Sophie Bernard, Uberusés. Le capitalisme racial de plateforme à Paris, Londres et Montréal
Sophie Bernard, Uberusés. Le capitalisme racial de plateforme à Paris, Londres et Montréal, Paris, PUF, 2023, 301 p.
Texte intégral
1Le travail de plateforme est à la source de nombreuses analyses en sciences sociales ces dernières années, centrées notamment sur le statut ambivalent et les conditions d’exercice des micro-travailleurs (Barraud de Lagerie & al., 2023) ou des livreurs à vélo (Mias, 2018). Dans la lignée de ces travaux, Sophie Bernard interroge dans Uberusés les nouvelles formes d’exploitation du capitalisme de plateforme, alimentées par la promotion du travail indépendant. Mais comme son sous-titre le laisse entendre, Uberusés propose un saut qualitatif dans cette réflexion, dont la littérature traditionnelle du travail n’a encore que peu coutume de se saisir : expliciter les rapports entre capitalisme de plateforme et racialisation.
2À l’issue de son enquête menée entre janvier et juillet 2018 à Paris, Londres et Montréal, S. Bernard perçoit un « étrange sentiment de familiarité » (p. 287) auprès des chauffeurs Uber qu’elle a interviewés. Ils sont une centaine, dont seulement sept chauffeurs non racisés et trois femmes. Mais ces travailleurs n’ont que peu de temps à accorder à S. Bernard, qui décide donc de mener des entretiens pendant des courses qu’elle a commandées, en leur donnant la garantie d’obtenir la note maximale de cinq étoiles à l’issue du trajet. L’analyse est, à la marge, nourrie des matériaux ethnographiques récoltés avec Sarah Abdelnour et auprès de chauffeurs de VTC mobilisés collectivement à Paris entre 2015 et 2019. Fruit de cette enquête comparative et compréhensive, Uberusés propose donc de découvrir comment, dans des contextes institutionnels différents, la race s’impose invariablement en milieu de travail ubérisé.
3La première partie de l’ouvrage constitue un volet contextuel centré sur les stratégies et les acteurs de l’implantation d’Uber à Paris, Londres et Montréal. Le premier chapitre s’arrête sur chacune de ces métropoles pour montrer comment Uber y a contourné ou modifié les réglementations afin de limiter les barrières à l’entrée. À Paris, l’application a été introduite en 2012 après que la loi Cei Novelli lui a fourni un terreau favorable trois ans plus tôt, permettant au secteur du VTC et à ses chauffeurs majoritairement racisés de progressivement remplacer l’ancienne « Grande Remise » (des chauffeurs qui proposaient un service haut de gamme et sur commande). S. Bernard évoque le rôle actif d’E. Macron, alors ministre de l’Économie pendant cette période de basculement, dans la dérégulation du secteur au bénéfice de ses liens avec les dirigeants d’Uber. Dans la capitale britannique, les méthodes combatives d’Uber sont similaires, depuis son implantation la même année. Uber y est difficilement mais finalement reconnue comme un opérateur de minicabs, concurrents traditionnels des black cabs, taxis emblématiques du pays. Traditionnellement, les chauffeurs des minicabs ne sont pas apostrophés dans la rue, contrairement aux black cabs. S. Bernard nuance la division entre ces deux secteurs : la plateforme Uber se meut à leur intersection. C’est pourquoi les mobilisations des taxis londoniens, soudainement soutenues par le maire conservateur B. Johnson en 2015, visaient à soumettre les chauffeurs Uber à la même réglementation qu’eux, sans y parvenir. Les chauffeurs de taxis ont également manifesté à Montréal, depuis qu’Uber s’y est implanté illégalement en 2013 comme service de covoiturage citoyen, ne rencontrant ce faisant aucune barrière à l’entrée. La plateforme n’a été régularisée que trois ans plus tard. S. Bernard relate le cheminement d’un projet pilote de 2016, qui a été détourné de sa logique expérimentale : il a permis à Uber d’exercer son activité légalement et, adopté en projet de loi en 2019, a fini par déréglementer le secteur au profit de la plateforme. Dans ce premier chapitre, on perçoit donc comment Uber accède à une position monopolistique : en deçà des réglementations. Chauffeurs parisiens, minicabs londoniens et taxis montréalais sont attirés par les primes importantes qui leur sont proposées, et basculent donc massivement vers la plateforme. Encore faut-il, pour déployer son activité, se rendre attractive auprès de potentiels nouveaux chauffeurs, mais aussi remporter l’adhésion de l’opinion publique.
4Uber y parvient en recourant à la « stratégie du chaos » explicitée dans le second chapitre. Il s’agit d’une bataille morale menée contre le « cartel des taxis » et régulateurs du secteur, justifiée au nom de l’innovation technologique. S. Bernard insiste sur une des armes dont dispose Uber pour mener à bien cette bataille : l’instrumentalisation. L’instrumentalisation des mobilisations collectives des taxis, qu’Uber a rendues menaçantes aux yeux de l’opinion publique, et l’instrumentalisation des chauffeurs, pour qu’ils se mobilisent en faveur de la plateforme en France et au Royaume-Uni. Grâce à une communication massive sur le prétendu rejet du salariat par les chauffeurs et en les faisant reconnaître comme des indépendants au regard de l’impôt, S. Bernard montre comment Uber a largement diminué ses coûts. Finalement, l’opinion publique a été convaincue par des contre-vérités diffusées grâce à un lobbying agressif, telles que l’idée selon laquelle l’application permettrait à des populations racisées, exclues du marché de l’emploi, de travailler. Elles ne sont pas exclues à proprement parler, sinon « aux marges du système d’emploi » (p. 32) ; ces travailleurs occupaient en majorité un emploi, bien que subalterne. Ce lobbying permet donc à Uber de disposer d’un nombre excédentaire de chauffeurs par rapport à la demande en recrutant ces chauffeurs racisés et d’origine populaire. L’absence de concurrence à Montréal et les difficultés rencontrées par les chauffeurs, déjà en exercice à Paris et à Londres, renforce l’amélioration des marges de la plateforme, qui en profite pour baisser les rémunérations de ses travailleurs une fois qu’elle dispose d’un vivier de main-d’œuvre suffisante.
5La seconde partie de l’ouvrage consiste en l’examen des processus sociaux amenant à la surreprésentation d’hommes immigrés et racisés parmi les chauffeurs Uber. Pour chacune des métropoles, S. Bernard constitue des profils de chauffeurs selon leur conception du métier et au prisme de leur statut d’activité, leur niveau de diplôme et leur trajectoire professionnelle. Cette typologie permet de rendre compte, dans le troisième chapitre, des situations de déclassement telles qu’elles ont été vécues par les travailleurs, et comment elles ont motivé leur recherche d’autonomie auprès de la plateforme. La recherche d’autonomie s’exprime différemment, du fait de l’hétérogénéité des trajectoires, mais ces travailleurs ont en commun de rejoindre Uber sur les conseils de leurs proches. Ils peuvent d’une part s’adonner à une « pluriactivité d’appoint » pour compléter leurs revenus. C’est le cas de chauffeurs racisés (plutôt d’origine maghrébine et populaire) à Paris, qui ont connu la précarité de l’emploi, puis une ascension sociale avec le service haut de gamme de la Grande Remise. Ils sont donc finalement contraints d’utiliser la plateforme pour maintenir leur niveau de revenus. C’est le cas également des salariés immigrés qualifiés à Londres, eux majoritairement issus d’Asie du sud, qui ne se projettent pas chauffeur Uber à titre d’emploi principal. D’autre part, la situation de chauffeur Uber peut être perçue comme moins dévalorisante qu’être sous les ordres d’un patron moins qualifié que soi. Une partie des chauffeurs immigrés dont le diplôme n’est pas reconnu à Montréal, exercent à cet égard le métier à titre principal, notamment du fait de leur maîtrise imparfaite de la langue. Pour ces derniers, l’indépendance apparaît comme une issue favorable au regard de leur déclassement professionnel et intergénérationnel.
6S. Bernard poursuit l’analyse des trajectoires de ces travailleurs immigrés dans le quatrième chapitre, en évoquant les barrières à l’emploi et l’espoir, en travaillant pour Uber, d’échapper au chômage, à des emplois non qualifiés et plus pénibles. Premièrement, l’indépendance s’inscrit dans une économie de la subsistance pour certains immigrés qui ont des difficultés avec la langue, et l’activité de chauffeur devient alors une assurance privée face au chômage. Deuxièmement, les travailleurs immigrés cherchent, avec Uber, à compléter leur maigre pension. Ils tentent d’échapper aux emplois non qualifiés en comparant la situation de chauffeur à leurs expériences professionnelles passées, qui les privaient souvent d’autonomie temporelle. Or, Uber offre une autonomie temporelle grâce à laquelle ils peuvent profiter de leur famille ou accroître leur temps de travail et donc leur niveau de rémunération. Cela rejoint le fait que, troisièmement, des chauffeurs immigrés tentent d’échapper à la pauvreté laborieuse : certains, notamment à Paris, associent le métier à une opportunité d'ascension sociale par la voie économique. En dévoilant les ressorts de l’attractivité du statut de chauffeur Uber pour des travailleurs immigrés et racisés, S. Bernard constate ici que la perception que ces individus ont de l’accès à l’indépendance, comme un moyen d’accéder à une mobilité sociale ascendante, est en partie imprégnée des discours issus de l’idéologie néolibérale. Mus par le sentiment de cette mobilité sociale, les chauffeurs s'accommodent et composent avec la stigmatisation, mais finissent par être confrontés aux désillusions du métier.
7Dans une troisième et dernière partie, S. Bernard articule les logiques disciplinaire et gouvernementale (Foucault, 2004) que la plateforme active pour encadrer le travail des chauffeurs. Dans la première logique, les instruments de pouvoir que la plateforme utilise contraignent les corps et les esprits des chauffeurs à la manière du panoptique (surveillance accrue, système d’évaluation, etc.). La logique gouvernementale, elle, repose sur le fait d’orienter leurs comportements de manière à ce que, se pensant libres, les chauffeurs assouvissent les intérêts de la plateforme. Ces deux logiques cohabitent. Voyant leurs rémunérations baisser, les chauffeurs « travaillent plus pour gagner autant » (p. 204) : le chapitre cinq, intitulé « la bourse ou la vie », est l’occasion de revenir sur la course contre la montre à laquelle ces travailleurs se livrent quotidiennement. Si la logique de gamification déployée par le management algorithmique guide les comportements des chauffeurs, ils font en retour preuve de stratégies d’optimisation de leur temps de travail : les plus expérimentés anticipent les fluctuations de la demande, déclinent les courses trop éloignées et sont également conduits à en annuler. Face à la peur de se faire radier et pour éclaircir les règles opaques d’Uber, ils échangent sur les réseaux sociaux et sur des forums, matériaux que S. Bernard mobilise tout particulièrement lorsqu’elle aborde les stratégies que les chauffeurs ont construites collectivement. La baisse des rémunérations et les horaires atypiques entraînent toutefois une déception pour les chauffeurs qui ont consenti à faire des sacrifices familiaux en entrant dans le métier : leur travail déborde sur la sphère familiale. Alors qu’ils espéraient échapper à un métier pénible, ils se retrouvent confrontés à la nécessité d’être endurants, d’être concentrés en permanence, mais aussi confrontés à l’usure. L’activité de conduite provoque des maux de dos et requiert une force mentale dont les conséquences sont diffuses dans le temps et ont impact sur la suite de la vie professionnelle. C’est pourquoi S. Bernard conclut à une santé des chauffeurs sacrifiée, au bénéfice de la santé financière d’Uber.
8Au bénéfice également du bonheur des clients : le sixième chapitre revient sur le rôle et le pouvoir décentralisé de la plateforme vers la clientèle. Le système de notation symbolise une relation de service qui tend à devenir un rapport serviciel, et les clients peuvent jouer de la position de subordination des chauffeurs pour être protégés en cas de conflit. Certes, les chauffeurs ont construit des stratégies d’évitement des clients difficiles en échangeant en ligne. Mais ils sont tout de même contraints à un fort travail émotionnel et à la tolérance ; ils consentent d’autant plus à se conformer aux attentes des clients qu’ils doivent faire remonter leur note moyenne. Ce faisant, par crainte de sanctions extérieures et en prévention de celles-ci, ils en viennent donc à s’auto-sanctionner et à s’auto-contraindre.
9C’est peut-être dans cette dernière partie que se situe l’un des enjeux théoriques majeurs de l’ouvrage : montrer que les chauffeurs peuvent faire preuve de stratégies pour s’extraire du rapport serviciel entretenu par la plateforme et les clients, mais que ces stratégies ne suffisent pas à atténuer la relation de dépendance à Uber. Toutefois, cette partie n’intègre pas la typologie des profils des chauffeurs minutieusement construite précédemment, typologie qui s’affaisse alors sous la répétition de l’expression « ceux qui dépendent de la plateforme pour vivre » (soit les plus précaires). En outre, Sophie Bernard reprend judicieusement la notion d’« appropriation du travail » à P. Bernoux (1979) pour analyser le fait que les chauffeurs revendiquent une certaine représentation du service client parfois en contradiction avec celui promu par la plateforme. En plus de ces formes de rationalité de groupe, on regrette ici que les rapports entretenus par les chauffeurs entre eux et avec les clients en tant que groupe de travail et entre groupes (au prisme de la race par exemple) n’aient pas été explorés. Par exemple, les mobilisations collectives ou les échanges numériques entre les chauffeurs ne peuvent-ils pas déjà être perçus comme un moyen d’atténuer l’isolement au travail et de (re)former un groupe, tout en ayant comme fin la préservation de l’autonomie au travail ? Ces détails n’entachent pas la riche enquête de Sophie Bernard, qui est une invitation précieuse à décloisonner et confronter de manière dynamique les enjeux de classe et de race au travail pénible – et quoi de mieux pour cela qu’un objet aux frontières mouvantes, personnification des mutations récentes du capitalisme, qu’est le travail de plateforme.
Bibliographie
10Barraud de Lagerie Pauline, Gros Julien & Sigalo Santos Luc (2023), « Qui veut gagner des centimes ? Les microtravailleurs : derrière une foule de passage, une première ligne de précaires », dans Palier Bruno (coord.), Que sait‐on du travail ?, Paris, Presses de Sciences Po.
11Bernoux Philippe (1979), « La résistance ouvrière à la rationalisation : la réappropriation du travail », Sociologie du travail, vol. 21, no 1, 76-90.
12Foucault Michel (2004), Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1979, Paris, Seuil.
13Mias Arnaud (2018), « “J’étais hyper-endetté, il fallait que je bosse” », La Nouvelle Revue du Travail, 13, [En ligne], consulté le 5 avril 2024. URL : https://journals.openedition.org/nrt/4206
14Léonie Hemdat
15Cnam, Lise, Cems
Pour citer cet article
Référence électronique
Léonie Hemdat, « Sophie Bernard, Uberusés. Le capitalisme racial de plateforme à Paris, Londres et Montréal », La nouvelle revue du travail [En ligne], 25 | 2024, mis en ligne le 23 octobre 2024, consulté le 17 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/nrt/18235 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12kwp
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