1Dans d’autres pays européens que la France, comme les Pays-Bas ou la Grande-Bretagne, le non-recours représente une catégorie institutionnelle qui fait l’objet d’attention depuis les années 1950 (Warin, 2017) ; il sert à désigner le fait qu’une partie des destinataires de politiques publiques n’utilisent pas les prestations ou les services auxquels ils peuvent prétendre. En France, c’est à partir des années 1990 que cette question s’est installée dans les débats publics et l’agenda politique. D’abord objet de travaux réalisés pour la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF), l’étude du non-recours a bénéficié en 2002 de la création de l’Observatoire des non-recours aux droits et services. La publication de son ouvrage collectif L’envers de la fraude sociale (Odenore, 2012) a pu montrer à un large public que le poids financier de cette fraude était bien inférieur à celui du non-recours. La lutte contre le non-recours occupe aujourd’hui une place centrale dans certains projets de réforme des minimas sociaux (Warin, 2019). Si, à l’origine, cette notion renvoyait surtout à la non-perception de prestations pécuniaires, elle concerne dorénavant toutes sortes de services (soins médicaux, logement, etc.) mais reste principalement ancrée dans le domaine des politiques sociales. L’illisibilité des dispositifs, la complexité des démarches, la méconnaissance des conditions d’attribution et le refus du stigmate figurent parmi les causes évoquées du phénomène.
- 1 L’analyse des données statistiques a été conduite avec Muriel Letrait. Je lui adresse mes plus vifs (...)
2L’expression « non-recours à la formation » n’est pas ou peu utilisée. Cette forme de non-recours n’est pas apparue jusqu’à aujourd’hui comme un problème social ou un problème public. Dans cet article, nous voudrions montrer que, bien que forgée dans le cadre de la lutte contre la pauvreté, cette notion est pertinente pour appréhender la formation des salarié·es en entreprise, qui reste marquée par d’importantes inégalités (Gaini, 2018 ; Gelot & Teskouk, 2021) en dépit des nombreuses réformes vouées à la rendre plus accessible. Les données d’enquête que nous mobiliserons1 nous permettront de proposer une première mesure du phénomène et de montrer qu’il concerne une part importante de la population et caractérise une assez grande variété de situations. En 2016, 51 % des salarié·es ont suivi une formation à but professionnel (Forment & Lombardo, 2018). Même si elle a fortement diminué, une large part de la population ne bénéficie donc toujours pas de formation, mais ce n’est pas sous l’angle du non-recours qu’elle fait l’objet de l’attention des pouvoirs publics. En matière d’éducation, l’auto-élimination des élèves suscite des formules comme la « déscolarisation » ou le « décrochage scolaire », prisées des pouvoirs publics comme des chercheurs. Il en est de même pour l’éducation des adultes, où d’autres termes, comme les freins et les obstacles, la non-participation ou le manque d’appétence font concurrence au non-recours. Dès la constitution du système français de formation professionnelle continue, l’attention s’est prioritairement tournée vers la question de l’accès à la formation et cette thématique a fait l’objet de publications régulières depuis les premières recherches sociologiques dans lesquelles elle jouait un rôle central (Fretigne & Lescure, 2007). La thèse de Jacques Hédoux, soutenue en 1980, sur les « non-publics de la formation », fait figure d’exception. « Qui sont les non-publics ? Sont-ils uniquement composés d’exclus, de relégués ? N’y a-t-il pas parmi eux des “indifférents”, des “réfractaires”, des “résistants”, des “apprenants indépendants” ? » interrogeait-il (Hédoux, 1982, 254).
3Ce sont ces questions qui sont au cœur de l’approche présentée ici. Fondée sur l’analyse secondaire de l’enquête Defis du Céreq (enquête par questionnaire auprès d’une population représentative des salarié·es du secteur privé marchand), et, à titre secondaire, sur l’analyse d’une soixantaine d’entretiens (voir encadré), cette contribution cherche à éclairer une zone d’ombre dans la formation des adultes, celle du non-recours à la formation malgré l’attribution de droits dédiés aux individus et une succession ininterrompue de réformes appelant à la réduction des inégalités d’accès à la formation. Dès lors que la formation est supposée constituer un « bien universel » (Tanguy, 2007) et que divers droits et mesures sont en place pour y contribuer, comment comprendre l’importance du non-recours, dont on peut faire l’hypothèse d’une origine multiple ? Trois parties composent cet article. Dans un premier temps, nous envisagerons le traitement de l’accès à la formation dans les travaux des deux dernières décennies en lien avec les réformes de la formation. Dans un deuxième temps, nous exposerons la méthode que nous avons mobilisée et ses premiers résultats. Enfin, dans une troisième partie nous présenterons cinq types de personnes non-recourantes à la formation, identifiés au moyen d’une classification ascendante hiérarchique (CAH) combinée à l’analyse des entretiens. Cette troisième partie conduit à mettre en évidence les limites actuelles des enquêtes sur la formation continue en entreprise qui, en la considérant uniformément comme un bien désirable, ne permettent pas d’appréhender certaines des formes de refus ou de résistance qu’elle suscite.
4Bien que construits selon des orientations théoriques et des objets différents, les premiers travaux sociologiques sur la formation continue (Fritsch, 1971 ; Montlibert, 1973 ; Dubar, 1977) ont permis de mettre l’accent sur les inégalités d’accès à la formation et ont pu montrer le poids important de certains déterminants. Constat qui n’a pas été démenti depuis : la taille de l’entreprise employeuse, le secteur d’activité, la catégorie socioprofessionnelle, le statut d’emploi, le diplôme obtenu en formation initiale, l’âge et le sexe jouent comme facteurs discriminants dans l’accès à la formation (Lambert & Marion-Vernoux, 2014). Le fait que la formation aille aux plus formés, interdit de la considérer comme la « deuxième chance » qu’elle devait initialement être (Baudelot & Establet, 1982 ; Lescure, 2004). Depuis une vingtaine d’années, dans un contexte de transformation des relations salariales, nous sommes passés de travaux centrés sur l’analyse des inégalités à celle des capacités des salarié·es.
- 2 Institué par la loi du 4 mai 2004, le DIF ouvrait à chaque salarié à temps complet un droit à 20 he (...)
5Dans les années 2000, alors que le législateur venait de créer un nouveau droit individuel à la formation, le DIF2, plusieurs recherches se sont intéressées à la question des inégalités d’accès. Certaines portaient sur des populations spécifiques, comme par exemple les immigrés (Gelot & Minni, 2006), ou des personnes aux trajectoires qualifiées de précaires (Perez & Thomas, 2005). Mais on s’interrogeait surtout sur les aspirations à se former et spécialement sur un constat doublement paradoxal (Fournier, 2004, 2006 ; Bonaïti, 2006) : parmi les salarié·es, celles et ceux qui avaient déjà bénéficié d’une formation étaient les plus nombreux à considérer avoir des besoins de formation non satisfaits ; et les catégories sociales les moins diplômées, en particulier les ouvriers, en déclaraient le moins. Deux dimensions semblaient pouvoir expliquer cette situation : les finalités de la formation et le contexte professionnel des salarié·es. Les ouvriers aspiraient à des changements d’emploi et souhaitaient des formations plutôt longues qui leur auraient permis d’augmenter leur rémunération, espoirs qui avaient pourtant très peu de chance d’être comblés (Fournier, 2006, 35). Le contexte professionnel exerçait une influence importante puisque celles et ceux qui considéraient que leur entreprise formait tous ses salarié·es affirmaient aussi avoir le plus de besoins de formation non satisfaits (Fournier, 2004). Mais il jouait aussi dans l’accès à l’information sur la formation qui variait en fonction de la taille de l’entreprise et de la catégorie socioprofessionnelle. De tels constats ont été reproduits une décennie plus tard (Dubois & Fournier, 2014) et aux variables déjà mises en évidence se sont ajoutés l’âge et le sexe. Cinquante ans apparaissait comme un âge pivot à partir duquel les souhaits de formation non satisfaits s’amenuisaient. Les contraintes familiales jouaient pour les femmes, surtout les moins qualifiées, comme un frein à l’accès à la formation. Quant aux cadres, c’était principalement leur charge de travail qui tenait ce rôle et pour les jeunes et les moins qualifié·es, le coût de la formation.
- 3 Traduit en français indistinctement par « capacités » ou « capabilités », dans la conception de Sen (...)
6S’inspirant de la perspective développée par Armatya Sen, Marion Lambert et Josiane Vero ont proposé de rompre avec une approche centrée sur l’accès à la formation, car elle « comporte en germes de nombreux conflits d’interprétation » (Lambert & Vero, 2007, 56) et ne permet pas de distinguer la part qui relève de la politique de formation de l’entreprise de celle qui incombe aux salarié·es et à leur « absence “d’appétence” ». C’est pourquoi elles ont déplacé le questionnement vers les « ressources » et les « capabilités3 » pour « rendre compte du champ des possibles du salarié » (p. 59). À partir d’une enquête par questionnaire auprès de salarié·es, elles ont identifié six types de « fonctionnements » regroupés en trois catégories : absence d’opportunité de formation (63 %), opportunités limitées et contraintes (29 %), opportunités dans un contexte peu contraint (8 %). Parmi les classes identifiées, il en est une dont la totalité des membres a refusé la formation proposée (mais avec seulement 5 %, elle apparaît résiduelle). Chacun des types est corrélé à des tailles d’entreprises et des secteurs d’activité. En fin de compte, pour les autrices, « la non-participation à la formation relève davantage d’un manque d’opportunités que d’un manque d’appétence » (p. 72), ce qui les conduit à dresser un bilan négatif : « Les latitudes d’action offertes aux salariés ne leur permettent pas d’être acteurs du développement de leur trajectoire. » Bénéficiant de données appareillées entre salarié·es et entreprises, Lambert et Vero ont poursuivi leur analyse (2010). Avec cette nouvelle étude, elles ont confirmé le « rôle décisif des politiques de formation » des entreprises dont les orientations occupent une place déterminante tant dans l’accès à la formation que sur les aspirations à se former.
- 4 Conseil de l’Europe, Lisbonne, 23-24 mars 2000.
- 5 La loi du 5 mars 2014 a remplacé le DIF par un compte personnel de formation (CPF) qui permettait p (...)
7Que l’on mette l’accent sur les inégalités d’accès ou sur les capabilités, avec les constats pointés par ces différentes enquêtes, ce sont les facultés des différents dispositifs légaux, mis en place depuis les années 2000, à atteindre leurs objectifs qui semblent remises en cause. En effet, ce poids attribué aux entreprises et à leurs politiques salariales n’est pas si surprenant. Alors qu’avec la loi de 1971, en instituant le système de formation professionnelle continue, le législateur avait créé un droit de la formation plutôt qu’un droit à la formation (Caillaud & Maggi-Germain, 2007) et en particulier une obligation pour les entreprises de consacrer une part de leur masse salariale à son financement, depuis une vingtaine d’années les différentes lois votées, comme les accords nationaux interprofessionnels (ANI) signés par les « partenaires sociaux », n’ont eu de cesse de promouvoir l’initiative individuelle en formation. Comme le stipulait celui du 20 septembre 2003, ses signataires voulaient « permettre à chaque salarié d’être acteur de son évolution professionnelle ». Ces lois et accords étaient en cela conformes aux orientations européennes qui appelaient à mobiliser la formation pour construire « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde4 », mais ils voulaient aussi répondre à la nécessité d’améliorer les transitions professionnelles. La France connaissant un taux de chômage élevé, il s’agissait d’équiper les salarié·es pour leur permettre « de prendre en main leur carrière, de devenir les promoteurs et les maîtres de leurs trajectoires professionnelles, de se transformer en entrepreneurs capables de créer leur emploi et de prendre en main leur parcours » (Bernard & al., 2016, 280). Perspectives dans lesquelles la formation devait jouer un rôle central, aussi bien pour les personnes en emploi que pour celles entre deux emplois. Dans le cadre de ce que l’on a appelé « flexicurité », les réponses institutionnelles au poids des contextes et à la responsabilité des entreprises en matière d’accès à la formation ont été de doter les individus de droits transférables et portables. Si ces droits continuaient à s’obtenir par l’emploi, ils ne devaient plus être perdus lors d’un changement d’employeur ou de statut. Cette orientation, attentive aux transitions professionnelles pose question. D’une part, le nouveau droit attaché aux personnes n’a pas eu le succès escompté, six ans après sa promulgation, seulement 6,5 % des salarié·es avaient mobilisé leur DIF (Descamps, 2012) et en 2012, seulement 53 % des personnes de 18 à 65 ans déclaraient en avoir « entendu parler » (Gossiaux & Pommier, 2013). Et d’autre part, outre qu’elle semble entériner l’instabilité de l’emploi comme norme, elle ne donne toujours pas la capacité à agir que ses objectifs requièrent. Non seulement parce que les ressources ainsi proposées sont toujours assez faibles (en nombre d’heures de formation ou en dotation pécuniaire5) mais aussi parce que cette conception postule un acteur informé capable de pronostiquer les évolutions du marché du travail et de s’armer pour y faire face, soit « une nouvelle figure du travailleur comme petite forteresse mobile, armée de certifications professionnelles et de droits individuels » (Maillard, 2017, 46). Dans une telle configuration, on peut parler, à l’instar de Lucie Tanguy, d’injonction à la formation aussi bien que de droit (Tanguy, 2008, 32 ; Roupnel-Fuentes & al., 2023) qui, avec l’individualisation et la gestion salariale par les compétences, incite les salarié·es à constamment faire la preuve de leur capacité à occuper un emploi ou à le conserver, à montrer leur responsabilisation et leur implication (Bernard, 2020). Cependant, si l’on peut considérer qu’il existe une forme d’injonction à la formation, celle-ci n’est pas forte au point d’étouffer toute échappatoire comme le montre l’importance du non-recours, expression possible d’une résistance.
8Dans sa définition du non-recours, Philippe Warin distingue quatre formes qui peuvent varier en intensité et en durée, se succéder, être partielles ou complètes, temporaires ou définitives, et se cumuler ou non :
La non-connaissance, lorsque l’offre n’est pas connue. La non-proposition, lorsque l’offre n’est pas activée par les agents prestataires malgré l’éligibilité du demandeur, que celui-ci connaisse ou non l’offre. La non-réception, lorsque l’offre est connue, demandée mais pas obtenue ou utilisée. La non-demande, quand l’offre est connue mais pas demandée, abandonnée, ou bien un droit est ouvert mais la prestation non utilisée, un service est accessible mais non sollicité. (Warin, 2017, 39)
9Les types d’explications qui permettent de comprendre leurs sources relèvent du contenu de l’offre, des pratiques des professionnels, des intérêts personnels, des représentations des publics, des ressources économiques, sociales ou psychiques des personnes (ibid., p. 43).
Méthodologie
Pour appréhender le non-recours à la formation, nous avons procédé, à titre principal, à une analyse des données du « Dispositif d’enquêtes sur les formations et itinéraires des salariés » (Defis). Conçue par le Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Céreq), Defis comprend deux volets couplés dont les questionnaires ont été passés par téléphone. En 2015, un premier volet « employeurs » a permis d’interroger 4 500 entreprises de France métropolitaine représentatives du secteur privé marchand (hors agriculture) et ayant au moins trois salarié·es. La même année, un second volet « salariés » a permis d’interroger 16 000 personnes représentatives des salarié·es qui travaillaient en décembre 2013 dans les entreprises du premier volet.
Afin d’approfondir l’analyse, cet article s’appuie aussi sur une campagne d’une soixantaine d’entretiens semi-directifs menés en Île-de-France de 2016 à 2018 avec des personnes salariées du secteur privé et qui, au moment de l’entretien, n’avaient pas bénéficié de formation depuis au moins deux ans. Ces personnes ont été contactées au gré de situations ordinaires, de proche en proche. La population ainsi interrogée n’est pas représentative. Ces entretiens portaient sur le parcours professionnel et le travail actuel des personnes, leur expérience de la formation, leur souhait de formation, leur connaissance des dispositifs et leurs perspectives professionnelles. Ils ont été analysés en leur appliquant les dimensions structurantes (le rapport à l’emploi et au travail et la perception de l’avenir) de l’analyse factorielle des correspondances multiples (ACM) pratiquée sur les données de Defis, et en tenant compte de la composition des classes identifiées par la classification ascendante hiérarchique (CAH) et des modalités les plus significativement reliées à chacune d’elles. Les extraits d’entretiens présentés visent à éclairer et illustrer l’interprétation des résultats obtenus par l’analyse quantitativea.
a. Sur l’usage d’entretiens combinés à une analyse statistique, voir notamment Baudelot & Gollac, 2003 ; Paugam 2007.
- 6 Les petites entreprises ont notamment plus de difficultés à remplacer les salarié·es qui s’absenten (...)
10Dans l’enquête Defis, les personnes non-recourantes à la formation sont celles qui ont déclaré n’avoir suivi aucune formation depuis un an et un peu plus, ou au cours des douze derniers mois dans l’entreprise. Ainsi définie, la population des personnes non-recourantes représente 8 599 individus, soit 59 % des salarié·es. Lorsque l’on compare les caractéristiques sociales des personnes non-recourantes à la formation avec celles qui en ont bénéficié, on constate qu’elles confirment les résultats des analyses de l’accès à la formation (Annexe 2 ; Lescure & Letrait, 2020). En effet, les ouvrières et ouvriers sont notamment surreprésentés, la taille de l’entreprise6 ou le secteur d’activité jouent aussi.
- 7 Voir Annexe 1, Tableau 2. Defis ne renseigne pas sur la nature des formations demandées et non obte (...)
- 8 Defis ne permet pas non plus de savoir pourquoi certaines personnes ont considéré ne pas pouvoir fa (...)
11Si l’on cherche à appliquer la typologie proposée par Warin (2017) à l’enquête Defis, la « non-réception » est relativement facile à identifier. Elle concerne les personnes qui ont demandé une formation et ne l’ont pas obtenue (11 %)7. Mais les autres catégories sont plus difficiles à discerner. On peut bien sûr considérer tout simplement que la « non-demande » s’applique aux cas des personnes qui n’ont fait aucune demande de formation. Mais on assimile ainsi celles qui ne l’ont pas fait même si elles considéraient en avoir la possibilité (52 %) à celles qui ont considéré ne pas pouvoir le faire (37 %)8, comme à celles qui en ignoraient la possibilité (non-connaissance). On peut aussi supposer qu’une partie de ces « non-demandes » relève en fait d’une « non-réception » dans les cas où un refus de principe a été énoncé avant même qu’une demande formelle ait été déposée. L’enquête Defis ne permet pas non plus de distinguer avec certitude les cas de « non-connaissance » et de « non-proposition ». Il n’est pas exclu que parmi les personnes qui ont déclaré que l’accès à la formation leur était impossible, certaines méconnaissent leurs droits et n’aient pas reçu les informations qu’elles auraient dû recevoir. L’enquête nous apprend que 27 % des personnes non-recourantes disent ne pas être informées des possibilités de formation, et que chez les personnes qui disent ne pas pouvoir faire de demande, ce pourcentage atteint 42 % mais ne nous renseigne pas sur la connaissance de leurs droits. Enfin, il faut noter que certaines personnes recourantes peuvent aussi ne pas avoir été spontanément volontaires et avoir suivi une formation uniquement sur injonction de leur employeur (Caillaud, 2023).
- 9 Soit les variables qui, par itération, permettaient d’obtenir la part d’inertie expliquée la plus é (...)
- 10 Soit une proportion légèrement inférieure à celle des salarié·es dans leur ensemble (77,5 %).
12Pour dégager des profils de non-recours, nous avons retenu les questions par lesquelles les personnes interrogées indiquaient leur rapport au travail, à l’avenir et à la formation9 (Annexe 1). Ceci nous a permis de regrouper avec une CAH les individus dans des classes plus ou moins homogènes, décrites également au moyen de variables supplémentaires (Annexe 2). 75,5 % des personnes non-recourantes sont « plutôt d’accord » ou « d’accord » avec l’idée qu’elles sont globalement satisfaites de leur situation professionnelle10. Cette mesure souffre d’un biais « légitimiste » qui conduit une part importante des personnes interrogées à affirmer être satisfaites parce qu’elles jugent cette appréciation plus légitime (Baudelot & Gollac, 2003, 75). D’autres variables qui portent sur des souhaits ou des pratiques offrent la possibilité d’atténuer ce biais, leur combinaison permet d’entrevoir les contradictions et les ambivalences qui traversent les opinions sur le travail. Parmi les individus non-recourants que nous avons identifiés, bien que majoritairement satisfaits, ceux exprimant un désir de changements sont nombreux : 35 % souhaitent changer de métier ou de profession dans les cinq prochaines années et 42 % trouver un autre emploi ou changer d’entreprise. Et cela structure l’analyse des correspondances multiples (ACM) sur laquelle s’appuie la CAH (figure 1 ci-dessous). L’ACM met en évidence deux dimensions : la volonté de changement (abscisses) et la confiance en l’avenir (ordonnées). Parmi les différentes questions qui structurent cet espace figurent des éléments qui relèvent de la valeur extrinsèque du travail (le salaire, la sécurité professionnelle ou matérielle) ou de sa valeur intrinsèque (l’intérêt pour l’activité, l’épanouissement qu’il procure) (Méda & Vendramin, 2013, 78).
Figure 1 : Plan factoriel 1 et 2
13En combinant rapports positifs ou négatifs au travail et à l’emploi, à l’avenir et à la formation, la CAH a permis d’identifier cinq types distincts (figure 2 ci-dessous). Parmi eux, deux profils regroupent des personnes qui sont privées de formation, un celles qui y ont renoncé et les deux derniers celles qui ne sont pas demandeuses. Examinons-les successivement.
Figure 2 : Dendrogramme des classes
14Parmi les classes qui associent souhait de changement et projets de formation dans l’avenir, l’une regroupe des personnes que nous avons qualifiées de Volontaires (9 % des personnes non-recourantes) parce qu’elles ont toutes fait une demande de formation et que la plupart souhaite en suivre une dans les cinq années à venir. Elles semblent regretter de ne pas avoir pu se former. Tout en considérant leur travail intéressant, elles affirment que certaines compétences leur manquent et sont nombreuses à vouloir faire évoluer le contenu de leur activité. Globalement, elles travaillent dans un environnement professionnel plus propice à la formation que celui des autres classes. « Pourquoi pas moi ? » semblent-elles interroger. Comme l’explique Justine :
Justine, 28 ans, est perspectiviste dans une agence d’architecture. Elle aime son métier : « Je me lève tous les matins excitée, avec la banane, de savoir ce que je vais modéliser. » Lors d’une réunion, ses « patrons » ont annoncé : « Tout le monde va être formé [au nouveau logiciel], d’accord, bon, bah… sauf toi, Justine. » Elle s’est alors « sentie lésée » et a trouvé la situation « injuste » même si, après réclamation, on lui a accordé le principe d’une autre formation.
15La classe des personnes Empêchées est assez proche mais elle se distingue de la précédente par le fait que ses membres n’ont pas pu ou voulu faire de demande de formation et qu’ils sont légèrement moins optimistes sur leur avenir. Avec 30 % des personnes non-recourantes, cette classe est l’une des plus importantes. Les personnes qu’elle regroupe expriment un désir de changement et ont peu d’espoir de l’obtenir dans leur entreprise ; aucune d’entre elles n’a fait de demande de formation. Nous les avons qualifiées d’Empêchées car dans cette classe les personnes enquêtées ont plus souvent pensé qu’elles ne pouvaient pas en demander mais ont pourtant exprimé un souhait de se former dans les cinq années à venir. Par rapport aux Volontaires, elles évoluent dans un univers professionnel moins sécurisant.
Sarah, 40 ans, téléconseillère pour une société d’assurance, regrette que les formations proposées dans son entreprise soient accessibles surtout pour certaines catégories de personnel : « Ce sont en général les responsables qui y vont et les nouvelles embauches » et exclusivement centrées sur le métier : « Cela reste spécifique à notre branche. C’est aussi dans leur intérêt qu’on soit performant pour pouvoir tirer plus de bénéfices et avoir de nouveaux clients. » Elle voudrait obtenir « une formation avec un diplôme à la clé. Ce que je trouve beaucoup plus valorisant que les formations en interne. Je veux que ça soit reconnu par l’État […] et financé par mon employeur, bien sûr. »
16Les Empêchées sont plus enclines que les Volontaires à se plaindre des modalités d’accès à la formation qui leur apparaissent le plus souvent contingentes et arbitraires. Par exemple, Tristan, 45 ans, assistant-trésorier d’un comité d’entreprise, s’interroge sur la manière d’affecter les formations :
On nous en parle pendant l’entretien annuel, on nous demande quelle formation on veut suivre et puis c’est tout, puis soit c’est accepté, soit refusé. Et tu ne sais pas pourquoi c’est refusé ou accepté ! […] Qui y a droit ? S’il y a des personnes qui demandent une formation pourquoi l’une l’a et pas l’autre ? Je ne sais pas sur quels critères.
17On peut considérer que ces deux premiers types, Volontaires et Empêchées, relèvent de la non-réception de la définition de Warin. Les personnes ainsi regroupées souhaitent suivre une formation, certain·es en ont fait formellement la demande, et regrettent de ne pas l’avoir obtenue.
18La troisième classe identifiée par la CAH, la plus féminisée, est composée de personnes que nous avons qualifiées de Mécontentes (11 % des non-recourantes), car selon elles rien ne va dans leur entreprise. Pour la quasi-totalité d’entre elles, leur travail est inintéressant, il ne correspond pas à leur qualification, ne leur permet pas d’utiliser pleinement leurs compétences et il est pénible. De plus, elles jugent leur paie insuffisante. Si bien qu’elles sont globalement insatisfaites de leur situation professionnelle et souhaitent changer de métier ou trouver un autre emploi.
19Le rapport à la formation de ces personnes Mécontentes est plus ambivalent que dans les deux classes précédentes. On y rencontre à la fois des personnes qui rejettent les formations auxquelles elles ont participé, ou celles qui pourraient leur être offertes, et des personnes qui souhaitent en bénéficier mais considèrent que l’offre accessible ne convient pas à leur situation.
Pour Flavie, 53 ans, employée de rayon dans la grande distribution : « Ça [les formations] nous intéresse pas ! […] On ne voulait pas les faire, quand on sait que ça dure toute la journée, c’est bon. […] C’est trop long, surtout qu’ils répètent tout le temps, tout le temps la même chose. On n’est pas débile à ce point-là ! » À ses yeux, la formation est justifiée pour les chefs de rayon qui gèrent des stocks sur ordinateur mais pas pour les salarié·es comme elle : « Non parce que nous on se situe tout en bas de l’échelle si tu veux […]. On met dans les rayons, on est tout en bas, tandis que nous ça ne change rien. C’est toujours le même niveau, toujours le même travail. »
20Ce profil avait été identifié, par Lambert et Vero (2007, 72) dans une classe dont la totalité des membres (représentant 5 % de la population de leur enquête) avait refusé la formation qui leur était proposée. Dans leur analyse, comme dans nos entretiens, c’est bien l’absence de perspectives d’évolution professionnelle qui permet de comprendre ce renoncement à la formation. Les formations proposées sont alors perçues comme imposées et inutiles et peuvent susciter l’hostilité. Comme l’a expliqué Flavie, les formations sont conçues comme des moments pour améliorer sa productivité ou ses capacités et de ce fait elles ne concernent pas les personnes dont les emplois sont répétitifs. La recherche de la performance n’est envisageable que pour l’encadrement ou les personnes dont les activités sont amenées à changer ou à s’adapter à un changement technologique.
21Si le renoncement caractérise cette classe, des souhaits de formation sont pourtant apparus, et certaines personnes ont déploré le peu d’investissement dans la formation dont faisait preuve leur employeur.
Dans mon entreprise, non, ils en parlent pas. Je pense que s’ils en parlent pas, c’est parce qu’ils veulent garder la personne dans le rayon, pour ne pas être bloqués par la suite et avoir un manque d’effectifs. (Amandine, 36 ans, employée de commerce dans la grande distribution)
22Ce qui semble refusé par une partie des personnes regroupées dans cette classe est une formation destinée à l’emploi tenu. Celui-ci n’étant pas satisfaisant, ces personnes ne souhaitent pas se former, sans effet sur leur condition.
Les formations qui sont proposées dans notre société, ce sont des formations d’intégration quand on arrive dans la société et éventuellement liées à notre activité, ça va être par exemple apprendre à vendre à nos clients un de nos services mais en aucun cas c’est de la formation personnelle, c’est de la formation entreprise sur une journée ou demi-journée. Ce n’est pas de la formation professionnelle en fonction d’une demande du salarié par rapport à son évolution par exemple ou un choix personnel. (Manon, 41 ans, responsable d’agence d’intérim)
23Plus généralement, ces personnes mécontentes ne refuseraient pas une formation qui leur permettrait d’échapper à leur situation. Comme Manon qui voudrait « un accompagnement pour changer de métier, pour pouvoir repartir sur le marché de l’emploi avec un nouveau métier, un nouveau job », ou comme le dit Élodie, « moi, je n’ai pas à subir encore plus. Alors une formation est la meilleure solution pour faire autre chose. C’est trop dur ce que nous vivons au travail » (27 ans, cheffe de rang dans la restauration).
24Ainsi, le renoncement n’est pas total, mais globalement, l’offre de formation ne répond pas à leurs souhaits et ces personnes se situent entre la non-réception et la non-demande des types de Warin.
25Les deux dernières classes identifiées par la CAH ne sont pas demandeuses de formation. Aucune des deux n’aspire à un changement professionnel. Mais à part cette volonté de poursuivre leurs activités professionnelles, rien ne paraît les réunir.
26Représentant 14 % des non-recourantes à la formation, la classe des personnes Confiantes regroupe celles et ceux qui s’attendent à obtenir une augmentation et une promotion. Satisfaites de leur emploi, elles souhaitent continuer à évoluer professionnellement. Elles sont plus souvent que dans les autres classes des jeunes, des hommes et des cadres, parfois de hauts niveaux, des dirigeant·es, elles bénéficient également de contrat à durée indéterminée à temps complet. Leur avenir professionnel leur apparaît tout tracé et elles ont confiance en leur employeur. Si bien que, s’estimant proches de la direction, elles sont pratiquement sûres de pouvoir se former lorsqu’elles en auront besoin. Comme le dit Michel, cadre du secteur social, « je n’ai pas d’inquiétude à ce niveau-là », propos semblables à ceux de Rachel, 34 ans, « talents acquisition specialist » d’une grande entreprise dont la « nouvelle boss est responsable de formation ». Au fond, elles ne sont pas demandeuses de formation pour l’instant mais aspirent à se former dans les années à venir et leur position dans l’entreprise les conduit à envisager un accès facile.
27La cinquième classe identifiée par la CAH est bien différente. Elle regroupe des personnes Satisfaites de leur sort qui apprécient le métier qu’elles exercent. Se décrivant comme compétentes, titulaires d’un emploi qui correspond à leurs qualifications, ne souhaitant pas en changer, elles ne voient pas l’utilité de la formation.
Non, mais bon, on n’a pas trop le temps ! Je n’ai pas tellement envie d’aller en formation […]. J’ai aujourd’hui vraiment l’impression de maîtriser mon poste. (Romain, 58 ans, responsable d’agence, vente de maisons individuelles)
28À leurs yeux, la formation semble ne devoir être mobilisée que lorsqu’elle peut permettre une évolution, ce qui dans leur cas est inutile :
En fait, j’ai pas la niaque, on va dire, j’ai pas la motivation pour reprendre des cours, etc., ouais. […] Et puis j’ai eu quand même ces dernières années une certaine évolution, enfin j’ai un salaire correct pour quelqu’un qui n’a que le bac donc j’en ressens pas le besoin (Carla, 39 ans, assistante ressources humaines).
- 11 Pour une analyse des déterminants de l’appartenance aux différentes classes, consulter Lescure & Le (...)
29Composée de personnes travaillant plus souvent que les autres classes dans de petites entreprises qui investissent peu dans la formation, la classe des personnes Satisfaites est loin d’être résiduelle et représente 36 % des non-recourantes à la formation, ce qui en fait la plus importante des cinq identifiées par la CAH. Ce sont plus souvent que pour les autres classes des hommes ayant dépassé 45 ans, appartenant à des familles d’ouvriers et d’employées, peu diplômés, titulaires de CAP11. Selon eux, il est trop tard pour qu’ils se forment : « Une formation, pour quoi faire ? » interroge Frédéric (52 ans, agent de traitement colis dans une entreprise postale).
30Mais si les personnes qui composent la classe des Satisfaites sont tendanciellement plus âgées, cela ne signifie pas que les plus jeunes en soient totalement exclus :
Puisqu’aujourd’hui je n’ai pas de besoin en fait dans ma société. C’est-à-dire qu’à court terme même en termes d’évolution, si jamais je devais avoir une évolution, je n’ai pas besoin de passer par la formation. (Robert, 26 ans, opérateur de télésurveillance dans une grande société)
31À cette absence de besoin ressenti s’ajoute le fait que leurs expériences de la formation n’ont pas toujours été probantes, ainsi les membres de cette classe sont prompts à critiquer celles qu’ils ont suivies et qu’ils jugent parfois vaines et inefficaces, « sérieux, j’ai perdu mon temps » explique Hervé (26 ans, boulanger-pâtissier). Cependant, les personnes regroupées dans cette classe, même satisfaites de leur situation professionnelle, n’occupent pas pour autant les positions les plus enviées. Il n’est pas exclu que, parmi elles, certaines fassent de « mauvaise fortune bon cœur » et se résignent à accepter un sort auquel, dans un autre contexte, elles auraient cherché à échapper. Le désintérêt apparent qu’elles manifestent ne peut pas être unilatéralement interprété comme l’expression d’une liberté sans en surestimer le caractère positif.
32L’intérêt de la perspective dont nous avons cherché à poser quelques jalons réside dans le déplacement du regard qu’elle offre. Elle vient compléter les approches déjà mises en œuvre dans d’autres travaux. En effet, alors que l’analyse de l’accès à la formation en termes d’inégalités met en évidence le poids de déterminants sociaux, et que l’approche par les capabilités montre l’importance des choix stratégiques des politiques d’entreprises, l’étude du non-recours met l’accent sur un point laissé dans l’ombre, l’existence d’une non-demande de formation. La première perspective permet de souligner les inégalités du système de formation et de montrer des salarié·es saisis par leurs manques, la seconde conduit à insister sur la faiblesse des ressources qui leur sont mises à disposition et à signaler les ambiguïtés de politiques salariales voulant en faire des acteurs de leur parcours professionnel, alors que la troisième invite à prendre en compte l’existence de refus positifs de la formation. Dans l’enquête Defis, parmi les personnes non-recourantes, seules 11 % ont demandé une formation. Plus de la moitié n’ont pas fait de demande alors qu’elles considéraient cela possible. 39 % ne souhaitaient pas se former dans les cinq prochaines années et 23 % cumulaient le fait de ne pas avoir fait de demande de formation alors qu’elles auraient pu le faire et de ne pas désirer se former dans l’avenir. Ce désintérêt vis-à-vis de la formation devrait attirer l’attention de la recherche plus qu’il ne l’a fait jusqu’à aujourd’hui et être étudié pour ce qu’il est, c’est-à-dire la faible attractivité et/ou utilité de la formation proposée. Cela permettrait alors d’interroger les conditions qui rendent cette offre si peu acceptable pour une partie de ses destinataires.
33Parmi les cinq classes hétérogènes identifiées, l’une est constituée de personnes qui n’y ont renoncé que temporairement, elles ont exprimé un rapport serein à la formation, nous les avons nommées Confiantes parce qu’elles sont convaincues qu’elles pourront y avoir recours autant que de besoin. Une autre regroupe des personnes impatientes d’y accéder, les Volontaires, qui déplorent la non-réception de leurs demandes mais ne perdent pas espoir. Mais les trois autres sont composées de personnes dont les rapports à la formation sont moins positifs. Les personnes Empêchées regrettent de ne pas en bénéficier, toutefois presque la moitié d’entre elles n’en ont pas demandé alors qu’elles pouvaient le faire. Quelques Mécontentes en ont demandé mais, à l’inverse des précédentes, plus de la moitié pensaient ne pas pouvoir le faire. En revanche, la totalité des personnes Satisfaites n’en a pas demandé alors que, parmi elles, les deux tiers considéraient pouvoir le faire. Il s’agit bien là d’une non-demande de formation qui, contrairement aux constats des enquêtes précédentes (Lambert & Véro, 2007, 2010), ne peut être considérée comme résiduelle tant elle concerne une part importante de la population. Cependant, il faut garder à l’esprit que les classes ainsi identifiées ne sont pas étanches et que, dans une vie professionnelle, il est théoriquement possible de passer d’une classe à l’autre et appartenir successivement à toutes les classes identifiées.
- 12 Comme dans les logiques salariales identifiées par Claude Dubar dont les types I et III ne sont pas (...)
- 13 Par exemple, ce qu’un rapport sur l’indemnisation du chômage nomme « non-recours idéologique » (Gré (...)
34L’existence et l’importance de cette non-demande ne sont pas en soi surprenantes lorsqu’on examine la manière dont les activités de formation se sont développées historiquement. L’essor de la formation continue dans les entreprises n’est pas le produit d’une revendication ouvrière mais plutôt l’œuvre d’élites qui dans les milieux administratifs et industriels, patronaux mais aussi syndicaux, ont promu la formation et ont œuvré à la « conversion » des salarié·es à ses bienfaits (Tanguy, 1999). Dans un premier temps, ce sont d’ailleurs les cadres qui s’en sont saisis et qui en ont été les principaux bénéficiaires (Brucy, 2007), ce qu’ils sont restés depuis lors. Les rapports à l’offre de formation sont eux-mêmes déterminés par les rapports au travail et à l’emploi. Le constat est ancien, trajectoire personnelle, identité professionnelle et logique d’entreprise sont les éléments structurants de la réception de l’offre par les salarié·es (Charlon-Dubar & al., 1990). Mais si dans ces travaux, la distance à la formation est souvent associée à des logiques salariales « menacées d’exclusion » ou dont l’avenir est « bloqué12 », l’attention portée ici au non-recours montre au contraire que la non-demande de formation n’est ni systématiquement ni exclusivement redevable de cette perception négative et que l’on peut à la fois ne pas souhaiter suivre de formation et être pleinement satisfait de sa situation professionnelle. En admettant que la formation n’est pas un bien uniformément désirable, cette attention devrait ouvrir sur une perspective que trop peu d’études ont prise en compte. Alors que les réformes successives tendent à responsabiliser toujours plus les individus en transformant le droit de la formation en droit individuel, elle conduit à interroger la nature de l’offre de formation en admettant a priori que les destinataires peuvent avoir une liberté de choix, que l’absence de souhait ne trouve pas sa source exclusivement dans une absence d’information ou une incompréhension des finalités, mais peut relever de désaccords de principe avec les modalités de l’offre proposée13. Comme l’explique Warin, « la non-demande renvoie le plus explicitement à une inadéquation entre l’offre publique et les demandes des destinataires potentiels » (2016, 260). Plutôt que d’incriminer exclusivement le manque d’informations des bénéficiaires, la faiblesse de l’offre, son caractère stigmatisant ou le produit d’un calcul coût-avantage, pour comprendre le non-recours à la formation, il convient d’ajouter une autre dimension, de s’interroger sur la nature de l’offre et d’admettre qu’un « désaccord sur les principes/conditions/modalités de l’offre indique que celle-ci ne convient pas aux représentations et valeurs des individus » (ibid.).