• 1 Patricio, Silva, Public Probity and Corruption in Chile, Abingdon, Routledge, 2019.

1Docteur en science politique connu pour ses travaux sur les élites technocratiques latino-américaines, Patricio Silva est professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Leiden. Dans son dernier ouvrage, récemment traduit en anglais1, il propose une lecture de l’histoire politique et institutionnelle du Chili, son pays d’origine, à la lumière d’un enjeu singulier car réputé moins prégnant qu’ailleurs dans la région: la (faible) corruption de ses gouvernements. Le Chili se serait ainsi construit comme une « république vertueuse » sur la base d’un principe de probité publique dont l’origine remonterait à la période coloniale et auquel la grande majorité des chefs de l’Exécutif depuis l’indépendance n’aurait pas dérogé. Si l’auteur entaille le mythe d’une incorruptibilité sans faille (notamment durant la dictature pinochétiste et au cours des vingt dernières années), il cherche à déterminer les facteurs historiques qui ont permis au Chili de se prémunir, voire de s’immuniser, contre cette maladie institutionnelle qui afflige tant d’autres pays d’Amérique latine.

• 2 Forgé à partir de l’expérience argentine des années 1960, le concept d’État bureaucratico-autoritai (...)
• 3 Sur la chute du dictature dominicain, lire La Fête au Bouc (2002) par le prix Nobel de littérature, (...)
• 4 A ce sujet, lire les sections intitulées « El puño de la DINA » (p.292-294) et « Jefe Supremo de la (...)

5Le quatrième chapitre porte sur la période la plus récente, de la dictature incarnée par Augusto Pinochet (1973-1990) au renouveau démocratique contemporain (1990-2018). Pour l’auteur, c’est au cours de ces quatre dernières décennies que la probité publique a subi les plus grands outrages. Tout débute (et empire) sous la junte. Alors que le général Pinochet s’est toujours présenté comme un homme autoritaire mais intègre, donnant à son despotisme militaire les apparences d’un régime « bureaucratico-autoritaire » dans le sens théorisé par Guillermo O’Donnell2, il s’avère en réalité que le dictateur a agi comme un satrape de la pire espèce, de la trempe d’un Trujillo ou d’un Stroessner3. Deux constats nous permettent de le suggérer. D’une part, l’organe de répression politique (la tristement célèbre Dirección de intelegencia nacional – DINA), relevait directement de son autorité et a ainsi pu s’ériger en structure parallèle et parasitaire vis-à-vis des institutions de coercition physique considérées comme « légitimes » en démocratie (Défense et Intérieur)4. D’autre part, et c’est là l’argument de Silva, Pinochet a usé et abusé de sa position de pouvoir, non seulement pour gâter ses affidés lors du démantèlement des entreprises publiques, mais encore pour s’enrichir lui et sa famille. En 2004, le nom Pinochet était associé à plus d’une vingtaine de propriétés immobilières au Chili ; quant à sa fortune personnelle, elle était estimée à 21 millions de dollars, dissimulés dans plus d’une centaine de comptes bancaires, notamment hébergés aux Etats-Unis. La restauration du régime démocratique a certes signifié une amélioration en matière de probité, suite notamment à la sanction de la loi pour l’accès à l’information publique ou à la création d’une plateforme pour les achats publics (Chilecompra), mais n’a pas pour autant mis un coup d’arrêt à la corruption. Bien au contraire, Patricio Silva égrène les différents scandales qui ont affligé les mandats des cinq présidents, notamment celui d’Eduardo Frei (cas Copeva), de Ricardo Lagos (cas MOP-GATE), de Piñera I (caso SERVIU-Kodama) et de Bachelet II (caso Caval).

• 5 Pour reprendre le sous-titre d’un ouvrage dirigé par Pierre Lascoumes, Cf. Pierre, Lascoumes (dir.) (...)
• 6 Pierre, Ronsanvallon, La Contre-démocratie. La société à l’heure de la défiance, Paris, Seuil, 2006

6La critique majeure qui peut être formulée à l’égard de cette réflexion, au demeurant très bien menée et fort convaincante, est de deux ordres : empirique d’abord et théorique ensuite. Ainsi, malgré la précision des connaissances historiques dont l’auteur fait la preuve, on ne peut s’empêcher d’interroger, non pas la fiabilité de ses sources, mais plutôt leur caractère potentiellement parcellaire, à l’heure de défendre le principal argument de la dernière partie de l’ouvrage selon lequel la probité publique a été considérablement écornée depuis 1973. Sur le plan empirique, est-ce effectivement le cas – la multiplication des scandales au cours des trente dernières années en attesterait, ou s’agit-il au contraire d’une interprétation biaisée par une forme de myopie historique ? En effet, ne peut-on pas considérer que les archives des XVIII, XIX et premier XXe siècles puissent être muettes sur certains sujets? En d’autres termes, n’est-il pas envisageable qu’il ait existé, dans le passé, de potentiels « petits arrangements avec la probité »5 dont nous n’aurions jamais eu connaissance ou pour lesquels les preuves auraient disparu ? Soulever la question des limites archivistiques est légitime. Car, comme l’auteur le rappelle lui-même, la consécration de la liberté de la presse, l’indépendance des organismes de reddition de compte ou encore le développement des réseaux sociaux – bref l’émergence de ce que Pierre Rosanvallon surnomme la « contre-démocratie »6 –, ont précisément permis de mettre à jour un nombre de scandales retentissants durant les deux dernières décennies.

• 7 Voir notamment la section « la hipótesis de la cultura » dans le chapitre 2 intitulé « las teorias (...)
• 8 Pour plus d’informations, cf. Damien, Larrouqué, « L’Uruguay (1985-2015). Retour sur plus de 30 ans (...)
• 9 La fronde sociale qui secoue le pays depuis la mi-octobre et que ni la classe politique ni les cher (...)

7Sur le plan théorique en outre, on peut discuter le postulat qui charpente l’ouvrage. Sans tomber dans l’argument culturaliste dont les inepties ont déjà été dénoncées par ailleurs7, son auteur n’échappe pas à la thèse de « l’exceptionnalisme » que l’on retrouve aux fondements de conceptions politico-institutionnelles dans d’autres pays de la région comme l’Uruguay par exemple8. En gros, cette hypothèse postule que si le Chili est si singulier, c’est précisément parce que c’est le Chili9. Présentée sous cet angle, l’argumentation de Silva en serait tautologique. Rien n’est plus exagéré et nous serions injustes, au regard de la richesse des éléments historiques qui viennent étayer la réflexion, que de laisser entendre que celle-ci pècherait en ce sens ou de manière si caricaturale. Toutefois, il n’en reste pas moins vrai que pour contrer la critique de « l’exceptionnalisme » susceptible de lui être adressée, l’auteur aurait pu davantage prendre en considération la comparaison régionale comme outil heuristique, à l’appui de ses illustrations. Pour cette raison et du point de vue de la méthode, cet ouvrage est plus un livre d’histoire – d’excellente facture à n’en pas douter, que de science politique. Quoi qu’il en soit, nous en recommandons d’autant plus la lecture que la crise sociale sans précédent que le pays traverse met aujourd’hui très sérieusement à l’épreuve la confiance des citoyens chiliens dans leurs institutions publiques.