• 1 Voir notamment le dossier coordonné par Arnaud Exbalin et Brigitte Marin en 2017 dans Nu (...)

5Plusieurs contributeurs envisagent les transformations morphologiques des marges urbaines de concert avec leur évolution juridictionnelle. C'est le cas du chapitre que Pierre Ragon consacre, dans une perspective comparative, aux faubourgs de Mexico et de Puebla, et de l'étude fine des découpages administratifs que Brigitte Marin réalise pour le cas napolitain. Sous ces différents rapports, l'ouvrage s'inscrit dans le sillage d'une historiographie des systèmes de police qui s'est enrichie ces dernières années de recherches sur les acteurs subalternes de l'ordre urbain1. La problématique juridictionnelle permet de poser, à nouveaux frais, la question de la conflictualité dans les marges des villes et d'envisager les litiges comme constitutifs du changement urbain. À Santa Fe, l'ejido – c'est-à-dire les prairies communes situées au-delà de la traza caractéristique des villes coloniales – fait l'objet de mesures de gouvernement qui, dans un contexte de reclassement des pâturages collectifs en sol urbain, opposent des particuliers au Cabildo, qui délègue l'administration des terres périurbaines à l'un de ses deux alcades de la hermandad (Darío G. Barriera). Dans leurs différends avec les autorités locales, les habitants savent jouer des conflits de juridiction, comme à Mexico où, dès les années 1560, un couple mixte cherche à tirer profit de sa double origine ethnique pour se soustraire à l'autorité du corps de ville et se placer sous la juridiction de la municipalité indigène, le tecpan, afin de faire valoir ses droits sur une petite parcelle que convoite la municipalité espagnole (Pierre Ragon). De façon comparable, dans les années qui suivent la création de la vice-royauté du Río de la Plata (1776), les habitants issus des secteurs moyens de la société santafesina n'hésitent pas à contester la juridiction de la municipalité sur l'ejido au motif que les terres périurbaines relèveraient du gouvernement provincial. Outre les litiges qui surviennent entre habitants et autorités locales, les conflits de voisinage, tels que les restituent instances judiciaires et pétitions, donnent accès aux pratiques des habitants et à la matérialité du bâti des quartiers périphériques, ainsi que Xavier Huetz de Lemps l'observe à propos de Manille dans la seconde moitié du XIX^e siècle.

• 2 À propos de la notion de « ville éphémère » voir, pour le XIX^e siècle, la réflexion que (...)
• 3  Alfred W. Crosby, Ecological Imperialism. The Biological Expansion of Europe, 900-1900, (...)

6À ce titre, il faut souligner l'attention que les différentes contributions prêtent à la matérialité des marges urbaines, saisies dans leurs dimensions paysagères grâce à une étude renouvelée de la topographie – en particulier dans une perspective comparative, afin de suivre l'évolution différenciée de deux faubourgs d'une même ville (Brigitte Marin) –, du réseau orographique (Carlos D. Ciriza-Mendívil à propos de Quito) et de la sémiologie graphique retenue dans l'élaboration des plans de ville (voir le chapitre qu'Arnaud Exbalin consacre à Mexico). Plus encore, l'intérêt accordé au cadre bâti permet de souligner le rôle fondamental des matériaux de construction dans la caractérisation des espaces périphériques, qu'il s'agisse des cahutes de La Havane – les bohíos en planches et feuilles de palmier (François Godicheau) – ou des cabanes en matériaux légers de la « banlieue végétale » de Manille (Xavier Huetz de Lemps). Le clivage spatial entre l'habitat en dur des centres urbains et l'habitat « éphémère »2 des quartiers périphériques apparaît alors comme un critère possible d'administration des faubourgs, notamment pour prévenir les incendies. Plus largement, l'intérêt que plusieurs contributions marquent pour le cadre bâti des faubourgs permet de souligner que ces territoires sont plus ordonnés qu'il n'y paraît à première vue – comme à Naples (Brigitte Marin) – et qu'ils ne sont pas demeurés des espaces vides jusqu'au milieu du XIX^e siècle, ainsi que certaines monographies architecturales l'ont parfois prétendu – ce que l'étude de Darío G Barriera met nettement en évidence pour le cas santafesino. En outre, et c'est un des principaux apports de l'ouvrage, l'étude du paysage et du cadre bâti se trouve intégrée à une réflexion transversale qui lie problématique environnementale et histoire de l'administration locale. Ainsi, au fil des contributions, se trouvent analysés les aménagements qui bouleversent substantiellement les marges urbaines : détournements d'eau opérés par les Espagnols à Mexico dès les lendemains de la conquête (Pierre Ragon) ; transformations paysagères à La Havane induites par les réformes militaires du comte de Ricla au sortir de la guerre de Sept Ans (François Godicheau) ; travaux de drainage réalisés dans les marges méridionales de Mexico au cours des XVII^e et XVIII^e siècles, qui provoquent la salinisation des terres et entraînent la disparition de la faune lacustre, au point que l'on puisse parler d' « écocide » (Arnaud Exbalin). Ces transformations forcées du milieu, fruit des décisions prises par les autorités locales ou centrales, sont envisagées, dans le prolongement des travaux d'Alfred W. Crosby, comme relevant d'une forme « impérialisme écologique »3.

• 4 Michela Barbot, « A ogni casa il suo prezzo : le stime degli immobili della Fa (...)

7La question environnementale est étroitement liée à celle des formes de spéculation qui se déploient dans les territoires périurbains, les aménagements réalisés à l'initiative des autorités favorisant la hausse des valeurs foncières. Ainsi, à La Havane, la fièvre spéculatrice apparaît comme une conséquence directe du grand programme de constructions militaires piloté dans les années 1760 par le comte de Ricla (François Godicheau). On aurait cependant tort de croire que la pression foncière qui s'exerce dans les marges urbaines est le seul effet de mesures de gouvernement. D'une part, les axes d'entrée/de sortie de ville qui traversent les faubourgs sont, de longue date, des secteurs prisés pour l'implantation des activités productives et commerciales ; aussi la terre y atteint-elle parfois des prix comparables à ceux des centres urbains, ainsi que le révèle le plan de Mexico dressé en 1737 par Pedro de Arrieta, architecte municipal qui reporte la valeur de la vara cuadrada dans les différents secteurs de la ville (Arnaud Exbalin). D'autre part, en l'absence d'intervention directe des autorités municipales, la densification des parcelles périurbaines s'accompagne du développement d'un réseau viaire souvent incohérent, reflet des appropriations concurrentes et spéculatives dont le foncier des quartiers périphériques fait l'objet (Xavier Huetz de Lemps). Plus encore : les mesures prises par les municipalités afin d'empêcher le lotissement des marges urbaines se révèlent souvent inefficaces. C'est par exemple le cas à Naples, où l'interdiction de 1566 de bâtir dans les faubourgs reste lettre morte et s'accompagne au contraire d'une certaine autonomie dans l'aménagement de la périphérie, et à La Havane, où la défense faite en 1764 aux habitants de construire à moins de 1500 varas – soit un peu moins de 1300 mètres – des murailles est si peu observée que les autorités la réitèrent plusieurs fois. Il n'en reste pas moins que les territoires faubouriens se révèlent propices à la mise en œuvre de pratiques d'expertise, liées à la mesure de la terre (Darío G. Barriera) et à l'évaluation foncière (Arnaud Exbalin). Sous ce rapport, une exploration systématique des minutes des tribunaux civils, friands d'estimations judiciaires (tasaciones) réalisées par des arpenteurs (agrimensores) ou des professionnels du bâtiment (maestros mayores), permettrait sans doute d'étoffer la réflexion et d'affiner la connaissance matérielle des faubourgs de la monarchie catholique, à l'instar de ce que Michela Barbot, par ailleurs contributrice de l'ouvrage, a pu proposer lorsqu'elle s'est intéressée aux « relazioni di stima » de la Milan espagnole des XVI^e et XVII^e siècles4.

• 5 Les concessions emphytéotiques en ville demeurent un chantier de recherche pour de (...)

8Ces logiques spéculatives, qui signent régulièrement l'échec des mesures d'administration urbaine, ne peuvent être parfaitement saisies qu'à travers une étude précise des structures de la propriété telle qu'elle est conduite dans plusieurs chapitres du volume. Des modes de possession de la terre, en apparence précaires, se révèlent être des vecteurs du changement urbain dans les faubourgs, qu'il s'agisse des parcelles concédées à titre temporaire aux Indiens de Puebla (Pierre Ragon), des concessions en emphytéose avec droit d'édification qui, à Naples, déjouent les interdictions de bâtir formulées par la municipalité (Brigitte Marin) ou des baux de location que les franciscains octroient aux « indigènes » dans la périphérie de Manille et qui compliquent les interventions des autorités locales (Xavier Huetz de Lemps). Il est d'ailleurs intéressant de noter que la dissociation emphytéotique des droits de propriété, souvent associée à la possession du sol urbain par les ordres religieux, favorise la densification des parcelles faubouriennes, à Naples comme à Manille, à l'époque moderne comme à la toute fin du XIX^e siècle. À ce titre, la réflexion conduite dans l'ouvrage, tout en renouant avec une histoire économique et sociale de la propriété qui s'arrime à l'histoire du droit, permet de mesurer à quel point notre connaissance de l'emphytéose en ville demeure lacunaire pour la fin de l'époque moderne et, plus encore, pour le XIX^e siècle, alors même que ce mode de possession du sol a sans doute façonné des formes urbaines spécifiques dont nos villes sont héritières5.