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Recensions et notes de lecture

Fabien Brugière, Dominique Glaymann & Guillaume Tiffon, Pouvoirs au travail. Management, statuts et autonomies dans les situations de travail contemporaines

Pierre Benz
Référence(s) :

Fabien Brugière, Dominique Glaymann & Guillaume Tiffon (dir.), Pouvoirs au travail. Management, statuts et autonomies dans les situations de travail contemporaines, Toulouse, Octares, 2023, 228 p.

Texte intégral

1Cet ouvrage collectif regroupe 14 chapitres rédigés à partir d’autant de communications présentées au 7e congrès de l’Association française de sociologie en 2017, dans le cadre du Réseau thématique 25 Travail, organisations, emploi. Ce travail collectif relève, avec beaucoup de pertinence, l’articulation entre nouvelles formes de l’emploi et nouvelles formes de pouvoir, peut-être moins visibles, mais toujours très présentes. Le recours à la mesure et l’évaluation, le renforcement de la précarisation de l’emploi et le développement croissant d’alternatives au salariat cohabitent avec un discours de promotion de l’autonomie, de la créativité, de l’entrepreneuriat et de l’épanouissement personnel, qui se double d’une injonction à la responsabilisation de sa propre employabilité, de sa carrière et de son avenir, dans un contexte d’insécurité de l’emploi. Les différents chapitres tendent à montrer que, si diverses puissent-elles être dans leurs modalités, les formes contemporaines de la relation de pouvoir au travail ne varient guère dans leurs fondements. L’ouvrage s’articule en trois parties, que nous présentons ci-après l’une après l’autre.

2La première partie « Pouvoir et management » s’intéresse aux modes de commandement et aux dispositifs mis en œuvre pour encadrer le travail et susciter l’engagement. Elle comporte quatre chapitres qui illustrent divers aspects du management moderne mais aussi ses caractéristiques transversales entre injonction à l’autonomie, pacification des résistances, et nouvelles formes d’individualisation du contrôle.

3Le chapitre 1 « L’emprise managériale sur le travail, un exercice ordinaire du pouvoir – Le cas des ingénieurs de projets » (Sébastien Petit) démontre comment la pratique managériale, à rebours d’une promesse d’autonomie des travailleurs et d’une déconcentration du pouvoir dans l’organisation du travail, témoigne d’une volonté d’encadrer différemment l’action individuelle et collective des salariés. L’enquête, réalisée dans une entreprise de motorisation aéronautique, s’appuie sur une observation du travail d’une trentaine de cadres chefs de projets sur une période d’un an, ainsi que des entretiens avec ces encadrants et leurs équipes. Un point essentiel soulevé est la capacité de cette forme contemporaine à intégrer certaines résistances au travail, voir même à dissimuler la structure inégalitaire et hiérarchisée de l’organisation du travail, donc « à rendre acceptables les mécanismes de pouvoir qui la traversent et l’animent » (p. 31).

4Le chapitre 2 « Se conformer et s’opposer aux dispositifs d’évaluation des performance s » (David Sanson) aborde les dispositifs d’évaluation comme une « technologie invisible » favorisant, par une individualisation de l’évaluation, des carrières et des salaires, une implication personnelle des salariés en même temps qu’une forme d’autocontrôle, donc un pouvoir disciplinaire. Un effet de ces reconfigurations est celui d’une transformation des dynamiques collectives et des formes de résistance au travail, qui doivent être comprises comme « le fruit d’appropriations différenciées des salariés à des situations imposées, aux frontières parfois poreuses entre conflit et conformité » (p. 44). L’enquête, qui se déroule dans une usine, se base sur un matériau de terrain comptant 67 entretiens avec des salariés, des observations de terrain et un corpus d’archives dont les guides et grilles d’évaluation.

5Le chapitre 3 « Contrôle à distance des navires de commerce : nouvelles technicités du pouvoir » (Claire Flécher) s’intéresse aux changements dans les dispositifs techniques du contrôle à distance des navires marchands et leurs répercussions sur la division du travail entre marins, armateurs et affréteurs. En renouvelant les formes de contrôle à distance des marins, ils viennent aussi nourrir un idéal de fluidité commerciale qui redéfinit les rapports entre la terre et la mer. Menée entre 2010 et 2015, l’enquête ethnographique est immersive et raconte, en s’appuyant sur des extraits évocateurs, l’articulation entre contraintes, appropriations, et stratégies de résistance. Elle met au jour la dynamique d’une reconfiguration de la circulation du pouvoir comme une forme nouvelle de « gouvernementalité » sur les navires et les navigants.

6Le chapitre 4 « Le travail en mode expérimental, entre assouplissement de la logique organisationnelle et implication identitaire » (Jérôme Cihuelo) propose une enquête du déroulement d’une expérimentation dans un centre d’appels, avec plusieurs vagues d’entretiens menées dans une perspective longitudinale auprès des équipes « pilotes », conseillers et responsables d’équipes. Dans ce contexte de dispositif expérimental, l’engagement de l’équipe est renforcé par un assouplissement des contraintes productives pour les conseillers, alors que les responsables d’équipes se retrouvent à combiner les rôles de supérieur hiérarchique et d’animateur/médiateur (p. 66). La mise en place d’un dispositif expérimental participe ainsi temporairement à redistribuer le pouvoir et les rapports stratégiques entre acteurs, sans pour autant les effacer durablement.

7La deuxième partie « Pouvoir et précariat » comporte cinq chapitres qui, dans la même logique que précédemment, fonctionnement comme autant d’études de cas illustrant cette fois le lien étroit entre précariat et renouvellement des formes de pouvoir dans le travail et l’emploi.

8Le chapitre 5 « Quand l’emploi domine le travail : le précariat des travailleuses des services aux personnes » (Suzy Bossard) s’appuie sur une recherche doctorale portant sur les conditions d’emploi et de travail des auxiliaires de vie scolaire (AVS). L’enquête de terrain menée entre 2009 et 2013 montre comment les services aux personnes sont fortement corrélés avec la précarité, notamment en raison de leur développement en parallèle de politiques publiques visant à la fois l’intégration scolaire des enfants en situation de handicap et une lutte contre le chômage. De plus, la précarité de l’emploi des AVS est ancrée dans une division sexuelle du travail, à l’image des autres métiers de services aux personnes. En conséquence, les « femmes […] participent à l’emploi “grâce” au précariat qui se sert de l’emploi féminin pour restructurer toute la société salariale et y renouveler les formes du pouvoir sur les salarié·e·s » (p. 87).

9Le chapitre 6 « Quelle autonomie professionnelle pour les animateurs précaires des activités périscolaires » (Jean-Philippe Melchior) s’intéresse à l’animation en milieu scolaire au travers d’une enquête réalisée en 2016 dans le contexte d’une réforme des rythmes scolaires amenant une augmentation de la semaine scolaire de huit à neuf demi-journées et la demande de développement des activités périscolaires. Le chapitre donne la part belle aux stratégies de contournement et d’adaptation des animateurs/trices qui, en dépit de leur situation d’emploi précaire et des difficultés inhérentes à l’activité, « manifestent le souci de bien s’occuper des enfants qui leur sont confiées, en renouvelant périodiquement les activités, en faisant preuve d’originalité et de bienveillance […] » (p. 97-98). L’avenir de cette réforme demeure incertain, puisque le caractère obligatoire du dispositif est abrogé en 2017.

10Le chapitre 7 « Au service des VIP. Accepter et contester ses conditions de travail quand on est employé de maison » (Alizée Delpierre) s’intéresse aux employé·s de maison et la façon dont, au xxie siècle, ils et elles « contestent leur position, ou l’acceptent quand des négociations existent, et quels sont les termes du contrat » (p. 102). Le chapitre est tiré d’une recherche sur la domesticité à temps plein auprès de (multi)millionnaires, dont il mobilise de nombreux éléments d’entretiens et d’observations. L’autrice montre comment l’absence de contestation des choix et des conditions de travail souvent difficiles imposées par les employeurs, mais aussi les stratégies de résistance, se comprennent grâce au sens que les employé·e·s donnent à leur travail, aux relations entretenues avec ceux qui les emploient, mais aussi aux trajectoires et ressources dont ils et elles peuvent ou non se saisir.

11Le chapitre 8 « La précarisation de l’emploi et l’autonomie prescrite comme leviers de la mise au travail des ouvriers aéroportuaires » (Fabien Brugière) aborde le pouvoir au travail à la fois comme un levier de contrôle des pratiques et comme un levier d’autonomie professionnelle (p. 113). Le chapitre mobilise les données tirées d’une enquête ethnographique en observation participante menée entre 2010 et 2012 dans le cadre d’une recherche doctorale. L’auteur montre comment le développement de la sous-traitance favorise la précarisation de l’emploi dans le secteur renforçant ainsi la hiérarchie des employés, et est instrumentalisé par les directions pour instituer un parcours d’insertion précaire au sein des entreprises. Des poches où peut s’exprimer une certaine autonomie fondée sur un échange de faveurs peuvent cependant exister car « l’autonomie déléguée aux ouvriers, mais encadrée par les règles, suscite arbitrage et transgression de ces dernières » (p. 121).

12Le chapitre 9 « Les « indépendants », les salariés d’agences de placement et les travailleurs des plateformes numériques au Québec : quelle autonomie, que pouvoir sur soi ? » (Mircea Vultur) développe les ressorts d’une illusion d’autonomie véhiculée par la possibilité d’aménager plus librement son temps de travail. En se basant sur trois cas exemplaires – les « indépendants », les intérimaires et les travailleurs des plateformes numériques à l’exemple des chauffeurs Uber – l’auteur montre comment ces nouveaux modèles de travail impliquent une « dissonance entre la quête d’autonomie et les conditions concrètes de travail débouchant sur une perte de pouvoir » sur soi-même et sur l’avenir (p. 130). La flexibilité accrue est ainsi plus souvent à l’avantage des entreprises que des personnes, qu’elles soient (faussement) indépendantes, employées par une agence, ou par une plateforme numérique.

13La troisième partie « Pouvoir et autonomie » est composée de cinq chapitres qui abordent, ici encore, différentes situations et statuts d’emploi (souvent ambivalents) pour converger vers l’observation du caractère ambigu et disputé de l’autonomie.

14Le chapitre 10 « L’autonomie illusoire des entrepreneurs du bâtiment face à la division sexuelle du travail professionnel et domestique » (Céline Dagot) s’appuie sur une enquête collective visant à analyser le processus d’installation des femmes dans l’entrepreneuriat. L’engagement entrepreneurial peut être « un moyen de contourner les pratiques de recrutement des employeurs qui n’affichent pas de volonté particulière à embaucher des femmes formées dans les métiers du bâtiment » (p. 146). Cette solution implique un temps de travail étendu (60-70 heures par semaine) difficilement conciliable avec une vie familiale dont elles ont pourtant la charge. Une seconde configuration concerne des femmes qui mobilisent des compétences de gestion, de comptabilité et de management qu’elles mutualisent avec celles (techniques) de leur conjoint. Ici encore, la division genrée des tâches entre activité professionnelle et familiale n’est nullement remise en question, les femmes étant ici encore à charge des tâches domestiques.

15Le chapitre 11 « L’indépendance redonne-t-elle du pouvoir aux femmes dans le travail ? Une réflexion à partir du cas des Mompreneurs » (Julie Landour) questionne le degré d’atténuation des clivages de sexe qui serait engendré par l’insertion des femmes dans des bastions professionnels masculins, tels que l’indépendance (p. 155) et s’appuie sur une thèse de sociologie portant sur les Mompreneurs. Derrière la perspective de pouvoir travailler comme elles le souhaitent et avec qui elles le souhaitent, les Mompreneurs font face à d’importantes contraintes, parmi elles la difficulté d’établir une clientèle, et celle de concilier engagements professionnels et familiaux. Ces nouvelles formes de subordination se renforcent d’une « spirale de l’assignation au domestique » (p. 162) qui à son tour limite les possibilités de déploiement de l’activité.

16Le chapitre 12 « Des salariés sans patron ? Le portage salarial comme redéfinition des contours de la subordination » (Alexis Louvion) s’intéresse au cas des salariés portés possédant de nombreux points communs avec les travailleurs indépendants, mais au bénéfice d’un contrat de travail avec une entreprise de portage salarial. Le chapitre se base sur un travail de thèse réunissant des entretiens et des observations dans ces entreprises. En dépit d’une certaine autonomie, « beaucoup mentionnent également la dimension contraignante de cette configuration » (p. 169), en particulier les prix qui sont fixés par le client et l’entreprise de portage et échappent donc au travailleur. Cette incertitude se double d’une difficulté à anticiper l’avenir, car un revenu sur une longue période passe souvent par une fidélisation du lien avec une entreprise cliente, et ainsi une subordination à cette dernière.

17Le chapitre 13 « Pratiques légitimes et autonomie professionnelle : des enjeux de lutte et de pouvoir au sein de la profession infirmière » (Philippe Longchamp, Kevin Toffel, Felix Bühlmann & Amal Tawfik) mobilise la théorie des champs pour aborder le mouvement de différenciation de la profession d’infirmière. L’enquête menée par questionnaire auprès de 2 923 infirmières exerçant en Suisse romande vise à mieux comprendre le degré d’autonomie professionnelle des infirmières en rapport à la dominance médicale. Quatre groupes d’infirmières sont identifiés par l’enquête et associées à trois modalités spécifiques de lutte pour la définition des pratiques de soin : un « conservatisme pragmatique » chez les dominantes médicales, l’autonomie « scientifico-managériale » chez les élites infirmières, et l’autonomie « hétérodoxe » pour la fraction du même nom. La fraction des dominées médicales est, quant à elle, caractérisée par une très faible autonomie.

18Le chapitre 14 « L’horizontalité prônée par les soignants en maison de santé comme pouvoir relationnel » (Nadège Vézinat) s’intéresse aux médecins libéraux pratiquant en maisons de santé. L’enquête, qui regroupe des entretiens biographiques et des observations en maison de santé et lors de congrès fédéraux, montre qu’en l’absence de lien de subordination lié au contrat de travail, d’autres formes relationnelles de pouvoir se dessinent. Si la collégialité entre pairs se fonde sur des échanges de ressources et des interactions sociales au sens premier du terme, elle n’exclut pas des rapports de pouvoir (p. 205). Ce sont les médecins généralistes qui sont à même de définir « ce que sont les maisons de santé et la façon dont doit être organisé le système de santé au sein duquel ils évoluent » (p. 207) et, en l’absence de consensus, qui imposent leur choix, quitte à ne pas respecter les règles fixées.

19Pour conclure, il convient de souligner à nouveau le grand intérêt de cet ouvrage collectif pour comprendre l’évolution des formes du pouvoir au travail. La lecture est rendue agréable par l’agencement thématique des différents chapitres, concis et clairs, et par la pertinence d’un propos transversal tout à fait d’actualité. Les 14 chapitres apportent un regard complémentaire et cumulatif à la thématique générale de l’ouvrage en s’appuyant sur divers matériaux d’enquête admirablement restitués dans leur singularité et leur complexité. Chaque contribution apporte sa pierre à un édifice rendu cohérent par un souci d’articulation que l’on imagine aisément au cœur de la ligne éditoriale. Ainsi, l’ouvrage doit être abordé comme un effort collectif de mise au jour des déterminants des pouvoirs au travail qui dépasse largement le recueil d’études de cas. De nombreux liens transparaissent entre les différentes applications concrètes du discours vantant les mérites de l’autonomie et de l’indépendance, et ses conséquences tant sur les formes de l’emploi et leur précarité associée, que sur les stratégies de résistances ou d’acceptation par les personnes salariées, indépendantes, ou dans des statuts intermédiaires. Au final, l’ouvrage se profile comme une excellente base pour des recherches futures consacrées aux développements les plus récents des transformations invoquées. Nous le recommandons sans hésitation à tout public intéressé par ces développements, spécialiste ou non de la thématique des pouvoirs au travail.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Pierre Benz, « Fabien Brugière, Dominique Glaymann & Guillaume Tiffon, Pouvoirs au travail. Management, statuts et autonomies dans les situations de travail contemporaines »La nouvelle revue du travail [En ligne], 25 | 2024, mis en ligne le 23 octobre 2024, consulté le 12 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/nrt/18255 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12kwr

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Auteur

Pierre Benz

École de bibliothéconomie et des sciences de l’information, Université de Montréal, Montréal, Canada

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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