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2009

Emmanuel Désveaux, Au-delà du structuralisme. Six méditations sur Lévi-Strauss, Paris, Complexe, 2008, 159 p.

Gilles Havard

Texte intégral

1Si ce travail, consacré aux ultimes ouvrages de Claude Lévi-Strauss, paraît l’année du centenaire du grand anthropologue, il répond moins pour son auteur à un souci d’actualité qu’à la poursuite d’une œuvre engagée depuis plus de vingt ans. La réflexion d’Emmanuel Désveaux, qui s’appuie sur le socle théorique des Mythologiques de Lévi-Strauss, offre des intuitions stimulantes et des analyses fécondes pour comprendre la spécificité de la pensée amérindienne, et nous invite à réviser en profondeur les termes de l’anthropologie nord-américaniste.

  • 1 Sous le signe de l’ours. Mythes et temporalité chez les Ojibwa septentrionaux, Paris, Editions de l (...)
  • 2 Quadratura Americana. Essai d’anthropologie lévi-straussienne, Genève, Georg, 2001.
  • 3 Spectres de l’anthropologie. Suite nord-américaine, Montreuil, Aux lieux d’être, 2007, p. 13.

2Au-delà du structuralisme est le quatrième ouvrage de Désveaux. Il fait suite à Sous le signe de l’Ours (1988), où l’auteur analysait les récits mythiques des Ojibwa septentrionaux (chez qui il a lui-même effectué un travail de terrain au début des années 1980), en revenant notamment sur le paradigme lévi-straussien du dénicheur d’oiseaux qui, dans Le Cru et le Cuit, ouvrait l’investigation vertigineuse des Mythologiques1 ; à Quadratura Americana (2001), son œuvre programmatique, qui étend aux domaines des objets, des rituels, des organisations sociales, mais aussi des nomenclatures de parenté, le principe transformationnel utilisé par Lévi-Strauss dans son décryptage des mythes amérindiens2 ; enfin à Spectres de l’anthropologie (2007), qui se veut « le parallèle et le complément 3» de Quadratura Americana, et milite pour un culturalisme élargi, en prônant l’étude des Amériques comme aire culturelle à part entière.

3Au-delà du structuralisme. Six méditations sur Lévi-Strauss, qui reprend en partie (en les augmentant) certains comptes rendus analytiques parus dans Critique et dans l’Homme, se présente comme un commentaire savant des quatre derniers ouvrages de Lévi-Strauss, parus entre 1985 et 1994 : La Potière Jalouse, Histoire de Lynx, Regarder, écouter, lire et Saudades do Brasil. En fin connaisseur, Désveaux débusque les cohérences internes de l’œuvre de Lévi-Strauss, mais aussi certaines de ses tensions secrètes. Il commence, dans l’introduction, par éreinter les « gardiens du temple » (p.13) du structuralisme lévi-straussien. C’est qu’il n’a jamais hésité – au prix d’ailleurs de quelques critiques dans le milieu académique – à mettre en lumière les failles et les apories qui, selon lui, affaiblissent ici ou là la pensée de Lévi-Strauss. Ainsi a-t-il tenté, dans Quadratura Americana, de contester l’idée phare de l’auteur des Structures élémentaires de la parenté selon laquelle l’idéologie de l’échange matrimonial est universelle (il y revient d’ailleurs dans le présent livre); il postule en outre dans le même ouvrage, contre la thèse d’Histoire de Lynx, l’impossibilité de l’altérité dans la pensée amérindienne.

  • 4 Cf Quadratura Americana, chapitre 2.

4La première « méditation » porte sur La Potière Jalouse, livre qui s’interrogeait sur l’origine de la poterie – que des puissances chtoniennes jalouses auraient offerte à l’humanité – et ponctuait en quelque sorte les quatre volumes des Mythologiques. Les thèmes mythiques qui y sont mobilisés ont une extraordinaire extension spatiale, de l’Amérique du Sud à l’Amérique du Nord. Désveaux écrit que « Lévi-Strauss nous plonge au cœur d’une problématique diffusionniste » et plaide « pour que soit ouvert de nouveau le dossier d’une corrélation entre distribution spatiale des mythes et histoire des migrations de populations à l’intérieur de l’espace géographique américain » (p. 26-27). C’est dans ce livre, se réjouit-il, que ressurgit « la ‘glorieuse’ formule canonique des mythes qui avait presque complètement disparu de l’horizon lévi-straussien depuis sa naissance dans un texte de 1955 » (p. 22). Cet instrument analytique, qu’on pourra d’ailleurs juger assez opaque, est en effet fréquemment mobilisé par Désveaux dans sa volonté de clarifier les mécanismes de la pensée amérindienne4.

5Dans le deuxième chapitre, il se penche sur Histoire de Lynx, le « dernier ouvrage [de Lévi-Strauss] consacré à la mythologie américaine et même à des questions spécifiquement ethnologiques » (p. 33). Alors que La Potière Jalouse vadrouillait d’un sous-continent à l’autre, « Histoire de Lynx au contraire s’intéresse au premier chef à la mythologie d’une région restreinte, la région Nord-Ouest » (p. 34), déjà explorée dans l’Homme nu (le quatrième volume des Mythologiques). Désveaux cherche à résoudre le paradoxe apparent qui voit Lévi-Strauss se placer et sous la bannière de Rousseau et sous celle, plus inattendue, de Montaigne, à qui il emprunte le « scepticisme » et la « mélancolie ». C’est, avance Désveaux, « le paradigme américaniste […] qui rend ce jeu possible. L’Amérique appartient à cette ‘autre partie’ de l’humanité où celle-ci a choisi d’être logique avant d’être historique… et d’être rattrapée par l’histoire » (p. 58).

6Les deux « méditations » suivantes ont trait à la représentation visuelle. Le chapitre intitulé « Un tombeau photographique » est une réflexion sur Saudades do Brasil : dans ce « Tristes tropiques en négatif » (p. 63), Lévi-Strauss exhumait les photographies prises durant son séjour chez les Indiens du Brésil dans les années 1930. Si Lévi-Strauss estime la photographie, il se défie en revanche de l’image animée, ce que Désveaux cherche à éclairer en rappelant l’opposition établie par l’auteur des Mythologiques entre le mythe et le rite, « l’un ayant pour fonction de créer de la discontinuité dans le réel afin d’ouvrir à son intelligibilité » (comme la photographie), « et l’autre tentant désespérément d’abolir temporairement cette discontinuité » (à l’instar du cinéma) (p. 68). Désveaux, dans le chapitre « La femme et la race », prolonge ensuite l’analyse structurale entreprise par Lévi-Strauss – dans Regarder, écouter, lire – des tableaux de Nicolas Poussin.

7Puis il s’interroge sur l’ambition littéraire de l’auteur des Mythologiques, qu’il situe dans la même catégorie que Proust, Musil et Joyce. « Tous les quatre ont en effet partagé le projet d’écrire une œuvre absolue, un livre qui épuiserait sinon le monde, du moins un monde en soi » (p. 99). Dans le dernier chapitre, il propose une clé interprétative du succès fulgurant de Lévi-Strauss en analysant son œuvre comme « une synthèse […] des principales traditions intellectuelles qui sont à l’origine de l’anthropologie comme discipline » (p. 115), à savoir la britannique, la française, l’allemande et l’américaine. Après les avoir présentées une à une, il remarque qu’il existe « deux Lévi-Strauss, celui des Structures élémentaires de la parenté et celui des Mythologiques » (p. 129) : le premier, selon lui fidèle au fonctionnalisme, serait l’héritier des traditions britannique et française ; le second synthétiserait les traditions allemande et américaine en offrant une alternative au diffusionnisme linéaire classique et au culturalisme boasien. Dans l’épilogue enfin, l’auteur revient sur la figure oubliée de Jan Petrus Benjamin de Josselin de Jong, le chef de fil de l’école de Leyde, qui aurait anticipé dans les années 1930 le structuralisme lévi-straussien. Il en profite pour souligner à quel point la rédaction des Structures élémentaires de la parenté repose sur des matériaux asiatiques et australiens plutôt qu’américains.

8Au-delà du structuralisme est une belle et rare invitation à nous replonger dans les Mythologiques, qui constituent assurément « la meilleure introduction concevable à l’Amérique autochtone » (p. 136). Désveaux déambule avec aisance et non sans délice dans l’univers codé de Lévi-Strauss, dont il propose une lecture réjouissante, en quête constante d’un surcroît de sens et d’intelligibilité tant dans l’exégèse de cette œuvre que, plus généralement, dans l’analyse ce qui s’offre au regard de l’anthropologue.

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Notes

1 Sous le signe de l’ours. Mythes et temporalité chez les Ojibwa septentrionaux, Paris, Editions de la maison des Sciences de l’Homme, 1988.

2 Quadratura Americana. Essai d’anthropologie lévi-straussienne, Genève, Georg, 2001.

3 Spectres de l’anthropologie. Suite nord-américaine, Montreuil, Aux lieux d’être, 2007, p. 13.

4 Cf Quadratura Americana, chapitre 2.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Gilles Havard, « Emmanuel Désveaux, Au-delà du structuralisme. Six méditations sur Lévi-Strauss, Paris, Complexe, 2008, 159 p. »Nuevo Mundo Mundos Nuevos [En ligne], Comptes rendus et essais historiographiques, mis en ligne le 20 janvier 2009, consulté le 21 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/nuevomundo/51323 ; DOI : https://doi.org/10.4000/nuevomundo.51323

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