Lionel Jacquot, Brice Monier, Martine Paindorge & Simon Paye, Bataville (1931-2001), ville-usine de la chaussure
Lionel Jacquot, Brice Monier, Martine Paindorge & Simon Paye (dir.), Bataville (1931-2001), ville-usine de la chaussure, Grenoble, PUG, 2023, 384 p.
Texte intégral
1L’ouvrage Bataville (1931-2001), ville-usine de la chaussure est issu d’un travail de recherche financé par le programme Contrat de Plan État Région Ariane (2015‑2020) et conduit à partir de 2016 sous la forme d’un collectif de sociologues, de géographes et d’historiens nommé BataLab, qui se saisit de Bataville comme d’un « laboratoire pour questionner les mutations économiques, industrielles, environnementales et sociales » (p. 20).
2Quinze contributeurs et contributrices, provenant de différentes disciplines (sociologie, histoire, géographie, économie) ou écrivant depuis un point de vue syndical, donnent à l’ouvrage un caractère pluridisciplinaire. Cette monographie s’appuie sur des travaux antérieurs menés sur Bata que beaucoup ont présenté comme un cas exceptionnel, notamment en raison de la prétendue adhésion des salarié·es au système d’encadrement paternaliste ou de la supposée homogénéité culturelle et sociale des ouvriers et ouvrières au sein de l’entreprise. L’ouvrage entend ainsi interroger ce caractère d’exceptionnalité en s’attachant à déconstruire le mythe Bata. Il cherche également à ne pas enfermer son propos dans le registre monographique pour permettre une montée en généralité de la réflexion, ce qui nous semble être le cas, tant le général s’incarne toujours dans le particulier, et tant l’exemple de Bata emprunte un chemin arpenté par de nombreuses autres firmes industrielles à la même époque.
3L’introduction générale de l’ouvrage pose avec clarté le contexte de l’objet d’étude, en inscrivant le propos dans une socio histoire qui annonce vouloir s’éloigner d’un récit trop centré sur les dirigeants de l’entreprise Bata, afin notamment de mettre au centre de leur étude une classe ouvrière trop souvent invisibilisée par ailleurs. Elle revient également, par une réflexivité bienvenue, sur les difficultés initiales d’accès au terrain, surmontées par une démarche inductive, la combinaison de diverses sources (entretiens, archives diverses, documents de seconde main…) et le recours à des méthodes empiriques (entretiens semi-directifs, prosopographie, analyse quantitative…).
4Au-delà de l’objet économique qui structure le propos, les différent·es auteur·es rassemblé·es contribuent donc à une histoire sociale, mais également à une géohistoire, ou à une histoire territoriale, en s’intéressant « à la rencontre entre une entreprise et un territoire » (p. 14). Une périodisation historique est ainsi retenue, découpant la présence de Bata en Lorraine en trois phases, sans que ces dernières ne soient étanches les unes par rapport aux autres, en fonction des thématiques abordées : celle de la fondation d’un système Bata durant les années 1930 à la Seconde Guerre mondiale ; celle d’un âge d’or allant de la Libération au milieu des années 1980 ; et celle d’un déclin se terminant par la fermeture de l’usine en 2001. L’ouvrage est divisé en treize chapitres regroupés dans quatre différentes parties. Sans trop nous éloigner de cette structure, nous organiserons le compte rendu de notre lecture en trois points, qui reviennent sur diverses dimensions du territoire Bata en Lorraine.
5On rentre dans l’histoire de Bata en remontant, dans le premier chapitre (Z. Pokluda, J. Herman et M. Balaban), à la création d’une entreprise familiale en Moravie à la fin du xixe siècle. Le cas de Bata renvoie à la trajectoire classique de nombre d’entreprises du capitalisme industriel du xxe siècle, d’origines proto-industrielles et familiales jusqu’au sacrifice de nombreux emplois sur l’autel de la rentabilité du capitalisme financier. Entre-temps, Bata est caractérisée par une expansion commerciale et une internationalisation précoce, une conversion sans réserve au taylorisme et aux méthodes d’organisation industrielle venues des États-Unis caractérisées par une forte intégration verticale des fonctions productives, une standardisation des tâches, une diversification des productions en fonction des contextes économiques, une attention à l’innovation technologique et une croissance mondiale rapide. Le neuvième chapitre (L. Jacquot) revient sur l’organisation interne de Bata, et sur le rôle essentiel donné à l’encadrement intermédiaire de la main-d’œuvre ouvrière, en tant que relais privilégié de l’autorité patronale. Marqué par le culte du chef et du fondateur de l’entreprise, le commandement de la force de travail cherche à encourager l’exemplarité, la concurrence et l’émulation, mais également à introduire des « affects joyeux » dans le rapport salarial. Le chapitre suivant (J. Bihan et L. Jacquot) porte sur un autre aspect de la gouvernementalité de l’entreprise, celui de son antisyndicalisme, justifié au nom de la promotion d’une collaboration entre la classe ouvrière et le patronat dont on devine aisément le caractère manipulatoire. En résulte une faible conflictualité du travail au sein de Bata en Lorraine, tout du moins si l’on ne retient que le nombre très restreint de grèves qui parsème l’histoire sociale du site. Mais comme le rappellent à juste titre les deux auteurs du chapitre, la conflictualité au travail se niche également dans de multiples résistances ordinaires.
6Bata devient progressivement, au cours de la seconde moitié du xxe siècle, une multinationale « comme les autres », se réorganisant à l’échelle internationale en fonction des évolutions du capitalisme mondial, recherchant une flexibilité productive et spatiale, revenant sur son engagement social et territorial, et se retrouvant finalement confrontée à une crise industrielle profonde qui mènera, entre autres, à la fermeture du site lorrain. Le dernier chapitre de l’ouvrage (A. Gatti) chronique, à partir du point de vue syndical, la lutte sociale contre la fermeture de l’usine de Bataville, donnant à voir les comportements de « patrons voyous ».
7Au sein de cette trajectoire typique de l’industrie du xxe siècle, l’aspect qui paraît le plus original est celui de l’autogestion ou de l’autonomie introduite dans l’organisation de la production et dans les ateliers. On peut à ce titre regretter qu’il n’ait pas fait l’objet d’un chapitre à part entière et qu’il manque une démonstration plus étayée pour convaincre le lectorat de l’existence de cette autonomie, qui paraît finalement plus être un élément du discours patronal qu’une véritable pratique au sein de l’entreprise.
8Bata offre ensuite un exemple intéressant pour analyser la manière dont un industriel s’approprie la pensée urbaine de son époque, en produisant, parfois malgré lui, une hybridation entre différent·es modèles et utopies, entre la cité-jardin et le fonctionnalisme. Le modèle Bata est élaboré dans le berceau de l’entreprise, à Zlín, qui deviendra la matrice à partir de laquelle seront édifiées de nombreuses villes-usines dans le monde. À la production de chaussures en série correspond ainsi la constitution d’un environnement productif en série. Néanmoins, la diffusion du modèle urbain défini en Moravie se heurte à des contextes locaux, comme le montre le second chapitre (L.K. Morisset) qui revient sur l’implantation de Bata au Canada. Fortement inspirée du courant théorique de l’urbanisme fonctionnaliste, la pensée urbaine du fondateur de l’entreprise doit alors s’accommoder des modes de vie et traditions locales. Le modèle urbain original va ainsi s’adapter aux caractéristiques constructives de l’implantation canadienne.
9Ce choc des cultures est moins prégnant en Lorraine, où Bata s’implante à partir de 1932 au cœur d’une zone rurale pour y créer un territoire de l’industrie. Le troisième chapitre (A. Brichler et S. Edelblutte) évoque tout de même un « modèle paternaliste récurrent mais adapté à la situation locale » (p. 85), où la fondation d’une ville-usine s’inscrit dans un paysage rural qu’elle va faire évoluer pour lui donner un caractère industrialo-urbain affirmé. En résulte une organisation de l’espace particulièrement lisible qui donne également à voir le pouvoir territorial du capitalisme et sa capacité à produire un territoire dédié et soumis à la production industrielle.
10Le onzième chapitre (G. Dorel‑Ferré) met en perspective le cas des « batavilles » avec le mouvement d’édification de villes-usines et de villages ouvriers au xxe siècle, intégrant le principe d’association des lieux de travail et des lieux de vie, en l’inscrivant de manière plus générale dans l’histoire du logement social, en France et à l’étranger. Revenant sur les cités-jardins et d’autres modèles d’habitat ouvrier, il évoque des réalisations exemplaires qui ont ouvert la porte à la difficile reconnaissance patrimoniale de ces ensembles urbains. La contribution suivante (J.-L. Deshayes) replace cette fois-ci le cas de Bataville dans l’histoire industrielle de la Lorraine et inscrit l’ouvrage dans une tradition scientifique, revenant notamment sur les travaux de Gérard Noiriel (1984). Elle montre ainsi comment la réalité sociale structure la recherche et inversement.
11L’entreprise Bata est marquée, comme dans de nombreuses autres firmes industrielles de la seconde moitié du xixe siècle et de la première moitié du xxe siècle, par l’adoption d’un système d’encadrement paternaliste de la force de travail qui rejette une vision classiste et antagoniste de la société industrielle pour défendre celle d’une communauté harmonieuse réunie autour du patron et de l’usine. Le quatrième chapitre introduit l’analyse de ce paternalisme en ayant recours à une grille de lecture foucaldienne, et en s’interrogeant sur l’existence d’un véritable système Bata, ou bataïsme. Ainsi, en enfermant ses salarié·es dans une ville-usine, Bata aurait bien produit une gouvernementalité spécifique et un système encadrant les batamen à l’usine et en dehors, afin d’attirer, de contrôler, de fidéliser et de reproduire la force de travail. Néanmoins, celle-ci ne semble pas différer nettement d’autres cas célèbres d’entreprises paternalistes françaises, comme Schneider, Michelin ou Peugeot. On nuancera donc la conclusion du quatrième chapitre (L. Jacquot) qui évoque à propos du système Bata une « forme singulière de paternalisme » (p. 109), tout en reconnaissant volontiers l’ampleur de ce dernier et son efficacité à dicter les conduites et à infléchir les esprits en suscitant une adhésion parmi les travailleurs et travailleuses.
12Le paternalisme selon Bata n’en reste pas moins solidement renseigné au cours de l’ouvrage, avec des chapitres portant sur la formation et l’éducation d’une main-d’œuvre initialement rurale (M. Paindorge) ; sur la mobilisation du sport comme dispositif d’enrôlement et de discipline au travail dans une perspective hygiéniste puis communicationnelle (B. Monier) ; et sur la dimension temporelle de la domination patronale sur la communauté ouvrière (L. Mathieu et S. Paye). L’emprise sur cette dernière s’étend en effet à la vie hors-travail des salarié·es, et la discipline temporelle initiée à l’usine se prolonge dans la vie quotidienne en rythmant cette dernière pour l’organiser intégralement. Il existe ainsi une culture et un cadre temporel·le patronal·e défini·e par la prescription de « bons » usages du temps comme richesse à économiser, par le fonctionnement des équipements collectifs ou encore par la tenue d’évènements organisés par l’usine. Néanmoins, les salarié·es ne subissent pas toutes et tous cette domination temporelle de la même manière, en fonction de la nature de leur emploi, de leur genre ou de leur lieu de résidence. Cette variété des situations, et la présence d’adaptations, de détournements voire de résistances au système paternaliste, renvoient à l’hétérogénéité de la classe ouvrière de Bataville, qui forme 80 à 90 % de la main-d’œuvre du site et sur laquelle revient le huitième chapitre (L. Mathieu et S. Paye). Il identifie en effet quatre mondes ouvriers distincts au sein de l’usine Bata de Lorraine (auxquels il faut rajouter la main-d’œuvre employée hors de l’usine), différenciation issue d’une division technique et sociale du travail en fonction du niveau de qualification, du sexe, de l’âge ou de la nationalité.
13On l’aura compris, fort de sa richesse empirique et de sa diversité disciplinaire, cet ouvrage collectif offre un témoignage important sur une entreprise et le territoire qu’elle a produit, dépassant une simple lecture monographique pour s’inscrire dans une approche sociohistorique qui permet de « lire le monde » (p. 300) au-delà du cas étudié. On pourra tout de même regretter la quasi-absence de développements sur les liens de l’usine avec les acteurs publics locaux et nationaux, alors que l’encadrement de l’entreprise a exercé des fonctions politiques locales. Mais en réservant une place centrale aux travailleurs et aux travailleuses, l’ouvrage concourt à la production d’un récit contre-hégémonique, et pose en ce sens les jalons d’une mémoire alternative qu’il convient de préserver. Car Bataville constitue ainsi aujourd’hui à la fois un lieu de mémoire et un lieu où doit s’inventer un nouvel avenir pour le territoire.
Bibliographie
14Noiriel Gérard (1984), Longwy : immigrés et prolétaires 1880‑1980, Paris, PUF.
15Thomas Zanetti
16Université Lyon 3, UMR EVS
Pour citer cet article
Référence électronique
Thomas Zanetti, « Lionel Jacquot, Brice Monier, Martine Paindorge & Simon Paye, Bataville (1931-2001), ville-usine de la chaussure », La nouvelle revue du travail [En ligne], 25 | 2024, mis en ligne le 23 octobre 2024, consulté le 14 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/nrt/18385 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12kx0
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