1Avec le mot pudeur, Marcela Iacub entreprend une histoire à double tranchant : celle d'un mot qu'elle qualifie elle-même, pour commencer, de désuet, et celle d'un ordre, celui de la société française observée sur deux siècles. Le mouvement de cet ordre, montré dans cette analyse des lois et des décisions de ses juges, n'est pas celui d'un processus, tel celui de civilisation avancé par Norbert Elias, mais d'une résistance de l'Etat à porter atteinte à une institution : la famille.
2La place de cette institution dans le système juridique romano-canonique, dont ont hérité en partie les pays d'Amérique latine, et l'abondance d'archives judiciaires disponibles, tant pour l'histoire coloniale que pour l'histoire républicaine des pays latino-américains, conduisent toute étude portant sur les mœurs à un examen du droit qui les concerne. La pudeur, la honte, l'honneur sont des notions que le droit et la justice abordent et définissent dans toute société. En cela, la méthode utilisée et les interrogations proposées par Marcela Iacub, même si elles ne portent que sur la société française des deux derniers siècles, devraient intéresser tous les chercheurs en sciences sociales qui ont choisi cet objet d'étude.
3Déjà dans son livre composé d'essais Le crime était presque sexuel et dans L'Empire du ventre, Marcela Iacub nous faisait entrer dans l'antichambre du droit et dessinait une histoire des mœurs sexuelles françaises des XIXe et XXe siècles1. Elle y montrait que lorsque le droit s'exprime sur certains sujets (le viol, le mariage des impuissants, l'avortement, la procréation médicalement assistée, entre autres), c'est parfois – souvent ? – pour mieux définir en contrepoint les comportements tenus pour bons et notamment pour protéger l'institution du mariage. En somme, le droit, tiraillé entre le bien et le mal, a pour tâche, à travers l'activité de ses juges et du legislateur, d'en discerner les contours pour mieux éloigner la menace qui pèse sur une autre institution, plus large que la définition juridique du mariage : la famille chrétienne.
4Dans cette histoire de la pudeur publique, Marcela Iacub interroge avec pugnacité le droit concernant les mœurs et les comportements tenus pour répréhensibles sur la voie publique, notamment à partir de l'article 330 du Code pénal de 1810. Elle révèle l'existence en son sein d'une notion, la pudeur, utilisée par les juges et le législateur pour qualifier les comportements publiquement acceptables, et condamner ce qui n'est pas conforme à une certaine vision de la sexualité et des comportements sexuels, donc des comportements publics des hommes et des femmes.
5En ce sens, Par le trou de la serrure s'inscrit dans la suite des ouvrages précedents. Cependant, l'auteur fait maintenant pénétrer dans le vestibule du droit les autres, c'est-à-dire le public et en particulier les enfants, d'abord témoins involontaires des comportements des adultes, avant d'en devenir, au XXe siècle, les victimes, puisque non consentants.
6Au fur et à mesure entrent en jeu, d'une part, la séparation nette qui existe en droit entre le privé et le public et, d'autre part, l'activité participative de ce public. Le point capital de la première partie de cet ouvrage consiste en effet à faire comprendre que la sexualité n'a pas été réprimée par la constitution d'une infraction autour de la notion de pudeur mais que celle-ci a contribué à redéfinir la distribution spatiale de la sexualité. C'est par conséquent une activité bien spécifique qui est au centre de la réflexion de Marcela Iacub sur la pudeur, celle de voir. De la qualification d'un lieu en fonction de qui peut voir et qui peut être vu dépendait le régime de pudeur qui lui était affecté.
7Cependant, un glissement s'opère, tout au long du XIXe siècle, entre ce qui est vu et ce qui est visible : le droit crée une publicité intérieure qui fait s'effondrer les frontières (Marcela Iacub évoque le mur de la pudeur) entre privé et public.
8La compensation de cette abolition de la frontière est une certaine libération visuelle des lieux publics, suivant le titre de la deuxième partie, que connaît le XXe siècle, et l'apparition des nus chastes et immobiles sur les scènes de théâtre. L'histoire de la pudeur est en effet aussi celle de la nudité et de l'utilisation du corps sur scène. S'ensuit un nombre impressionnant de dénonciations et de procès, en partie présentés et analysés par l'auteur, qui conduisirent les juges à se prononcer sur ces questions. En réalité, il s'agissait de débattre sur la qualité artistique d'une œuvre qui permettait une utilisation du corps dénudé. L'espace artistique est devenu celui de la libération des corps, dans une certaine mesure, car l'on a davantage assisté à une territorialisation des parties du corps à cette occasion, tout comme lors du lancement de la mode du bikini dans les années 40 puis du monokini, dans les années 60. Toutefois, la mesure en question se faisait en fonction de la théorie, développée à la fin du XIXe siècle, dite du consentement du spectateur, celui-ci étant envisagé non pas comme un individu singulier mais comme une forme impersonnelle qui ne pouvait consentir à ce qui l'outrageait. C'est seulement dans la dernière partie du XXe siècle que changent les dispositifs de contrôle de la sexualité qui, tandis qu'augmentent les poursuites des crimes sexuels, "organisent les pulsions débridées", autour de la notion du consentement de l'individu singularisé.
9A ce moment-là, le contrôle étatique s'est tourné vers le psychisme des individus qui cèdent à leurs pulsions, et non plus sur la visibilité de leurs actes, et ce faisant, a contribué à la construction de la figure de la victime, irrémédiablement détruite. La troisième partie de l'ouvrage renferme alors une analyse critique du contrôle de l'état sur les individus, qui place le travail de Marcela Iacub dans la lignée de ceux de Michel Foucault mais aussi aux côtés de ceux de Virginie Despentes ou de Judith Butler2. L'heure du Sexe, annoncée par la révolution des mœurs du dernier tiers du XXe siècle, voit en réalité non pas s'affirmer une sexualité plus libre ou plus consentie, mais "l'hypothèse politique qu'un sujet faible ne saurait pas par lui-même se déterminer (…)". Ce sujet faible n'a pas pu consentir à ce qui le détruit et c'est, pour l'auteur, par "ce biais de la toxicité psychique que l'on a reconduit les anciennes infractions à la moralité publique." (p. 252).
10Ainsi, "le Sexe est devenu le bien juridique le plus jalousement protégé de l'ordre pénal" (p. 240). C'est maintenant au moyen de la théorie du consentement que l'Etat peut contrôler de façon permanente l'intérieur du couple institutionnalisé (mariage, pacs, concubinage), donc de protéger l'institution familiale de tout type de déviances que le droit définit car il n'est convenable que de jouir dans la loi.
11Comme auparavant, ce nouvel ouvrage de Marcela Iacub s'intéresse avant tout à la pratique du droit et au caractère performatif de ses silences et de ses reliefs. Elle s'appuie par conséquent sur une analyse constante des liens entretenus par la jurisprudence et la loi et délaisse en partie la doctrine. Elle place également son travail dans une perspective historique qui repose sur une critique des sciences sociales en matière de mœurs ("A force de vouloir enterrer ce passé, on ne s'interesse pas aux formes qu'il prit, aux tactiques qu'il déploya, ni à la manière dont il s'inscrivit dans un système pour y prendre sens."). Par là, elle contribue à faire de son objet, le droit concernant les mœurs, un objet historique de premier ordre dans l'histoire des sciences sociales.