Thomas Piketty, Capital et idéologie, Seuil, Paris, 2019, 1198 p.
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1Dans cet ouvrage imposant de plus de 1000 pages l’auteur montre comment chaque société tente de trouver des systèmes de justification aux inégalités existantes afin de rendre légitime et « naturel » son système de pouvoir. Les classes dominantes des sociétés anciennes et contemporaines avaient tout intérêt à essayer de masquer les conditions réelles de leur domination, et son caractère fondamentalement arbitraire, pour se maintenir et se reproduire. Le projet intellectuel et politique de Thomas Piketty est de dépasser le dernier système inégalitaire en place sur toute la planète c’est-à-dire le régime capitaliste ou « propriétariste ».
2Le livre commence par une mise en perspective historique sur la façon dont la propriété des actifs (y compris des personnes) a été traitée et justifiée dans différentes sociétés historiques, de la Chine, du Japon et de l'Inde, dans les colonies américaines sous domination européenne ainsi que dans les sociétés féodales et capitalistes en Europe. L’ambition est immense et le pari plutôt réussi même si certains thèmes majeurs comme celui de la « propriété sociale » ou celui du social-fédéralisme auraient mérité des analyses plus approfondies.
3Selon les économistes et les journalistes qui souscrivent à la pensée néo-libérale en économie, T. Piketty, s’attaquerait à tort à la propriété privée et développerait des thèses dangereuses et « confiscatoires ». Plus encore, en optant pour le choix d’un projet égalitaire, l’auteur se voit accusé par certains libéraux d’être un nouveau Gracchus Babeuf désireux de supprimer tous les milliardaires. La critique la plus discutable est probablement celle qui consiste à imputer à l’auteur, la volonté de réduire à néant la « faculté d’entreprendre ». Pourtant, loin de vouloir éradiquer la possibilité d’entreprendre et d’innover, c’est la figure du prédateur et du rentier qui est ici visée par T. Piketty. L’auteur ne confond donc pas le rôle de l’entrepreneur, porteur d’innovation et de progrès technique pour la collectivité, avec « l’homme d’affaires » qui tire simplement parti des imperfections des marchés et dont l’appât du gain a pour finalité principale d’augmenter son propre patrimoine financier.
4Notre compte-rendu ne sera pas exhaustif tant les thèmes traités dans ce livre imposant sont nombreux. C’est pourquoi nous ne retiendrons ici que les axes principaux des analyses de T. Piketty.
La propriété en question
5L’une des questions centrales posée par T. Piketty est celle d’une « propriété juste ». Pour parvenir à y répondre de manière efficace et cohérente, il est indispensable de sortir du « propriétarisme » qui est une idéologie politique fondée sur la défense absolue de la propriété privée. Et de remettre en cause le capitalisme conçu comme « l’extension du propriétarisme à l’âge de la grande industrie, de la finance internationale et aujourd’hui de l’économie digitale » (p. 1117).
6Le sommet du règne absolu de la propriété a sévi entre 1880 et 1914, en pleine période coloniale. Puis, progressivement la mise en place d’une fiscalité très progressive sur les revenus et les successions commence à changer les règles du jeu et à limiter le poids des droits de propriété. L’impôt progressif sur les successions avec des taux applicables de 30 % à 40 % dans la plupart des pays développés au cours du XXe siècle (voire 70 % à 80 % aux États-Unis et au Royaume-Uni durant plusieurs décennies) contribue à transformer la propriété permanente en une forme de « propriété temporaire ». Cela signifie que chaque génération, après avoir accumulé des biens considérables, devait en restituer une part conséquente à la collectivité lors du passage à la génération suivante.
7Dans cette perspective l’auteur propose d’instituer en France un impôt annuel et progressif qui remplacerait la taxe foncière et l’impôt sur la fortune immobilière et s’appliquerait également aux actifs financiers.
8Pour T. Piketty, la question du renouvellement de la propriété est indissociable d’une refondation démocratique beaucoup plus large. Sa conception du « socialisme participatif » s’appuie sur deux piliers : le dépassement de la propriété privée par la « propriété sociale » et la mise en place d’une « propriété temporaire ». Cette dernière favoriserait un système de circulation permanente de la propriété permettant à chacun d’obtenir une dotation de 120 000 euros, ce qui représenterait sensiblement 60 % du patrimoine moyen. Cette dotation universelle serait financée par un impôt progressif sur la propriété dont le montant s’élèverait à 0,1 % pour les plus bas patrimoines soit ceux de 100 000 à 200 000 euros. Le taux monterait progressivement et passerait à 5 % à partir de 2 millions d’euros, à 60 % au-dessus de 200 millions et à 90 % pour des patrimoines au-delà de 2 milliards d’euros. L’auteur propose ainsi de « socialiser » l’héritage afin que l’ensemble des jeunes puissent en bénéficier. Cela permettrait de rajeunir le patrimoine dès lors que chaque jeune pourrait acheter son logement et ne plus être dépendant des propriétaires. Ce serait également un moyen d’encourager la création d’entreprises ou la prise de participations par les salariés, dans le capital de leur entreprise.
9Le deuxième axe central est celui de la « propriété sociale » c’est-à-dire du partage du pouvoir dans les entreprises. Le pouvoir ne proviendrait plus exclusivement de la seule propriété du capital. S’inspirant de la cogestion allemande et de la codétermination dans les pays nordiques, T. Piketty propose que les salariés reçoivent 50 % des sièges dans les conseils d’administration et que les droits de vote des plus grands actionnaires soient plafonnés à 10 % dans les grandes entreprises. A travers cette mesure, les salariés seraient véritablement impliqués dans la définition des stratégies de long terme des entreprises et beaucoup plus présents et actifs pour limiter le pouvoir démesuré des actionnaires de contrôle et bloquer les intérêts financiers de court terme.
10En fait, le projet de T. Piketty est plus ambitieux pour les mondes du travail qu’une simple « cogestion » dans laquelle le « dernier mot » revient aux actionnaires en cas de désaccord, comme c’est le cas en Allemagne. La déconcentration de la propriété permise par l’impôt progressif et la dotation en capital pourraient au contraire permettre aux salariés d’acquérir des actions de leur entreprise et faire ainsi parfois basculer la majorité dans les conseils d’administration. Il est vrai qu’avec une partie, même réduite d’actionnariat salarié, le pouvoir des mondes du travail serait mieux assuré.
11Néanmoins, tout lien entre apport en capital et pouvoir économique ne serait pas systématiquement dissocié, du moins dans les petites entreprises, car on peut penser qu’une personne qui met l’ensemble de ses économies dans un projet d’entreprise doit disposer de plus de voix qu’un salarié embauché très récemment (et qui peut partir ailleurs à tout moment afin de développer son propre projet).
12La propriété sociale ainsi définie par l’auteur serait certes un point d’appui essentiel pour rééquilibrer les pouvoirs dans l’entreprise mais la question de la propriété ne résume pas, à elle-seule, la manière de produire les richesses (biens et services).
L’entreprise et la manière de compter : les impensés de l’analyse de Thomas Piketty
13Pourquoi les questions du statut et des finalités de l’entreprise ne sont-elles pas présentes dans l’ouvrage de T. Piketty ? Faudrait-il abandonner au patronat et à la finance la définition légitime de l’entreprise ?
14L’entreprise est-elle simplement réductible à une « somme de contrats », comme le prétendent certaines théories anglo-saxonnes ? Peut-on la concevoir comme un simple outil de rendement pour les détenteurs de capitaux ou bien comme un outil de travail animé par des collectifs de salariés ? N’est-elle pas le fruit commun et indivisible d’agents (entrepreneurs, apporteurs de capitaux, salariés) et d’institutions (États et collectivités locales), qui fournissent les biens publics nécessaires à toute activité économique ?
15Les modèles qui sont proposés pour définir la « nature » de l’entreprise, ses finalités et la conception de l’efficacité économique et sociale ne sont pas neutres. Ils orientent une manière de voir et de prendre les décisions aux différents niveaux de l’organisation : stratégique (gouvernance), tactique et opérationnel.
16Autre impensé du discours de l’auteur : la manière de compter que révèlent les outils comptables. Pourtant, concernant l’écriture politique de la « valeur », il existe autant de modèles comptables que de représentations du monde. De cela découle toute une variation des définitions du capital, du travail et de l’entreprise, qui en dernière instance, résultent bien de choix politiques.
17Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que les agents économiques qui possèdent l’essentiel des pouvoirs et qui dominent dans notre système socio-productif et financier sont ceux qui façonnent le système comptable de façon à faire apparaître en priorité leur « résultat », calculé selon leur propre vision de la réalité économique.
18Les modifications fréquentes des concepts de résultat et des types d’évaluation sont la conséquence de luttes entre différentes parties prenantes (créanciers, actionnaires, managers, salariés, etc.) dans l’entreprise pour façonner à leur manière, la représentation de la manière de produire et de distribuer les richesses. Ainsi depuis les années 1980-90, les marchés et l’économie mondiale sont régulés en grande partie par la comptabilité anglo-saxonne c’est-à-dire par les normes IFRS (International Financial Reporting standards) et par la recherche de la valeur pour l’actionnaire ou Economic Value Added (EVA).
19Le système comptable qui s’impose au niveau mondial à travers le code financier des IFRS est extrêmement coercitif. Il conduit à des normes très élevées de rentabilité préétablie (15 % et au-delà), sans se soucier de protéger les êtres humains et la nature. Il est donc la principale cause des problèmes économiques, sociaux et écologiques du monde actuel. N’est-il pas regrettable que T. Piketty n’y fasse jamais référence ?
20Compte tenu de la prégnance actuelle des normes IFRS et des outils comptables en vigueur, l’entreprise comme « structure productive » dont la finalité est de produire et de vendre des biens et/ou des services n’existe pas. Seule est reconnue par le droit positif la toute-puissance de la « société » (entité juridique) portée par des détenteurs de capitaux qui exigent des taux de rentabilité de plus en plus déconnectés du développement de l’économie réelle.
21Autrement dit, la question de la « propriété sociale » n’épuise pas le thème de la production des biens et des services dans le monde physique ni celui du pouvoir réel des salariés, surtout si les référentiels qui orientent les manières de compter restent identiques aux modèles de gestion dominants.
22Dans un monde économique et financier où la concurrence capitaliste reste la règle et sans une refondation radicale des outils de gestion orientés jusqu’à ce jour profit et rentabilité, les salariés seront conduits à accepter et à se soumettre aux règles du jeu définis par les marchés et par les détenteurs de capitaux. Car si l’un des centres névralgiques du système capitaliste se situe bien dans son droit comptable, le partage des pouvoirs ne sera pas suffisant, à lui seul, pour mettre en valeur un résultat économique différent de celui des propriétaires privés.
Des orientations progressistes et des pistes pour demain
23Les mécanismes de légitimation de l’ordre social attribuent le plus souvent à l’individu le mérite de sa réussite ou de son échec. Cette illusion méritocratique se déploie dans le champ de l’éducation et les privilèges sociaux se perpétuent d’autant plus facilement qu’ils apparaissent sous les atouts du « don » et de la responsabilité individuelle. Or, rappelle T.Piketty, l’individu est le produit d’une éducation reçue durant la première partie de son existence par une famille qui lui a offert ou non le capital scolaire, économique et social. Il n’est pas autodéterminé par la volonté de son seul libre-arbitre. Les possibilités de réussite dépendent largement de la qualité des institutions et des moyens que la famille a pu mobiliser. En conséquence, T. Piketty pense qu’il est indispensable de promouvoir une véritable transparence en matière d’allocation des moyens si l’on veut construire les normes acceptables d’une justice éducative. Pourquoi continuer à mieux financer les collèges et les lycées les plus privilégiés ou bien les filières sélectives du supérieur que l’université ? À cet égard, l’auteur rappelle que le contexte général se caractérise par un investissement éducatif qui est passé de 1 % du revenu national au début du XXe siècle à un peu plus de 6 % dans les années 1990, avant de stagner, et d’être orienté à la baisse depuis plus de deux décennies malgré la forte augmentation du nombre d’étudiants.
24Ainsi, pour une plus grande égalité des générations futures, T. Piketty met en avant une nouvelle approche de la justice éducative. Constatant qu’aux États-Unis le taux d’accès à l’université est parfaitement corrélé à l’origine sociale de la famille et que, même en France, les inégalités en la matière sont très fortes, il en déduit que tous les enfants ne bénéficient pas du même investissement éducatif dans leur vie. Il propose en conséquence pour celles et ceux qui n'ont pu accéder à l'enseignement supérieur des crédits de formation substantiels afin de recréer une certaine égalité des chances. Une personne qui quitte l’école à 16 ans ou 18 ans devrait pouvoir ensuite utiliser au cours de son existence un capital éducation de 100 000 à 150 000 euros afin de reprendre une formation à 25 ou 35 ans ou bien être autorisée à étaler ce capital tout au long de la vie.
25La justice éducative passe selon lui également par un rééquilibrage effectif des dépenses éducatives en faveur des zones défavorisées.
26En matière de revenus et de patrimoines, T. Piketty reconnaît que la finance hypertrophiée est responsable de l’explosion des inégalités dans toutes les parties du monde. La libéralisation des flux de capitaux sans régulation institutionnelle a été une grave erreur car elle a déstabilisé les économies et miné le système bancaire. D’où la nécessité de se débarrasser des traités en vigueur qui ont permis une libre circulation et de mettre en place un contrôle des capitaux. L’auteur a encore une fois raison d’esquisser la forme que pourrait prendre un nouveau cadre légal international. Encore faudrait-il que le cadre proposé soit suffisamment puissant et cohérent pour faire face aux défis d’un libre-échange généralisé. Ce dernier est soutenu par les institutions européennes et internationales qui mettent en concurrence des systèmes sociaux et fiscaux souvent très différents. Les solutions avancées permettraient à quelques pays, nous dit l’auteur, de se diriger vers une « voie social-fédéraliste en concluant des traités de codéveloppement entre eux, tout en restant ouverts à ceux qui veulent rejoindre le projet » (p. 1187). L’objectif visé étant celui d’un système coopératif, égalitaire et inclusif, les sanctions imposées aux États non coopératifs devraient prendre des formes réversibles afin de ne pas durcir les relations interétatiques. Comme il est peu probable que les États, en Europe et ailleurs, cessent de se livrer à une concurrence néfaste pour instaurer des coopérations nouvelles, T. Piketty n’hésite pas à indiquer qu’un seul pays, la France par exemple, pourrait « de façon isolée, prélever la part de l’impôt mondial sur les sociétés qui lui revient en proportion des ventes de biens et services réalisés sur son territoire » (p. 1188).
27Comment, dans ce cas, réagiraient les structures surplombantes (Commission, Cour de justice de l’Union et Banque centrale européenne) à qui les États ont transféré des pouvoirs politiques très importants ? Les grandes décisions économiques (monétaires, budgétaires, commerciales) sont presque entièrement prises par des « opérateurs » indépendants, quand elles ne sont pas prédéterminées par inscription dans des traités que l’on ne peut plus modifier (sauf à sortir de ces traités). De fait, la quasi-totalité de la politique économique se trouve désormais hors du champ du débat démocratique.
28Aussi, la volonté d’un pays de mettre fin au dumping fiscal des multinationales se heurtera à des forces sociales colossales et ne trouvera pas vraiment d’alliés dans le cadre de l’Union Européenne, du moins sous sa forme actuelle. A moins que la « raison » ne reprenne le dessus et que soit abandonnée l’idéologie du Marché unique, de la concurrence parfaite, de la dérégulation tous azimuts, de la vénération pour la compétitivité et des gains de parts de marchés. Ce qui supposerait une remise en cause complète de ces doctrines et un renversement démocratique des logiques institutionnelles de l’UE.
29Malgré un certain nombre d’analyses qui peuvent prêter à discussion concernant en particulier la façon de voir l’entreprise et de compter ou la vaine recherche d’une voie social-fédéraliste coopérative européenne ou internationale, l’ouvrage de T. Piketty a le mérite de montrer que des alternatives ont toujours existé et qu’il en existera encore à l’avenir. Il y a en effet de multiples façons de structurer un système économique, social et politique, de définir des relations de propriété ou encore d’organiser un régime fiscal ou éducatif.
Pour citer cet article
Référence électronique
Daniel Bachet, « Thomas Piketty, Capital et idéologie, Seuil, Paris, 2019, 1198 p. », La nouvelle revue du travail [En ligne], 17 | 2020, mis en ligne le 01 novembre 2020, consulté le 30 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/nrt/7808 ; DOI : https://doi.org/10.4000/nrt.7808
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