préformations, des formations de rattrapage ». Mais en France, à part de très rares exceptions, la politique de formation devait être la même pour tout le monde. Pourquoi faire des choses spécifiques ?
Comme c’est un droit universel, il n’y a pas besoin de politiques spécifiques, comme pour l’éducation.
Comme pour tout. Mais à l’échelle internationale, la question se posait différemment.
En effet, en France, la formation semble souvent être un sujet syndical mineur.
- 12 David Marcel (1976), L'individuel et le collectif dans la formation des travailleurs. Tome 1, Appro (...)
Le modèle individuel de la politique publique de formation telle qu’elle s’est développée n’a pas incité les syndicats ouvriers à s’y impliquer. Pour eux ce qui compte avant tout, c’est la lutte collective. Le grand débat des années 1950 entre promotion individuelle et promotion collective12, remonte en fait à très loin dans le temps. Dès les années 1840, certains ouvriers écrivent à ce sujet. Ils ont conscience que se former (s’instruire) pour soi n’a pas d’intérêt, que cela conduit à l’embourgeoisement et donc à l’isolement et la traitrise. En revanche, ils portent déjà l’idée d’une formation collective, pour faire progresser la classe ouvrière, pour lui faire acquérir des droits et du pouvoir, pour mettre la pression sur les dirigeants et les politiques publiques. Mais depuis la loi de 1959, bien qu’il y ait eu des dispositions autour de la formation collective, c’est très largement la formation individuelle portée par les cadres et les ingénieurs qui a pris le dessus. Il est donc logique que les syndicats ouvriers ne s’y soient pas intéressés plus que ça.
À quoi pourrait ressembler une formation collective aujourd’hui ?
- 13 Voir à ce sujet le très bon travail récemment publié en bandes dessinées : Léraud Inès et Van Hove (...)
C’est une bonne question ! La promotion collective phare des années 1960, c’est la formation des agriculteurs. Le plan de l’après Seconde Guerre mondiale était de faire passer l’agriculture du xixe siècle au xxe siècle avec la mécanisation, les intrants chimiques, le remembrement, etc. L’idée était de prendre un milieu rural – on parlait de milieu à l’époque – pour le transformer complètement. Il fallait que le groupe professionnel tout entier s’élève et adopte de nouvelles méthodes. Et c’est ce qui a été fait, avec toutefois des perdants et une réduction très sensible du groupe professionnel. Mais cela s’est avéré très « efficace », comme on peut le mesurer aujourd’hui, y compris dans ses conséquences les plus néfastes, notamment pour l’environnement13.
C’est en rehaussant le niveau de qualifications ou d’études exigées pour un diplôme, qu’on fait de la formation collective ?
- 14 Tanguy Lucie (1999), Reconversion industrielle ou conversion culturelle dans un bassin minier de Lo (...)
Les diplômes ne sont pas une condition sine qua non. Les actions collectives de formation des bassins miniers, houillers et ferrifères de Lorraine et d’ailleurs ont été un autre type d’initiative dans les années 1960-197014. Là, on était dans la reconversion, mais pas seulement individuelle. C’était le bassin d’emploi qu’il fallait requalifier après la fermeture des mines, par la formation des gens qui habitaient là, parce qu’ils n’allaient pas partir du jour au lendemain. C’était une manière de faire vivre les territoires. Donc l’objectif n’était pas que de la reconversion, mais aussi du développement local.
Ce sont donc des formations qui sont vouées à ne pas durer dans le temps ?
- 15 « Ces associations, déclarées sous le régime de la loi de 1901, [avaient] pour mission, en donnant (...)
Oui, et qui s’adressent à tout le monde, et sont gérées par un collectif. Le collectif pouvant être de plusieurs sortes, impliquant des élus – parce qu’on ne peut pas se passer d’eux, les maires notamment, des départements éventuellement, des syndicalistes, des chefs d’établissement scolaire, etc. Et la réflexion se fait dans la discussion entre les différents acteurs. À l’instar des fameuses AUREFA (Associations universitaires régionales d’éducation et de formation des adultes15) qui n’ont pas vu le jour.
On parle justement, dans les dernières réformes de la formation, de revaloriser l’échelon territorial et les acteurs locaux.
S’il s’agit pour l’État à se débarrasser du problème pour laisser la charge financière aux départements, comme pour plusieurs prestations sociales, ou aux régions, cela risque fort de ne rien résoudre. Si c’est une véritable réflexion, qui part du local et qui amène des solutions pratiques et adaptées à l’environnement, cela peut éventuellement être intéressant. Mais évidemment, il faut des moyens et toute une organisation. C’était l’idée des AUREFA. Un arrêté de création en 1969 a bien été pris, mais le projet n’a vécu que deux ou trois mois. Ce n’est pas la voie qui a été choisie par la suite en 1971.
Ce serait donc la loi dite Delors de 1971 qui aurait d’ores et déjà consacré la logique individuelle ?
Non seulement individuelle, mais aussi marchande. Ce qu’il n’y avait pas du tout dans le projet des AUREFA.
Et pourquoi cela a été abandonné ?
Pour des raisons politiques, Mai-juin 1968 a laissé des traces. À l’origine, c’est le CUCES qui portait les AUREFA dans les années 1960. Puis, il y a eu le référendum sur la création des régions et la réforme du Sénat. Comme le non s’est imposé, de Gaulle est parti en emportant la régionalisation avec lui. Le projet régional des AUREFA a été abandonné. L’échelon national a été retenu, avec l’ouverture d’un marché lucratif. Et l’individualisation, déjà présente dans la politique de promotion sociale. Mais il y avait eu des manières alternatives de penser la formation.
Ce que vous montrez c’est aussi que ce type d’alternative n’a pas seulement été abandonnée, elle a aussi été rayée des mémoires et donc du champ des possibles. Il y avait également l’option de l’Éducation permanente qui rattachait la formation continue au ministère de l’Éducation nationale via la création d’un grand service national de formation pour adultes.
C’était une autre option mais très centralisée, sur le modèle de l’Éducation nationale. La Ligue de l’enseignement l’avait défendue mais s’était trouvée de fait très isolée. Personne ne s’est montré convaincu. « Ce n’est pas intéressant », « ça va coûter cher ! ». C’était surtout ça le problème : cela aurait coûté très cher. Et puis d’autres pays faisaient autrement.
Ils faisaient comment justement ?
Des études comparatives ont été menées au niveau européen, mais elles sont difficiles à interpréter parce qu’il faut d’abord comprendre en profondeur comment fonctionnent les systèmes nationaux. Mais par exemple, l’université a joué un rôle important en Grande-Bretagne y compris dans la formation des ouvriers. Ce n’était pas le cas de l’université française, longtemps accusée d’être « dans sa tour d’ivoire ». La mission d’éducation permanente a été officiellement dévolue à l’université en 1968 par la loi d’orientation. Autre modèle, les associations d’éducation populaire (parfois confessionnelles) ont joué un rôle dans d’autres pays. En France également !C’est une thématique qui me tient à cœur : la manière dont se sont institutionnalisés simultanément les métiers de la formation et de l’animation socio-culturelle a conduit à scinder le champ. Les deux secteurs se sont développés avec la même racine, mais ont évolué différemment. L’animation socioculturelle reste, elle, moins individualisée. On pourrait par exemple considérer qu’un centre social de quartier fait de la formation collective. Mais son action est rarement considérée comme telle ou comme de l’éducation permanente, alors que c’en est bien ! Même les activités dites de loisirs qui y sont organisées comprennent aussi de l’accompagnement social, de la pratique des langues, de l’écriture, de l’organisation et des décisions collectives, etc. Elles incluent de nombreuses dimensions et se réalisent avec les gens qui habitent autour. Cela correspond pleinement à la définition de la formation collective.
Pour finir, puisque nous sommes tous les trois des enseignants qui dispensons de la formation : comment fait-on du collectif dans nos cours ? Comment impulse-t-on ça aussi auprès nos étudiants ?
On ne leur met plus de notes déjà. On ne leur donne plus de diplôme non plus ! Plus sérieusement, de la formation collective il y en a, mais dans les universités, c’est assez marginal. Cela peut toutefois s’organiser au travers d’ateliers de recherche-action-formation comme il en existe quelques-unes à Paris 8. Des formations collectives peuvent aussi se trouver dans les luttes actuelles. Par exemple, les ZAD (i. e. Zones à défendre) sont quand même des lieux de formation assez surprenants et puissants. Les gens y apprennent des tas de choses : à se parler entre paysans et jeunes, ce qui n’est pas toujours très évident, et puis à se débrouiller, à construire des maisons, à élever des animaux, à imaginer un fonctionnement social participatif, etc. La dimension formative n’est pas toujours immédiatement perçue, mais il y a bien de la formation.
Est-ce que c’est finalement le prisme « formation professionnelle » qui écrase toutes ces autres formes de formation ?
Oui, tout à fait. Surtout depuis 1966. Auparavant, l’éducation permanente semblait plus ouverte. Il était possible de se perfectionner sur le plan professionnel, mais ce n’était pas l’unique dimension. Aujourd’hui, quand il est question du « professionnel », cela renvoie à un univers très gestionnaire, pratique, technique, bref quelque chose qui n’est pas très attractif, qui n’est pas marrant ! Bien que les premiers formateurs d’adultes aient construit leur pratique (ou leur discours sur leur pratique !) contre le modèle scolaire, certaines formations professionnelles restent encore aujourd’hui très scolaires. Et puis, que ce soit scolaire ou non d’ailleurs, apprendre, c’est déstabilisant. Cela nous remet en question. Ce n’est pas évident d’apprendre à l’âge adulte. Il ne faut pas l’oublier. Se former n’est pas si simple. Cela nous implique, cela nous bouscule. Cela peut remettre en question aussi les équilibres dans une famille, dans un couple, quand l’un apprend mais l’autre pas ; quand l’un sait, et l’autre ne sait pas. Cela peut générer des complications, soulever beaucoup d’enjeux.
Mais qui sont effectivement un peu dissimulés sous cette couverture du professionnel.
Alors, oui ! Peut-être est-ce la raison pour laquelle les aspects professionnels sont tellement mis en avant ? Peut-être est-ce plus facile, moins dangereux. Parce que oui, cela peut être dangereux la formation !