• 1 Cf. Contardo, Oscar, Antes de que fuera octubre, Santiago, Planeta Editorial, (...)

1Au matin du 12 mars 2021, les habitants de Santiago du Chili se réveillent en constatant que la statue équestre du Monument au général Baquedano, situé sur la place du même nom, a été retirée de son socle. Ce déboulonnage temporaire « pour rénovation », mené sous haute surveillance, fait suite aux nombreuses tentatives de destruction d’un bronze qui, bien qu’il n’en soit plus à une égratignure près, était devenu en tout point problématique. Et pour cause, alors que la place Baquedano servait traditionnellement de lieu de rendez-vous aux célébrations nationales, depuis la fin de l’année 2019, elle accueille le théâtre des manifestations du fameux Estallido social chilien. Un mouvement de mécontentement inédit depuis le retour de la démocratie au Chili qui, comme l’indique le slogan « No son treinta pesos, son treinta años », trouve ses origines dans les traumatismes tus au cours de l’histoire récente du pays1. En réaction à ce mal-être généralisé, durant les cinq premiers mois de revendications (depuis la mi-octobre 2019, lorsque le gouvernement de Sebastián Piñera annonce la hausse du prix du ticket de métro, jusqu’à la fin mars 2020, qui marque le début du premier confinement pour cause de pandémie mondiale), les manifestations se succèdent quotidiennement dans les rues de la capitale. Dans le même temps, son mobilier urbain se voit sans relâche graffé, grimé, détérioré. La statue du général Baquedano n’échappe pas à cette tendance et est immédiatement réinvestie par les manifestants, qui en font le symbole par antonomase du soulèvement.

• 2 Des livres aux titres revendicatifs, parmi lesquels Hasta que valga la pena vivir. La re (...)
• 3 Une enquête menée par le Núcleo de Sociología Contingente sur le profil des manifestants (...)

2Mais, face aux tentatives systématiques de nettoyage des autorités municipales et aux risques de destruction dus aux inévitables dégradations engendrées par les foules, il paraît légitime de se demander : qu’advient-il de ces stigmates de l’expression populaire qui postulent, à proprement parler, une réécriture de l’histoire chilienne ? Disparaissent-ils avant le passage du prochain rassemblement ou survivent-ils dans l’imaginaire collectif, sous quelque forme que ce soit (photographies, reportages, vidéos, etc.) ? Et surtout, y’a-t-il un intérêt à les conserver ? Ce sont à ces questions qu’ont tenté de répondre « à chaud » plusieurs initiatives culturelles menées par des habitants de Santiago en prise directe avec le cours des évènements, pour qui il était urgent de sauvegarder les traces de cette geste iconoclaste, pas moins citoyenne, sur les murs de la capitale. Et tandis que des ouvrages de photographie urbaine à la portée hautement documentaire voient le jour dès la fin 20192, c’est incontestablement dans la sphère numérique que ces projets prennent toute leur envergure. Car ce soulèvement est un mouvement de son temps, qui se vit et se diffuse avant tout via les réseaux sociaux, et dont l’histoire s’écrit grâce à l’instantanéité des prises de vue réelles des smartphones3. Un phénomène qu’illustrent particulièrement bien les projets du collectif Antes del Olvido, qui réalise des reconstructions en trois dimensions des monument graffés, dans le but de transposer tout ou partie du mobilier urbain endommagé dans le monde virtuel.

• 4 Fabre, Daniel, « Introduction. Habiter les monuments », in Fabre, Daniel, Iuso, Anna (di (...)

3Ainsi, la dématérialisation d’une statue par l’outil numérique invite à bien plus qu’une simple médiatisation virtuelle du monument. Elle peut être perçue comme une nouvelle manière, comme le dit Daniel Fabre, d’ « habiter les monuments4 », puisqu’il s’agit là de conserver voire de valoriser l’objet de l’iconoclasme, comme son expression, autant de fois que faire se peut, et ainsi de lui attribuer un statut qui dépasse celui du simple vandalisme. L’intérêt est alors de concevoir ces représentations virtuelles comme des reconstitutions d’un moment de vie, même fugace, du monument, qui tente de mettre en lumière une réalité alternative souvent niée par les autorités. Pour cela, nous proposons de nous pencher sur les enjeux mémoriels et technologiques du collectif Antes del Olvido, et en particulier sur ceux des reconstructions 3D de la statue du général Baquedano.

• 5 Márquez, Francisca, « Por una antropología de los escombros. El estallido soci (...)
• 6 Márquez, Francisca, « Plaza Italia: conmemoración, disputa y seducción », Cooperativa.cl (...)
• 7 Bonnefoy, Martín, « Instagram como plataforma de disputa simbólica y territorial. El cas (...)

4Dans l’histoire de la capitale chilienne, l’origine du monument à Baquedano remonte à la fin du XIX^e siècle, lorsqu’en 1875 l’idée de la construction d’une place sur le versant du fleuve Mapocho compte parmi les projets de modernisation urbaine menés par l’intendant Benjamín Vicuña Mackenna5. Elle revêt alors le nom de « Plaza Serena », en référence à la ville historique de la région de Coquimbo. Si elle a pour vocation première de « ordenar y enriquecer la urbanidad de Santiago6 », elle acquiert, au vu de son positionnement spatial, un caractère ségrégatif, puisqu’elle sépare alors géographiquement le centre historique de la capitale, situé à l’ouest, d’une ville en développement, encore considérée à l’époque comme « barbare », à l’est7. Car c’est bien là la spécificité d’un espace urbain qui, depuis sa conception, intègre une double caractéristique fonctionnelle : entre symbole de la modernité et zone de frontière. Une frontière d’autant plus métaphorique lorsqu’en 1892, à l’occasion des quatre cents ans de la « Découverte » de l’Amérique, elle est rebaptisée « Plaza Colón ».

• 8 Op. cit. Márquez, 2011, §7

5Elle ne conserve cependant cette identité que quelques années, puisqu’au moment où les santiaguinos commémorent le premier centenaire de leur nation en 1910, la ville se voit offrir par le gouvernement italien et son importante communauté vivant dans la capitale la première statue à prôner au centre de la place : le Monumento al Genio de la Libertad (ou Monumento a la Colonia), une statue en bronze réalisée sur commande par le sculpteur italo-argentin Roberto Negri. Elle représente un ange-enfant, effigie de la jeune République chilienne, portant haut une torche de la liberté, accompagné d’un lion symbolisant l’Italie. En adoptant le nom de « Plaza Italia » en guise de remerciement (son nom officiel jusqu’au soulèvement de 2019), ce lieu acquiert une identité institutionnelle forte qui ne sera que renforcée avec le temps. Pour preuve, sa fonction diplomatique est rapidement écartée quand, en 1928, la sculpture angélique est déplacée sur l’un des côtés de la place, afin d’accueillir en son centre réaménagé le Monumento al general Baquedano, en hommage à l’un des principaux héros militaires de la Guerre du Pacifique (1879-1884), qui fut le Commandant en chef des armées entre 1880 et 1881. Celle qui est alors renommée dans l’usage la place Baquedano se convertit en haut lieu de représentation du pouvoir central de l’État, renforçant son caractère de zone frontalière en matérialisant la limite, aussi bien sociale que politique, entre « los de arriba y los de abajo8 ». Une délimitation visible dans la composition même du monument façonné par Virginio Arias.

• 9 Hermansen Ulibarri, Pablo, Fernández-Droguett, Roberto, « La foto-etnografía como metodo (...)
• 10 Op. cit. Márquez, 2011, §7

6Au centre, la statue équestre du général Baquedano repose majestueusement sur un socle orné d’imposants escaliers et de fontaines positionnés aux quatre points cardinaux. Il est également décoré de bas-reliefs représentant les exploits militaires du général (ceux-ci font précisément référence aux batailles de Chorrillos et de Miraflores, les combats décisifs de la campagne de Lima de 1881), ainsi que de l’épitaphe « El pueblo chileno al general Baquedano ». À ses pieds, ou plus précisément au niveau des sabots de son destrier Diamante, deux statues incarnent ce peuple chilien. L’une, située dans son dos, représente un soldat couvrant les arrières de son général. L’autre, à l’avant, dévoile le corps d’une femme qui lui tend une guirlande de copihues, la fleur nationale. La différence d’échelle entre ces différents éléments est indiscutablement à l’avantage de la statue du général, qui surplombe aussi bien la place qu’elle écrase ses concitoyens. Un rapport de force d’autant plus visible depuis que la tombe d’un soldat inconnu a été placée, en 1931, face au monument. Car bien que sa plaque indique « Aquí descansa uno de los soldados con que el general Baquedano forjó los triunfos del heroísmo chileno », l’effet espéré est tout de même celui d’une soumission des masses au pouvoir des élites politiques chiliennes dont Manuel Baquedano – tout comme l’ancien président José Manuel Balmaceda, qui a lui aussi une statue à son effigie (1955), accolée à un obélisque, stratégiquement située dans l’angle mort du champ de vision du général – est l’un des principaux représentants. Dans ces conditions, il est aisé de comprendre pourquoi, au fil des décennies, la statue du général Baquedano reflète chaque fois plus « [un] origen simbólico, histórico y geográfico de la capital del Chile burgués y patriarcal9 », au point de devenir, et à plus forte raison au moment du soulèvement de 2019, « el punto cero desde donde la ciudad se orienta10 ».

• 11 Lin, Tai, « Hasta que la (plaza de la) Dignidad se haga costumbre. Violenc (...)
• 12 Op. cit. Bonnefoy, 2020, 76
• 13 Parmi lesquels, la dénommée « Marcha más grande de Chile » qui réunit le 2 (...)

7En effet, dès le début du soulèvement populaire la place Baquedano devient progressivement un point de passage obligé, alors que ce rôle était auparavant tenu par le palais présidentiel de la Moneda11. Ce phénomène de migration spatiale s’explique, une nouvelle fois, par la centralité de la place dans la géographie de Santiago, mais également par son importante capacité d’accueil qui fait du lieu un endroit stratégique pour réunir les habitants venant des quatre coins de la ville. De fait, plus qu’un espace de transit vers la Moneda, la place tend à devenir le point de départ des mobilisations de la capitale, jusqu’à en symboliser le cœur même12. Le 18 octobre 2019, jour du premier soulèvement massif à Santiago, elle est immédiatement prise d’assaut par les manifestants qui y font converger leurs luttes sociales (la revalorisation des salaires et des retraites, la réforme de l’éducation, du système de santé et de la Constitution, la dénonciation de la corruption politique et des violences policières, la défense des droits des femmes, des communautés autochtones et LBGT+). Sur les murs, les banderoles et les corps, on voit apparaître les premiers maux/mots de la contestation populaire, résumée par les slogans et hashtags qui animent le mouvement : « Chile despertó », « No nos callarán », « Renuncia Piñera » … Tel l’épicentre d’un mouvement sismique, la place reçoit alors le surnom de « zona cero », parce qu’elle est à la fois le point duquel démarrent chaque jour de nouveaux mouvements protestataires, mais également car c’est là que se déroulent les moments les plus marquants de l’Estallido13.

• 14 Francisca Martínez offre un regard intéressant sur ce traitement différencié (...)
• 15 Navarro, Federico, Tromben, Carlos. (2019). « “Estamos en guerra contra un enemigo pod (...)

8Dans ce contexte, le monument à Baquedano devient la principale cible des iconoclastes, alors que le reste du mobilier de la place, qui n’est certes pas épargné, reçoit un traitement bien différent14. Si cette statue est prise pour cible, c’est parce qu’au-delà d’incarner la représentation de l’élite bourgeoise chilienne, elle est tout à la fois une représentation de son microcosme militaire aujourd’hui largement contesté, tant pour ses actions à l’encontre des communautés mapuche (Baquedano a notamment participé à la « Ocupación de la Aracaunía » entre 1861 et 1883) et des populations civiles par le passé (l’Estallido est un nouveau moment de revendication des disparus de la dictature de Pinochet), que pour la violence des répressions menées contre les manifestants du soulèvement d’octobre 2019. En effet, plus qu’un lieu de convergence des luttes, la place Baquedano finit surtout par être un espace de luttes tout court. Une logique guerrière perpétrée par Sebastián Piñera qui, à peine quelques jours après le début des affrontements, déclare : « Estamos en guerra contra un enemigo poderoso, implacable, que no respeta a nada ni a nadie y que está dispuesto a usar la violencia y la delincuencia sin ningún límite [...]15 ». Par ces mots, il remet davantage en cause l’action des insurgés que celle des forces de l’ordre, puisqu’en plus de s’attaquer à ces dernières, les manifestants s’attaquent également, tels des vandales, aux monuments du patrimoine national.

• 16 Latour Bruno, Weibel, Peter, Iconoclash, Beyond the Image-Wars in Science, (...)
• 17 Quezada Vásquez, Yvette, Alvarado Lincopi, Claudio, « Repertorios anticolo (...)

9En réalité, leur action semble davantage s’apparenter à ce que Bruno Latour considère comme de l’ « iconoclash16 », tant la frontière entre l’acte de destruction et de création est fine ici. De sorte que, si la statue équestre est quotidiennement chevauchée par des manifestants, c’est parce qu’ils personnifient par ce biais leur réappropriation physique d’une statuaire hautement symbolique, dans un processus de « démonumentalisation17 ». Ainsi, entre fin novembre et début décembre, le monument agit comme une toile vierge où les manifestants dénoncent l’impunité face aux actes de violence des forces armées : il est à de nombreuses reprises peint, en blanc (sur une banderole figure alors le mot « Paz »), puis en blanc et vert (l’emblématique couleur des carabiniers), et en noir, comme pour mieux dénoncer le climat de tension qui s’intensifie en même temps que le nombre de blessés et de morts augmente.

• 18 Quinteros, Paulo, « Plaza Italia ahora es Plaza de la Dignidad en Google Maps », La Te (...)

10Mais parmi les nombreuses resignifications que connaît la place, une seule finit par durablement s’imposer dans l’espace public : son changement de nom. En effet, au lendemain du premier jour de l’Estallido, alors que le gouvernement vient de déclarer l’état d’urgence et un couvre-feu, le studio audiovisuel activiste Delight Lab projette sur l’imposante tour Telefónica le mot qui cristallisera la montée en puissance du mouvement : « Dignidad ». Cette demande collective et citoyenne de dignité devient alors l’emblème du mouvement social. Et c’est d’abord dans le monde virtuel qu’elle s’exprime, au cours d’une campagne massive menée sur le net pour que le toponyme « Plaza Baquedano » soit remplacé par celui de « Plaza Dignidad » sur Google Maps18. Une procédure matérialisée par l’installation de plaques sur le monument qui semblent attester d’un changement de nom officiel, bien que la municipalité tarde à le reconnaître. Mais mise à part cette nouvelle identité de la place à présent ancrée dans l’usage, il ne reste des autres phases de vie du monument au cours de l’Estallido que des bribes capturées par des photos et des vidéos qui n’ont plus aucune matérialité, induisant une inexorable disparition des traces de protestation qu’il a recueillies. Un processus contre lequel ont justement tenté de lutter les membres du collectif Antes del Olvido.

• 20 Nordenflycht C., José, « Iconoclasia, patrimonio y arte en el espacio público », in (...)
• 21 Antes del Olvido, « Un pequeño vistazo al taller “Antes del Olvido” :) », (...)

12Au-delà de ces mots qui envisagent l’objectif archivistique du collectif sur le long terme, le moyen d’y parvenir est, quant à lui, pensé au présent. En effet, l’ancrage citoyen du projet se résume essentiellement à la forme que prennent ses actions : Antes del Olvido invite curieux et amateurs à participer à des ateliers de photogrammétrie – un procédé technique permettant, à partir d’une série de photos téléchargées sur un logiciel, d’obtenir un modèle en trois dimensions de l’objet photographié – centrés sur l’animation 3D de monuments vandalisés lors du soulèvement. Comme d’autres au même moment, les membres du collectif entendent participer de la sorte à un mouvement d’appropriation symbolique des monuments sujets à l’iconoclasme20. Pour cause, cette proposition se veut une réponse au besoin de réfléchir collectivement à la portée des actes de dégradation-réappropriation des objets du patrimoine, en passant ici par une médiatisation via la technologie numérique, dans l’espoir de mieux saisir a posteriori l’ampleur du mouvement social. Une nécéssité impérieuse exprimée dans l’un des premiers posts de leur compte Instagram : « [l]os grafitis que vemos ahora en las calles de todo Chile son muy importantes para entender qué está sucediendo y por qué sucede, la idea de este taller es capturarlos para mantenerlos vivos antes de que las murallas se blanqueen21 ». Faisant fi du caractère supposément sacré de la statuaire, ils prennent ainsi part, à leur manière, à la révolution en cours, en en constituant une imagerie contre-hégémonique.

• 24 Ibid., CCD, 2020, 27 min

17Dans ces circonstances, le recours massif à la modélisation 3D permet de résoudre « el problema metodológico de “capturar” un momento histórico en evolución24 », car chaque chilien formé à la photogrammétrie est capable de la reproduire autant de fois qu’il le souhaite, et ce pour autant de monument qu’il le veut, à partir de son propre ordinateur. Cette technique est d’autant plus efficace qu’elle est accessible à tous : d’abord, parce les logiciels 3D sélectionnés par le collectif sont gratuits et facilement téléchargeables, ensuite, parce que leur prise en main est quasi intuitive pour des digital natives.

• 25 Op. cit., CCD, 2020, 29 min
• 26 Antes del Olvido, « Un pequeño vistazo al taller “Antes del Olvido”:) », I (...)

20Cependant, les avantages de la reconstruction 3D ne peuvent être limités à de simples fonctions représentatives qu’elle partage avec la photographie ou de la vidéo, qui restent souvent cantonnées à la prise de vue choisie par leurs auteurs. Au contraire, l’artiste qu’est Cristobal Cea estime que « el 3D como medio tiene la peculiaridad de que te permite rearmar la mirada, volver a ver, darte el tiempo, [...] inventarlo25 », alors que le temps fait justement cruellement défaut dans le contexte qui est le sien. En effet, la 3D suscite un degré élevé d’interactivité, puisqu’elle permet une rotation à 360° autour de l’objet modélisé, de manière à le visualiser selon le point de vue désiré (de face ou de profil, en plongée ou en contre-plongée), en recourant à des principes de navigation tels que le zoom et la vue à la première personne, qui donnent accès à ses moindres détails. Cette technique, puisqu’elle stabilise dans la sphère numérique une version du monument qui est éphémère dans la réalité, en offre alors une visite virtuelle différée et pour le moins pérenne, comme le prouve une vidéo du compte Instagram du collectif prenant l’apparence d’une galerie d’art dématérialisée, qui donne à voir un récit alternatif de l’Estallido26.

• 27 Ricœur, Paul, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Paris, Le Seuil, 2000, p. 5 (...)

21Mise à part la mission artistico-pédagogique que s’est donné le collectif, on ne peut omettre la vocation mémorielle du projet. Son seul nom évoque déjà le principal risque qui menace les graffitis de ce moment historique : l’oubli. En particulier, dans le cas du monument à Baquedano, ce qui risque le plus d’être oublié ce sont, telles des bribes de vie, les traces de l’histoire du soulèvement qui constituent, par leur simple existence et leur possible préservation, un symbole de contestation. Ainsi, en comparaison à d’autres processus mémoriels envisagés sur le temps long, ici le contexte du mouvement social chilien impose de faire mémoire sur l’instant présent, en parallèle des manifestations. C’est pourquoi les représentations 3D de ce monument invitent à concevoir l’oubli, à la manière de Paul Ricœur, comme un vacillement entre disparition et persistance des traces d’un passé récent27.

• 28 Dans le cadre d’un plan de reconstruction, la place subit alors un nettoyage (...)
• 29 Op. cit, CCD, 2020, 28 min
• 30 Gouy-Gilbert, Cécile, Rautenberg, Michel, Ramon, Patricia, « Mémoire collective (...)

22De la sorte, au-delà des campagnes de nettoyage traditionnellement mises en place lorsqu’on dégrade des monuments du patrimoine national, comme ça a été le cas sur la place Baquedano le 19 mars 202028, c’est surtout l’enchaînement successif des manifestations quotidiennes qui entraîne un risque plus grand de disparition de ces stigmates. Au cours des cinq premiers mois du soulèvement, le mobilier urbain de Santiago s’apparente en effet à un sédiment géologique composé d’une superposition de couches de peinture en bombe, évoluant au gré de ce que Cea considère comme une « bataille esthétique29 » entre manifestants et forces de l’ordre, mais également entre les manifestants eux-mêmes ; chacun voulant imprimer les mots de sa lutte sur les murs de la ville. Dans ce contexte, la visée du collectif est doublement mémorielle. D’abord, elle invite les participants des ateliers à être au moins autant témoins qu’acteurs du moment historique qu’ils vivent. Témoins, parce que la technique de la photogrammétrie nécessite de se rendre sur les lieux du vandalisme, pour prendre des photos du monument que l’on souhaite modéliser. Acteurs, car à travers leurs reconstitutions 3D ils deviennent les artisans d’une mémoire en construction, des faiseurs de mémoire30.

• 31 Antes del Olvido, site web, [en ligne]. URL : https://antesdelolvido.cl/. (...)
• 32 Op. cit., CCD, 2020, 31 min

23Ensuite, il ne faudrait pas perdre de vue l’objectif premier des ateliers, qui consiste à recenser un maximum de modèles 3D du mobilier urbain vandalisé dans le but de le conserver à travers la constitution d’une archive. À cette fin, est mise en place une interface de co-création et de co-participation sur laquelle les reconstructions 3D des participants sont publiées en ligne : antesdelolvido.cl31. Un site que Cea décrit comme « una página web en construcción [...], un experimento sobre nuevas tecnologías de educación y creación artística frente a circunstancias históricas que exceden metodologías tradicionales de registro, archivo y creación32 ». Cette plateforme se présente sous les traits d’une carte interactive, semblable à celle qu’on retrouve sur un navigateur géographique comme Google Maps, centrée sur la fameuse « zona cero ». Y sont présentés des icônes indiquant l’emplacement d’une cinquantaine d’éléments du mobilier urbain de Santiago qui ont fait l’objet d’une reconstruction 3D. Dans une double tentative de restituer et de resituer dans un espace virtuel des objets de la réalité passés par le filtre de la dématérialisation, cette interface propose donc une géographie du territoire réinterprétée à l’orée des représentations de monuments vandalisés. Dans cet espace cyber, ces dernières sont finalement les seules preuves attestant de l’existence d’une contestation populaire une fois les équipes de nettoyage passées, comme si elles incarnaient un récit alternatif et différé, tant d’un point de vue physique que temporel, du soulèvement.

• 33 Op. cit., CCD, 2020, 31 min

24Ce récit se construit également au cours de la navigation sur le site. Lorsqu’on passe la souris sur l’un des icônes, une fenêtre s’ouvre à l’écran pour dévoiler l’élément reconstitué correspondant à l’emplacement choisi. L’utilisateur a alors à sa disposition un visuel rotatif de l’objet 3D en question qui précise son nom, celui de son emplacement, ses coordonnées géographiques, ainsi que la catégorie qui lui a été assigné. En effet, la carte compte cinq types d’icône qui nous renseignent sur la nature de l’objet reconstitué (« bâtiment ; mur ; mobilier urbain ; sculpture/monument ; autres »). Certains d’entre eux sont même chargés d’un contenu sémantique spécifique, comme c’est le cas des monuments signalés par un icône à l’effigie du chien Matapacos (littéralement, « tueur de flics »), en référence au fidèle compagnon des manifestants chiliens dans les années 2010, devenu un symbole de la résistance face aux charges des carabineros. Et bien que cette page souffre d’un manque d’actualisation, assurément dû à l’essoufflement progressif des ateliers à la fin de l’année 2020, force est de constater que les contenus téléchargeables qu’elle conserve aspirent à « diluir la línea entre memorial, archivo y obra artística colectiva33 ».

• 35 Antes del Olvido, « Plaza Dignidad Octubre 31 », Sketchfab, [en ligne], mi (...)
• 36 Antes del Olvido, « Plaza Dignidad Nov20 », Sketcfab, [en ligne], mis en ligne le 20 (...)
• 37 Antes del Olvido, « Plaza Dignidad Nov25 », Sketcfab, [en ligne], mis en l (...)
• 38 Antes del Olvido, « Plaza Dignidad Enero27 », Sketcfab, [en ligne], mis en (...)
• 39 Antes del Olvido, « Plaza Dignidad Marzo 22 Coronavirus », Sketcfab, [en l (...)

27Dans le cas des reconstructions les plus anciennes, telle que « Plaza Dignidad Octubre 3135 », on peut encore lire sur le monument conservant sa couleur d’origine les slogans du début du mouvement (« Torturar », « Asamblea constituyente »), rapidement recouverts de banderoles et de peinture, comme le montre « Plaza Dignidad Nov2036 ». Ainsi, il est intéressant de suivre l’évolution chromatique de la statue, capturée alors qu’elle arbore les couleurs des carabiniers (« Plaza Dignidad Nov2537 »), du drapeau arc-en-ciel (« Plaza Dignidad Enero2738 ») ou, sur la dernière de la série, le chromatisme brun de sa tentative de restauration (« Plaza Dignidad Marzo 22 Coronavirus39 »). Empreintes d’un fort réalisme, la plupart des modélisations sur lesquelles on devine des manifestants donnent l’impression que la place n’est alors jamais laissée à l’abandon.

• 40 Antes del Olvido, « Plaza Dignidad Noviembre 5 », Sketcfab, [en ligne], mis en ligne l (...)
• 41 Antes del Olvido, « Marzo8 Plaza Dignidad 8m Low Poly », Sketcfab, [en ligne], mis en (...)

28Mais dans d’autres cas, elles démontrent aussi que la photogrammétrie donne une grande liberté créative à leurs auteurs. Pour preuve, nombreuses sont les représentations qui jouent avec les fonctionnalités de cette technique pour se tourner vers des reconstructions plus abstraites, à la frontière entre le cubisme et l’art naïf, comme dans « Plaza Dignidad Noviembre 540 », qui présente une vision creuse et en décomposition de la statue du général Baquedano, comme si le bronze dont elle est composée fondait sous le feu des manifestants. Et c’est un parti pris encore plus audacieux que propose l’auteur de « Marzo8 Plaza Dignidad 8m Low Poly41 » qui, en choisissant un faible rendement de texture, transforme la foule présente sur la place ce jour-là en une masse informe à la consistance presque calcaire, mise en scène sur un fond violet.

• 42 Op. cit., CCD, 2020, 29 min

29À travers ces représentations, la statue du général Baquedano, qui avait jusqu’alors été la principale cible des dégradations devient, dans le même temps, l’objet fétiche de réinterprétations artistiques qui la resignifient. À tel point qu’on finit par se demander si le but recherché est réellement celui d’une conservation des graffitis apposés sur le monument au cours du soulèvement ou, plutôt, d’une perpétuation de la pratique iconoclaste dans la sphère virtuelle. C’est en tout cas ce que laisse à penser la multiplication des ateliers « Antes del olvido: taller de grafiti virtual », qui donnent la possibilité aux Chiliens n’ayant pas pu ou pas osé inscrire leur marque sur la statue du général Baquedano de le faire via le numérique. Dans ces conditions, on comprend qu’au vu de l’inconstante mutabilité du monument au cours de la période, dans et hors le réel, Cristobal Cea le considère comme « la performance más larga de la historia de Chile42 ». Une reconnaissance qui lui attribue une place de choix au sein d’un patrimoine immatériel de l’Estallido qui se constitue progressivement.

• 43 Consejo de Monumentos Nacionales de Chile, « Plan de recuperación Patrimonial  (...)
• 44 Exbalin, Arnaud, « Mexique : Christophe Colomb est mort, vive la jeune femme d’Amayac (...)

30Dans un contexte pandémique qui contraint le soulèvement populaire chilien à un inéluctable essoufflement, une question persiste : y a-t-il un futur pour le monument à Baquedano dans l’espace public de Santiago ? Si certains acteurs culturels et médiatiques préfèrent opter pour un statu quo, en défendant l’idée du maintien de la statue, à l’inverse, d’autres voient dans son retrait une occasion d’inscrire tangiblement le récit du nouveau processus constitutionnel chilien sur le mobilier urbain de la capitale, en renommant notamment la « Plaza Dignidad » en « Plaza de la Ciudadanía ». Du côté des autorités, la prise de décision semble bien plus délicate, au point que l’État s’en remette à l’avis du Consejo de Monumentos Nacionales, qui ne tarde pas à lancer un « Plan de recuperación Patrimonial » pour réhabiliter les espaces urbains endommagés au cours du soulèvement43. Ainsi, en janvier 2020, celui-ci décide que la statue restera en place et qu’une intervention tentera de réparer les dégâts qui la menacent de s’écrouler. Mais c’était sans compter sur l’acharnement d’une poignée de manifestants qui finissent par s’en prendre directement à la statue, en tentant de l’incendier et de l’attaquer à la scie électrique. Face à cette radicalisation du vandalisme, le processus en cours connait une accélération, entraînant successivement au début de 2021, la mise en place d’une surveillance rapprochée par les militaires, la construction d’un mur de protection, et surtout la décision de déboulonner la statue de son socle. Un processus qui tend à se généraliser dans les Amériques, tel que ça a déjà été le cas à Mexico avec la statue de Christophe Colomb44. Ce qui était alors censé être un retrait temporaire pour restauration enclenche, en réalité, un processus d’évacuation de tout symbole patrimonial de la place, qui se conclut le 21 octobre 2021 par l’exhumation de la tombe du soldat inconnu située au pied du monument.

• 45 Fureix, Emmanuel, L’œil blessé. Politiques de l’iconoclasme après la Révolutio (...)
• 46 Galería CIMA, « 23.10.2020 – 2 », Youtube, 6h16-6h42, [en ligne], mis en ligne le 23 oct (...)

31Pour autant, l’actuelle vacuité de l’ancienne place Baquedano, redevenue un lieu de célébration nationale lors de la victoire électorale de Gabriel Boric en décembre de la même année, n’empêche pas que de nouvelles interventions numériques, pouvant être qualifiées selon la terminologie d’Emmanuel Fureix comme des « iconoclasmes par effraction45 », prospèrent dans l’espace public. Tel avait été le cas au lendemain du premier anniversaire du soulèvement, lorsque l’instinct des régisseurs de la Galería CIMA les avait poussés à anticiper la future absence de la statue, en simulant, depuis leur observatoire diffusant une vidéo en direct de la place, l’installation virtuelle d’une statue du chien Matapacos à l’emplacement même du monument à Baquedano au moment où, à l’image, les camions des carabineros chargeaient les manifestants à coups de canons à eau46.