1Les instances éducatives de l’enseignement agricole ont été explorées à partir de leurs effets, comme instrument de mobilité ou de relégation sociale (Tranchant, 2013), comme outil de renouvellement de catégories sociales dans la profession (Grignon, 1975) et comme support à la reconduction des hiérarchies de genre (Dahache, 2014). Parallèlement, cet enseignement professionnel spécialisé a été apprécié à l’aune de ses recompositions qu’il s’agisse de l’évolution de ses modèles éducatifs et professionnels (Benet, 2016), de la diversification des niveaux et des établissements de formation (Sanselme & Dupont, 2000), mais également des transformations des formes de régulation publique qui l’encadrent (Denis, 2017).
2Une série de travaux s’est corrélativement intéressée aux trajectoires scolaires d’entrants dans la profession. Par l’examen des stratégies de reproduction familiale, ces recherches signalent que les choix d’orientation scolaire font l’objet de négociations entre les membres de la famille (Alarcon, 2008) et que les parcours scolaires, en même temps qu’ils prolongent la socialisation familiale à la reprise, préparent le repreneur à des attentes techniques et des savoir-faire économiques de plus en plus exigeants (Bessière, 2010). L’analyse des relations entre niveaux de certification scolaire et orientation productive a également révélé que la détention d’un capital scolaire général élevé est un déterminant central de l’installation en production biologique (Samak, 2014), de la diversification des modes de commercialisation (Paranthoën, 2014) et de l’activation d’engagements syndicaux minoritaires (Bruneau, 2006).
3En analysant l’influence de capitaux scolaires à haut rendement culturel sur les clivages sociaux et économiques internes au groupe agricole (Giraud, 2013), cet article propose d’ouvrir la boîte noire des appareils éducatifs pour comprendre leurs incidences concrètes sur les destins professionnels de repreneuses. Il ambitionne en cela d’étudier l’effet des contenus de formations suivies par six filles d’agriculteurs sur leur manière d’envisager l’installation agricole en famille et de concevoir leur exercice professionnel.
- 1 Bien que le nombre de femmes parmi les chef.f.es d’exploitation et coexploitant·e·s a considérablem (...)
4Cet article se fonde sur une recherche consacrée aux recompositions du métier d’agricultrice au sein de l’agriculture d’élevage familiale, caractérisée par la persistance du « métier de couple » (Barthez, 1982)1. Bien que les éleveuses enquêtées partagent cette situation, leurs parcours d’installation témoignent d’une grande variété : 32 sont des « accompagnantes » qui viennent à l’agriculture pour soutenir le statut du mari-repreneur, 38 des « héritières » qui actualisent leur aspiration à l’installation par la mise en couple avec un impétrant agricole, 13 des « repreneuses » qui prennent la suite de l’exploitation familiale et 5 des « bâtisseuses », non issues du milieu agricole, qui s’installent d’abord seules puis s’associent à leur conjoint.
5Dans cet article, nous avons fait le choix de nous intéresser spécifiquement à six repreneuses dont le parcours de formation combine des apprentissages professionnels et généralistes. Le choix de reconstituer des itinéraires de socialisation qui placent ces aspirantes agricoles au contact d’univers scolaires au recrutement social plus sélectif, nous permet de saisir la double contribution des institutions scolaires à la redéfinition des manières d’appréhender le rapport au travail en agriculture et, corrélativement, aux manières de gérer l’héritage familial par celles qui appartiennent au haut de la hiérarchie professionnelle. En outre, à rebours de travaux qui ont souligné l’existence de « formes sexuées des mises en apprentissage et au travail » préjudiciables aux filles, au sens où elles les éloignent des standards de comportements professionnels dominants (Dahache, 2014), l’analyse des parcours de formation de ces candidates à la reprise pose la question de l’ordonnancement des principes éducatifs de l’égalité et de la méritocratie dans des systèmes d’enseignements agricoles. Elle permet en cela de rendre compte de la mise en débat pratique et critique du partage des rôles sexués sur les exploitations à la fois par les familles agricoles et par les instances éducatives.
Propriétés sociobiographiques des six agricultrices étudiées
- 2 En considérant l’âge moyen de nos enquêtées, et en comparaison des données statistiques condensées (...)
Au moment de notre enquête (2012-2015), ces agricultrices ont entre 32 et 42 ans. Filles d’agriculteurs exploitant en couple, elles ont en commun d’avoir précocement développé un goût pour l’agriculture et hérité d’un apprentissage pratique du métier. Cette inculcation primaire des savoir-faire agricoles se double d’un encouragement scolaire prononcé de la part des parents et des enseignants. Elles détiennent un capital scolaire technique agricole certifié (diplôme du cycle secondaire court) qu’elles combinent à des titres scolaires généraux et à des formations techniques spécialisées complémentaires à un diplôme agricole2. Elles sont rarement des repreneuses directes et leur niveau qualification les ont préalablement orientées vers le salariat, le plus souvent vers des postes de technicien ou d’encadrement intermédiaire dans les structures para-agricoles et les industries agroalimentaires requérant une certaine compétence de métier et une discipline scientifique. Cette expérience salariée pré-installatoire est néanmoins de courte durée, comprise entre 3 mois et 2 ans. Elles s’installent sous la forme sociétaire avec au moins un membre de leur famille, le plus souvent leur conjoint, et disposent d’une part de capital social et de droits professionnels en vertu de leur statut d’associée. Elles ont par ailleurs toutes recours à de la main-d’œuvre salariée permanente ou temporaire. Leurs exploitations sont principalement laitières et parfois mixtes porc-lait. Elles se situent économiquement dans la moyenne haute des exploitations de la région.
6À partir d’une analyse approfondie d’entretiens biographiques et d’une focale portée sur les étapes de la trajectoire qui comprennent les socialisations familiales, les cycles de formation secondaire et supérieure et les quelques années qui suivent l’installation, cet article documente la manière dont les systèmes d’enseignements contribuent à l’accumulation de ressources culturelles et entrepreneuriales, faisant ainsi des filles d’agriculteurs des repreneuses adaptées au fonctionnement de l’entreprise agricole contemporaine et des figures exemplaires des mutations des rapports de genre en agriculture.
7L’étude de ces parcours scolaires dessine trois types d’aspirations professionnelles. Pour les unes, les dispositifs de formation, en soutenant l’adhésion au productivisme agricole mais aussi le goût pour la distinction technique, permettent aux repreneuses de valoir leur place dans des systèmes d’organisation du travail familiaux managérialisés (1). Pour d’autres, la possession d’un capital scolaire technique et généraliste procure des ressources culturelles et façonnent des réflexes d’action pratique qui soutiennent leur désir d’entreprendre et leur quête d’autonomie (2). Enfin, le processus itératif de formation à l’alternative agricole pousse les dernières à une rénovation critique du sens et de la finalité du travail agricole, alors techniquement ajusté l’exigence écologiste et compatible avec la réalisation de soi (3).
8L’encouragement à la performance scolaire de Claire et de Myriam, toutes deux issues des fractions économiquement dotées de l’espace social agricole, valide leur position d’héritières de l’agriculture de pointe. La certification scolaire de leurs dispositions à l’excellence professionnelle se cumule aux incitations d’acteurs éducatifs qui renforcent leur légitimité à incarner l’avant-garde technique, qui entretiennent leur assimilation « naturelle » au monde des hommes et qui stimulent leur intégration dans le monde compétitif de l’entreprise agricole mondialisée. Ferventes promotrices du capitalisme agricole familial, ces agricultrices revendiquent une discipline du quotidien caractéristique de la dirigeante d’entreprise, qui optimise rationnellement l’articulation de ses temps sociaux.
9Respectivement diplômées en 1993 et en 2001 d’un BTS Analyse Conduite et Stratégie de l’Entreprise agricole, Myriam et Claire disposent de solides connaissances techniques et gestionnaires nécessaires à la conduite d’exploitations modernisées. Ce parcours scolaire honorable consacre l’encouragement paternel précoce à s’affranchir des conventions genrées et la transmission d’un rapport ambitieux à la réussite professionnelle. Ainsi, Myriam se sent redevable à l’égard de son père qui lui a appris très tôt à labourer avec des « grosses tonnes à lisier de 10 000 litres, des gros tracteurs » afin de déjouer des systèmes de formation lui paraissant défaillants s’agissant de l’apprentissage des filles.
10Adolescentes, elles excellent dans les disciplines de précellence technique, qu’incarne notamment le concours de jugement de bétail. La noblesse des compétences attachées à un exercice traditionnellement monopolisé par les hommes vaut à Claire d'acquérir une réputation parmi ses pairs : « Lorsqu'il y avait les comices, il fallait juger des vaches, je battais tous les garçons qui étaient agriculteurs déjà installés ! Et puis en fait après on m'a demandé d'être juge. Ils voyaient une nana qui jugeaient des vaches, quelle surprise ! J'étais un peu l'attraction ! Ça me plaisait. » Myriam, qui lycéenne accompagne une photographe animalière à la recherche de « championnes de concours », retire une même fierté de ses compétences zootechniques.
11Dans les divers espaces de socialisation scolaire qu’elles fréquentent – établissements agricoles, stages – ces filles d’agriculteurs tirent profit de leur adaptation à l’excellence professionnelle. Leur maîtrise des prescriptions agricoles est en effet surenchérie par le fonctionnement méritocratique de l’institution scolaire qui soutient l’accumulation de leur capital social et symbolique en les mettant au contact de la fraction élitaire de l’espace agricole. Claire, attirée par la manipulation génétique, est ainsi appuyée par ses enseignants pour décrocher un stage dans une exploitation de la région réputée pour ses résultats génétiques. En raison de son statut de bonne élève, appliquée et volontaire, elle est également encouragée, à l’issue de son BTS, à prétendre à des diplômes plus côtés car ouvrant aux métiers de l’encadrement technique agricole. Elle s’inscrit alors dans une formation complémentaire spécialisée dans le conseil en comptabilité et gestion agricoles.
12Du côté de Myriam, l’institution scolaire récompense à la fois son érudition technique mais également son appétence pour la pratique d’une langue étrangère, qu’elle-même envisage comme des qualités entrepreneuriales idoines à sa future installation. Contrairement au reste de sa promotion, elle bénéficie de pratiques éducatives à fort capital culturel et économique dans des espaces non scolaires (Wagner, 2007). En effet, en même temps qu’elle prépare son bac agricole, Myriam suit des cours privés d’anglais et correspond avec des lycéens résidant dans des pays anglophones. Par ces ressources culturelles, elle devient détentrice d’une parole autorisée au sein de son groupe de pairs, y compris dans les domaines techniques typiquement connotés « masculins » : « Quand je disais quelque chose c'était quelque chose de vrai, concernant la technique, donc ben les gars, ils n'avaient pas à me prendre en grippe. Puis concernant l'anglais, la prof me disait "Bon ben Myriam, tu vas faire la lecture", il y en a beaucoup qui ne comprenait pas un mot d'anglais ». Tout comme Claire, elle est encouragée par le corps enseignant à capitaliser ses compétences linguistiques dans des apprentissages agricoles remarqués, notamment lorsqu’elle est incitée à réaliser un reportage sur une exploitation laitière états-unienne et à interviewer ses gérants.
13La formation agricole est d’évidence le lieu où ces jeunes héritières construisent leur prétention à devenir les porte-parole légitimes de leur profession en dépit de leur situation minoritaire de genre, comme le signale Claire lorsqu’elle annonce qu’elle « [a] été élue à l'unanimité déléguée de classe ». Cette autorisation sociale à se penser et se poser comme prescriptrices de pratiques de travail réputées dès le stade de leur formation n’est pas sans lien avec la position de leurs parents dans le haut de la hiérarchie agricole. Cette volonté de maintenir le rang et la réputation de la famille conditionne leurs attentes scolaires et explique l’esprit d’initiative qui les anime, comme le signale l’inscription de Myriam dans la droite ligne du modernisme familial : « Mes parents c'était déjà décrochage automatique dans la salle de traite, transplantation embryonnaire ».
14Le souci de Claire et Myriam de précéder leur installation d’une expérience salariée leur permettant de consolider leurs compétences techniques et managériales les conduit à candidater à des emplois au sein d’institutions d’encadrement dominantes de l’agriculture. Myriam postule ainsi à un emploi contractuel à la direction départementale de l'Agriculture où elle réalise des contrôles d’identification des animaux en vue de l’attribution de primes de la Politique agricole commune. Elle est ensuite sollicitée par des enseignants du lycée agricole où elle a réalisé son BTS pour dispenser les sciences et techniques agronomiques en formation pour adulte. La seconde est embauchée comme technicienne dans un organisme réputé de conseil en élevage.
15Cette parenthèse salariale, où elles consolident leur réputation de « bonne » technicienne dans des métiers d’interface directe avec des agriculteurs, correspond à la période où elles rencontrent leur conjoint, avec lequel elles projettent de s’associer. Ces alliances, gouvernées par l’homogamie au sens où ces compagnons sont également fils de familles agricoles bien installées, rendent possible au sein de la fratrie, la transmission à la fille de l’exploitation familiale. Devant le projet d’installation de leur sœur, désormais consolidé par leur mariage, les frères, également prédisposés au métier, persévèrent dans les opportunités professionnelles ascendantes qui s’offrent à eux dans l’espace professionnel local : pour le cadet de Myriam, prendre la tête d’une entreprise de travaux agricoles, pour les deux frères de Claire, nourrir les rangs de l’un des GAEC les plus renommés du département, originellement fondé par deux dirigeants syndicaux et aujourd'hui composé de six associés. En dépit de conditions d’installation différenciées, Myriam intégrant le GAEC familial avec son mari et Claire amendant le capital d’un GAEC d’éleveurs chez qui elle réalisait l’appui technique en y apportant l’exploitation familiale reprise avec son conjoint, les deux femmes ont à cœur de faire de leur arrivée dans ces sociétés agricoles une plus-value entrepreneuriale. Elles participent ainsi activement à l’introduction de marqueur de différenciation technique et de critères d’optimisation du travail, la première en réclamant l’installation d’un robot de traite afin d’alléger l’astreinte hebdomadaire, la seconde en accompagnant la conversion à l’agriculture biologique de l’exploitation laitière. Tandis que l’une s’impose comme une productrice de matières premières standardisées par l’accumulation de capital, la seconde répond du « nouvel esprit du productivisme » (Fouilleux & Goulet, 2012) en recherchant dans des innovations techniques comportant des bénéfices écologiques des opportunités de profits.
- 3 Concept élaboré par Michel Griffon, ingénieur agronome, lors du Grenelle de l’environnement, et auj (...)
16Leur auto-perception comme avant-garde professionnelle les pousse au maintien de leur statut de « femmes » d’exception, symboliquement alimenté durant leur cursus scolaire. Forte de ses compétences linguistiques, Myriam est régulièrement sollicitée par les autorités politiques locales et les dirigeants syndicaux pour accueillir sur son exploitation des délégations d’éleveurs étrangers. De son côté, en se portant candidate à un trophée agricole qui récompense les innovations de nouveaux installés, Claire s’estime non seulement garante d’un mode de production « écologiquement intensif3 » mais également représentative des qualités entrepreneuriales des femmes.
17L’adhésion de ces agricultrices à une grammaire libérale des rapports économiques impacte leur appréhension des temps professionnels et privés, qu’elles segmentent tout autant qu’elles compartimentent les responsabilités sur leurs exploitations. Dans les sociétés agricoles où elles exercent, les tâches sont en effet clairement définies, de sorte que les associés apparentés, extra-familiaux et salariés sont chacun responsable d’un atelier. Ce mode d’organisation est valorisé comme celui qui permet de travailler le plus efficacement. Ce « culte de la performance » est d’ailleurs appliqué à toutes les sphères de leur vie sociale (Ehrenberg, 1991). Selon Claire, la naissance d’un enfant, trois mois après son installation, « [les] a obligés [elle et ses associés] à être efficaces ». Dans le planning d’exploitation, des temps ont spécifiquement été dédiés au travail parental selon un principe de rotation. Le travail du mercredi est alors roulant, de sorte que les quatre associés puissent disposer d’une matinée avec les enfants. En outre, les tâches ménagères et domestiques jugées les plus chronophages, notamment le linge et le ménage, ont été intégrées à la comptabilité d’exploitation, notamment par le recours à de la prestation de service externe. Se vivant à la tête d’exploitations managérialisées, ces agricultrices rejouent ainsi l’image des « managers des temps modernes » (Hubscher & Rinaudo, 1992, 100), capables de productivité dans leur vie professionnelle comme personnelle.
18Les cas de Lise et de Magali éclairent les ressorts scolaires de consolidation d’un ethos entrepreneurial. En combinant des titres scolaires généraux et professionnels, ces filles d’agriculteurs accumulent des ressources culturelles et des réflexes d’action pratique ajustés à leur vision de l’indépendance. Par le franchissement des frontières géographique et sociale qu’induit leur mobilité scolaire, et conséquemment l’incorporation d’un habitus proche de celui des cadres techniques et commerciaux d’entreprise, ces « dominées aux études longues » (Schwartz, 1998, 159) cultivent des dispositions à l’autonomie, refusant alors de se cantonner à la posture d’exécutante. Pour ce faire, elles misent sur la reconquête de marges d’autonomie par rapport aux fournitures en amont de la production, sur des activités novatrices et peu conformes aux pratiques locales, et enfin sur une organisation du travail transgressive des normes de genre.
19Si la transmission volontariste de la pratique et du goût agricoles s’opère également en famille chez Lise et Magali, elle est néanmoins vécue comme le produit d’une forte contrainte parentale. Ces agricultrices décrivent une enfance laborieuse, marquée par l’autoritarisme de leur père et par la réprimande lorsqu’elles échouent aux épreuves de virilité qui leur sont adressées. La composition de leur capital scolaire, qui mélange de savoirs techniques institués et de modes de raisonnement généralistes, les démarque du précédent profil et les rapproche du « pôle “privé” des classes moyennes » (Gombert et Van Zanten, 2004). Cette dérivation vers un cursus scolaire généraliste, bien que le fruit d’affrontements véhéments avec un père en désaccord avec cette option, est rendu possible par le soutien maternel à leur projet et par un calendrier d’installation différé par l’âge des parents, encore en activité.
20S’agissant de Lise, la double tonalité agricole et générale de son itinéraire scolaire débute par le passage de la première générale à la terminale agricole que l’intéressée renvoie à un sentiment de décalage vis-à-vis des enfants culturellement dotés du centre-ville. Élève studieuse et friande des matières relatives à la gestion d’entreprise, elle prolonge son BTS Production animale de deux années de formation dans une école de commerce et de management formant les futurs cadres des industries et coopératives agro-alimentaires. Elle y reçoit un enseignement proche des formations d’ingénieurs et réalise des stages en alternance. Cette dualité du parcours scolaire caractérise également la trajectoire de Magali. Passionnée de cross, elle décide à la fin du collège de s’inscrire en filière Sport Études Athlétisme et vit la semaine en internat dans un lycée de métropole régionale. Après son bac scientifique, elle envisage de devenir animatrice sportive ou de passer les concours de police, mais opte finalement pour une première année de licence d’Économie en raison des débouchés possibles qu’offre à ses yeux une telle filière. À l'issue de cette expérience universitaire qu’elle juge peu concluante faute d’encadrement, Magali exerce pendant une très courte période comme aide familiale sur l'exploitation où son frère aîné et sa mère sont associés. Son envie d'installation s'aiguisant, elle reprend une année de formation pour adulte et valide un diplôme de formation IV équivalent à un Bac pro. Elle décrit cette inscription comme une pure formalité permettant de se conformer aux exigences administratives nécessaires à l’installation. Elle y retrouve certes des connaissances d’enfance que sont les fils d’agriculteurs des localités voisines mais indique « [s]’y [être] ennuyée », à l’exception des périodes de stage où elle « [a] pu enfin mettre à la main à la pâte ».
21Le passage de Magali par l'Université et de Lise par une école de l’enseignement technique supérieur a fortement marqué leur expérience de jeunesse. Lise garde un souvenir enchanté de son exil citadin et des rendez-vous festifs étudiants qu’elle découvre alors. La poursuite d’études supérieures a ainsi confronté ces jeunes rurales à une mobilité géographique qu’elles vivent comme une période d’épanouissement personnel mais surtout de soustraction aux pesanteurs des relations familiales.
22La composition hybride de ces cursus, à cheval entre filières professionnelle et générale, témoigne de l’apprentissage d’un ethos scolaire combinant des traits de caractère érudits et entrepreneuriaux. Aussi, Magali et Lise ressentent un double désajustement vis-à-vis des systèmes de valeurs qui structurent ces types de formation. D’un côté, elles éprouvent un sentiment de conformité ennuyée à la formation agricole où, en plus d’avoir été régulièrement mises à l’écart en tant que femmes, elles se sont trouvées cantonnées à des savoirs « très terre à terre ». C’est donc un rapport intéressé au savoir que Magali lui oppose quand elle dit avoir apprécié le défi cognitif proposé par les disciplines des sciences humaines : « Tu comprends mieux après ça, la sociologie, l’économie, et puis le reste, ça fait vachement cogiter. En fait, je ne voyais pas trop où j'allais aller avec ça mais j'ai beaucoup appris, d'un point de vue personnel, ça m'a beaucoup plu ». De l’autre côté, elles ressentent une frustration par rapport à des diplômes académiques dont elles constatent la faible opérationnalité. Malgré la proximité d’habitus avec les cadres du privé qu’elle a nourri en côtoyant de responsables commerciaux et managers en agro-fourniture, Lise leur reproche d’appliquer un management désincarné, trop éloigné de la réalité économique de terrain : « J'ai fait un stage à [grand groupe coopératif laitier] pour vendre du beurre de baratte et j'ai prospecté dans tout l'Ouest. J’ai pas du tout aimé l'ambiance de la grande distribution, faut voir les mecs, ils vendent, business y’a que ça, mais l’agriculture ils connaissaient même pas ». Finalement, ces aspirantes à l’indépendance ne rejettent pas complètement les savoirs généralistes et l’ethos scolastique dont elles reconnaissent la validité sociale, notamment parce qu’ils motivent un projet d’ascension professionnelle au sein de leur milieu d’origine, mais se positionnent comme réfractaires à une discipline scolaire centrée sur le savoir encyclopédique. Selon la formule d'Olivier Schwartz qui parle de « dominés aux études longues », ces jeunes femmes connaissent l'autolimitation des classes populaires face aux études universitaires mais jouent, dans leur familiarité momentanée avec l'école, une « rupture majeure avec les modes de vie et les pratiques de leur milieu d'origine » (1998, 159).
23Au sortir de leur cursus scolaire, devant l’indécision qui est la leur de s’associer aux apparentés sur l’exploitation familiale, Magali et Lise se dirigent vers le salariat. Elles espèrent convertir de la sorte leurs titres scolaires en positions professionnelles avantageuses sur le marché local de l’emploi, dont l’accès leur est par ailleurs facilité par la détention d’un fort capital social familial. Respectivement embauchées comme cheffe d’équipe dans un point vente d’une coopérative agricole multi-spécialisée et responsable de démarchage commercial dans une coopérative laitière, Magali et Lise occupent des postes d’encadrement intermédiaire et y développent des aptitudes managériales au travail en équipe. La subordination salariale de leur statut d’emploi entre toutefois rapidement en conflit avec leur acception de l’indépendance comme prise d’initiative et autonomie décisionnelle.
24Tandis que la position de donneuse d’ordre à laquelle aspirent ces deux femmes les oriente définitivement vers l’installation, ces futures indépendantes rencontrent un second désajustement, cette fois entre leurs velléités entrepreneuriales et la réalité du travail agricole. Ce décalage résulte tout d’abord d’épreuves de genre auquel le retour à des sociabilités agricoles ordinaires confronte ces femmes. Alors qu’elle exerce comme salariée dans une association de remplacement agricole quelques mois avant d’officialiser son entrée au GAEC familial, Magali est exposée à deux tentatives d’agression sexuelle de la part d’agriculteurs chez qui elle intervient. De son côté, Lise vit avec son beau-frère avec qui elle est associée un conflit d’autorité, en raison notamment de la surveillance qu’exerce son collègue sur son activité. Dès lors, la prise de conscience des préjudices qu’elles subissent en tant que femme se traduit chez ces éleveuses par l’affirmation d’un « soi rebelle » (Achin & Naudier, 2010). Prouver qu’elles sont les égales des hommes galvanise l’esprit d’initiative de ces agricultrices qui déploient toute leur énergie à se faire reconnaître comme cheffes d’entreprise, aux antipodes de postures d’exécutantes auxquelles le salariat et la domination masculine les renvoient.
25Deuxièmement, ces agricultrices demeurent en quête de trames relationnelles qu’elles ont connues en s’écartant scolairement de l’enseignement agricole et qui leur ont permis d’apprécier des pratiques culturelles socialement plus sélectives. L'attirance pour des centres d'intérêt labellisés du sceau de la légitimité culturelle plonge Magali dans le regret de mettre un terme au plaisir de l’instruction suite à son installation : « Tu vois, si ma ferme avait été près de Rennes, j’aurais aimé prendre des cours comme ça, continuer l’économie par exemple, mais le fait d'être en campagne ça bride un peu quand même ». Pour conserver cette stimulation intellectuelle qui les anime, Magali et Lise vont alors user de leur « prétention armée » (Bourdieu & De Saint Martin, 1976), ce « bluff culturel » qui les rend habiles à repérer la posture pourvoyeuse d’honorabilité dans leur groupe de référence. Ainsi, à son arrivée sur l’exploitation familiale, alors pilotée par son conjoint et son frère, Magali décide de se passer de l’appui des techniciens lait. S’insérant dans la suite logique de modes d’apprentissage scolaires autonomisants, le souhait d’apprendre et d’entreprendre avec d’autres professionnels débouche sur une très forte autonomie dans la conduite de l’exploitation laitière : « On a arrêté le Contrôle laitier et on a acheté des Tru-Test [compteurs à lait] à plusieurs, on a un logiciel à lait et puis on gère tout seul notre cheptel, du coup on est plus attentif à nos vaches ». Également très concernée par le développement autonome de son entreprise, Lise convainc son mari, qui prend le relai de son beau-frère suite à l’implosion du GAEC huit mois après son installation, de se munir d’un système de fabrication d'aliments qui approvisionne l’atelier de porc naisseur-engraisseur des céréales produites sur l’exploitation. Elle tient parallèlement à conserver son territoire professionnel en montant un atelier de vaches allaitantes de Salers dont elle assume seule la responsabilité et qui la distingue parmi les éleveurs locaux de viande bovine, peu connaisseurs d’une race typique du Massif-Central. Se jouent alors pour ces agricultrices la conquête ou la défense d’un territoire professionnel dans un système conjugal d’exploitation, dont elles savent d’expérience qu’il participe de l’invisibilisation du travail des femmes. Plus encore, cette mise en application concrète de l’autonomie s’inscrit dans une démarche délibérée de transgression des rapports de genre qui se pense au-delà de la sphère professionnelle. Leur attitude entreprenante sert en effet une meilleure répartition des rôles domestiques. L’énergie que Magali déploie à monter un groupement d’employeurs répond au souhait de décharger le couple de l’astreinte de la traite certains jours, afin que chacun assure à tour de rôle le gardiennage de leur jeune enfant et que son mari ne s’y soustrait pas faute de temps.
26Ce dernier temps nous amène à découvrir les parcours de Solène et d’Eugénie qui s’engagent dans des formations agricoles porteuses de désectorisation cognitive, soutenant l’acquisition de réflexes de pensée critiques des modes de production dominants. Leur socialisation itérative à l’alternative agricole, permise par leur participation à des groupes d’échanges techniques innovants et par leur conversion à l’agriculture biologique, fonctionne alors comme acclimatation au raffinement social, entendu comme adhésion aux codes culturels légitimes, manifestation d’une bonne volonté écologique et réalisation de soi par le travail.
27Comme leurs homologues, Eugénie et Solène poursuivent un parcours de formation classique de repreneuses, qu’elles couronnent par l’obtention de BTS agricoles et para-agricoles. Ces filières techniques du supérieur court font office d’espaces de socialisation aux agricultures alternatives qui, pour l’une, renforce des dispositions initialement acquises et, pour l’autre, participe à la conversion des schèmes de perception et de valeurs. Chez Solène, la transmission latente d’intérêts environnementaux découle des pratiques agricoles promues par ses parents, attachés à la valorisation du pâturage et soucieux de diminuer l’usage d’intrants chimiques sur leur exploitation de taille moyenne. C'est porteuse de cette conscience environnementale, non théorisée et implicitement transmise, que Solène valide une seconde générale puis s’oriente vers un baccalauréat technologique Sciences et technologies de l'agronomie et environnement, où sont enseignés des matières scientifiques, notamment la biologie, mais également des savoirs relatifs à la gestion des ressources et à l’aménagement du territoire. Eugénie se décrit quant à elle comme une enfant de la génération 1990, familiarisée aux enjeux environnementaux par les vifs débats qui traversent l’agriculture durant cette décennie-là et que ses parents, exploitants et au premier chef concernés par ce discours sur l’agriculture « raisonnée », relaient dans les discussions ordinaires et intègrent comme norme contraignant leur exercice professionnel. Cette accointance pour des thématiques attenantes à l’agricole mais s’écartant des seuls apprentissages liés à la sphère productive la convainc de s’inscrire en BTS Gestion et Maîtrise de l’eau.
28Ces apprentissages scolaires tournés vers la gestion et la protection des ressources naturelles bouleversent les manières de se représenter la profession agricole en questionnant, voire en invalidant les normes professionnelles dominantes. Si les savoirs acquis n’appellent pas mécaniquement à une écologisation des pratiques agricoles, ils confortent chez Solène une proximité pratique à la nature et surtout l’encouragent à emboîter des référentiels de production jusque-là dissociés : « On n’était pas que dans le raisonnement rendements techniques, y’avait des profs hyper calés, dans cet état d’esprit de ne pas prendre en compte que la production, mais l’environnement, le milieu ». Cette extension progressive de la définition de l’activité agricole produit des déplacements dans l’espace social qui deviennent perceptibles à Solène lorsqu’elle complète son cursus d’un BTS agricole et qu’elle s’y sent désajustée, car éloignée des centres d’intérêt d’une formation très portée sur l’économique et la gestion d’entreprise : « Ouais le BTS [Analyse Conduite et Stratégie de l’Entreprise agricole], voilà c’est gestion et compta, là on était dans le pur... C'était pas forcément ma tasse de thé mais je suis allée jusqu'au bout quand même ! ». L’évolution des réglementations et les changements culturels dans le rapport à l’environnement décrits plus haut par Eugénie l’incitent à dépasser l’humeur anti-institutionnelle de la profession pour se rapprocher des services administratifs impliqués dans le travail de contrôle des agriculteurs. Ainsi, dans le cadre de son BTS, elle réalise une étude avec une association de défense de l’eau et se rapproche d’un organisme de contrôle et d’évaluation des taux de nitrates.
29Dans les souvenirs qu’elles convoquent de leurs expériences scolaires, Eugénie et Solène saluent la richesse d’associer des thématiques sociales à l’apprentissage de connaissances relatives à la production agricole. Elles insistent également sur les avantages de filières féminisées qui les ont confinées dans un entre-soi culturellement plus sélectif que les filières agricoles, dont Solène valorise l’apport intellectuel ; « Ça raisonne plus, ça met un cran au-dessus » – par contraste avec sa formation BTS qu’elle décrit comme « peuplé[e] de balourds ». Ces deux jeunes étudiantes réhabilitent également les modes d’acquisition de savoirs agricoles promus par leurs propres parents, impliqués de longue date des groupes d’échanges techniques locaux. Cette habitude de formation collective facilite l’échange d’expériences personnelles, la transmission de savoirs techniques et le débat d’idées autour de modèle technique ; ensemble de dispositions qu’elles partagent avec leurs sœurs aînées, salariées dans de l’administration agricole. En résumé, la distanciation symbolique vis-à-vis du monde agricole s’opère pour ces deux jeunes femmes à un moment où la protection de l’environnement devient une cause attractive et légitime et dans des lieux où la réussite de l’agriculteur s’arrime à la posture d’ingénieur-technicien capable de resituer la profession dans des enjeux généralistes, en écho avec les préoccupations écologiques.
30Les situations de Solène et d’Eugénie permettent de compléter les travaux ayant mis en exergue l’importance des ressources scolaires et culturelles dans le développement de modes de production alternatifs (Samak, 2014). Elles permettent également de considérer de manière extensive les sites de formation où ces agricultrices se forgent des représentations critiques du productivisme agricole.
31Il convient tout d’abord de préciser que la socialisation scolaire à l’alternative agricole ne bouleverse pas complètement l’appréhension des conditions matérielles jugées idéales pour la transmission, ce dont témoigne l’installation précipitée d’Eugénie sur l’exploitation familiale au sortir de son BTS en raison d’opportunités foncières. Néanmoins, si appropriation de l’héritage il y a, celui-ci est symboliquement recodé à partir des enjeux de défense de l’environnement sous-tendus par les formations antérieures et ultérieures à l’installation. Aussi, Eugénie se familiarise à des pratiques de production non conventionnelles en intégrant, dans le sillon des pratiques parentales, un groupe de formation technique intitulé « Prospectives et stratégie » qui travaille au développement d’initiatives économiques en réaction à un marché laitier devenu morose. L’originalité pédagogique de ces groupes d’échanges techniques repose sur le cumul d’un registre savant et pratique, combinant des apports extérieurs sous forme d’interventions de spécialistes et une sensibilisation pratique par des séances d’observation réalisées in situ sur les exploitations. À mesure qu’elle fréquente ce groupe de pairs, la disqualification d’une pensée orthodoxe refermée sur le complexe capitalo-productiviste est discursivement réinvestie par Eugénie, produisant chez elle une stimulation intellectuelle certaine : « Là je me suis complètement éclatée et épanouie dans le sens où là c'était plutôt une connaissance davantage de notre environnement au plus large, de pouvoir appréhender les évolutions sociétales, climatiques ».
- 4 Bourse attribuée par une fondation internationale qui permet aux candidat·e·s retenu·e·s de mener u (...)
32Ces déplacements sociaux vers la norme écologique aboutissent à une forme de « déliaison » avec l’ethos agricole. Ce changement intervient à un moment biographique singulier caractérisé par une expérience de mobilité internationale et, conséquemment, par la rencontre de référents extérieurs à ses repères professionnels. Lauréate d’une bourse4 à laquelle elle candidate sur les conseils de son conjoint, anciennement accompagnateur de voyages d’étude agricole à l’étranger, Eugénie se rend en Chine, au Danemark et en Nouvelle-Zélande en vue de réaliser une analyse comparative des systèmes de production biologique laitiers dans les trois pays. Par ce travail de recherche, elle complète son ralliement éthique à l’agriculture biologique d’une conversion cognitive à ses principes. La réorganisation matérielle qu’occasionne son absence pendant quatre mois convainc Eugénie et son mari, alors associés, d’embaucher un salarié. Par la suite, en même temps qu’il engage la conversion biologique de l’exploitation, le couple décide de reconduire cet emploi salarié afin de conserver « un peu de temps et d'air libre et de formation pour mieux maîtriser les choses ». L’année suivante signe le retrait progressif de l’activité agricole d’Eugénie qui se consacre à la création d’une micro-entreprise spécialisée dans le conseil en entreprise agricole. Bien qu’embryonnaire au stade où nous la rencontrons, cette société répond au souhait de l’agricultrice de mettre ses capacités analytiques au service du développement de l’agriculture biologique : « Je me suis dit "Cette idée de prospective-là, ça m'intéresse bien". Donc j'ai eu envie de me mettre un peu consultante, essayer de valoriser ces compétences-là dans la bio, réaliser des scénarios technico-économiques ».
33Chez Solène, le ralliement à la cause agrobiologique s’accompagne d’une acculturation à des valeurs de gauche, et partant d’une rénovation critique du rapport au travail. Davantage que sa collègue, ses séjours à l’étranger l’amènent à découvrir un style de vie peu conventionnel. Avec son compagnon rencontré en BTS, elle se rend six mois aux États-Unis et participe aux travaux dans des fermes moyennant la gratuité du logis et du couvert. À leur retour et installation, Solène se satisfait mal d’une entreprise conjugale qui la réassigne à un calendrier domestique. Aussi, Solène entreprend alors de modifier la structure économique de l’exploitation laitière en adjoignant à cette production principale une production complémentaire de petits fruits. Souhaitant en outre privilégier des travaux agricoles collectifs, elle emploie deux salariées avec lesquelles elle démarre l’activité et assure la responsabilité de l’atelier. Solène se met alors en quête d’inventer un modèle souple et moins hiérarchique d’organisation du travail. La gestion de l’emploi du temps laisse la possibilité aux salariées de s’absenter au moins deux mois l’année afin de réaliser leurs projets personnels. En retour, le couple délègue le pilotage de l’exploitation aux salariées, ce que Solène appelle abusivement « mettre la ferme en gérance », afin de « prendre du temps libre pour vadrouiller, lever le pied quoi ! ». Bien que le parti pris de la locutrice, ici employeuse, biaise la description de cette collaboration, le témoignage de Solène atteste néanmoins d’une réflexivité dans les pratiques d’organisation humaine du travail. Plus encore, l’idéal professionnel poursuivi par cette agricultrice, qui articule reprise en main des choix productifs, attitude hédoniste vis-à-vis du travail, assouplissement des relations hiérarchiques et construction de la subjectivité dans le travail, rend compte de mutations profondes des formes d’emploi et d’organisation du travail indépendant. Pour ces deux agricultrices, le prolongement d’apprentissages scolaires critiques dans des formations collectives et à l’international fonctionne comme « clapet anti-retour » (Christen, 2017, 119) au sens où il a des effets socialisateurs profonds qui touchent toutes les sphères de vie, du contenu du travail jusqu’à la perception du temps à soi.
34Les parcours de formation ici présentés et les systèmes d’adhésion pratiques et idéels qu’ils structurent conditionnent les opérations de placements, voire les déplacements, de repreneuses au sein de l’espace social agricole. La poursuite de scolarité dans des filières agricoles et générales ou impliquant des formes de raisonnement abstrait, peut se lire comme un indicateur de distinction sociale et de mise à l’épreuve des conventions de genre de ces filles d’agriculteurs. Cette double aspiration se traduit dans trois perceptions différenciées de l’indépendance : la poursuite du nouvel esprit du productivisme, la quête d’autonomie dans le travail et enfin la resignification du travail comme sphère d’engagement et épanouissement personnel.
35Fortes des ressources culturelles et entrepreneuriales accumulées dans leur parcours de formation, ces agricultrices parviennent à faire de leur installation une reprise librement consentie et une vocation animée (Bessière, 2010). Cette reprise s’articule ainsi à une redéfinition de l’entreprise familiale, alors envisagée comme support d’autonomie, de rénovation des normes de genre et de conduite de projets individuels. C'est ainsi une adhésion proclamée à l’entrepreneuriat, mais également la revendication d’une capacité et d’une légitimité à s’autodéterminer dans un statut d’élite agricole et de femme cheffe d’entreprise, que donnent à voir les parcours de ces six repreneuses.