• 1 D’après la formule empruntée à Denis-Constant Martin, « À la quête des OPNI (Objets poli (...)
• 2 En 2018, je m’étais attelé à une revue de littérature consacrée à son avatar contemporai (...)

1Le péronisme constitue un objet de recherche inépuisable, qu’il n’est pas interdit de classer parmi les fameux « OPNI »1. Les travaux académiques qui lui sont consacrés sont innombrables2. Dans un ouvrage ayant pour titre « Qu’est-ce que le péronisme ? », Alejandro Grimson, professeur en Études sociales à l’Université de San Martín, s’emploie à répondre à cette interrogation par le truchement d’un regard d’anthropologue, dont il expose les prémisses dès l’introduction. La première tient en un syllogisme d’incidence tautologique : un fait social étant nécessairement relationnel, comme tout phénomène social, le péronisme doit être étudié en relation à ce qu’il n’est pas ; c’est-à-dire par rapport à son contraire, « l’antipéronisme » (p. 13). Deuxième postulat : les processus socio-culturels ne pouvant être réduits à une quelconque homogénéité, le péronisme ne saurait être autrement appréhender qu’au pluriel. En clair, il n’existerait pas un péronisme, mais des péronismes. Enfin, tout phénomène politique a une histoire qu’il convient de retracer pour en comprendre non seulement les mutations, mais encore les subtilités voire les contradictions. Car, à l’instar du libéralisme ou du communisme, le péronisme n’est pas un concept figé ou immémorial. Sa signification comme les caractéristiques que cette notion recoupe, évolue et se recompose dans le temps. En somme, le péronisme n’est pas « une chose » (una cosa) à un moment donné, mais plusieurs « choses » au fil du temps et en fonction des acteurs impliqués et du contexte historique, politique et social dans lequel il prospère ou contre lequel il s’affirme.

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• 4 Comme l’écrit l’auteur, « Le péronisme est né et s’est affirmé comme un miroir inversé d (...)

3L’auteur propose de consacrer ses deux premiers chapitres à ce qu’il nomme « l’éruption du péronisme » lors et à la suite du célèbre épisode du balcon, le 17 octobre 1945. Pour rappel, le général Perón, en charge des portefeuilles du Travail et de la Prévoyance dans le gouvernement militaire où il est également ministre de la Guerre, a été évincé du pouvoir en réponse à la fronde des secteurs conservateurs, quelques jours plus tôt. À l’appel des syndicats, une foule de plusieurs milliers de personnes converge alors place de Mai, sous les fenêtres de la Casa Rosada, pour exiger sa libération ; ce qu’ils obtiennent en fin de soirée. Vers 23h passées, Perón s’adresse à ses partisans, qui l’acclament à l’unisson. On les surnommera plus tard les descamisados – littéralement les « sans chemises » ; c’est-à-dire ceux qui ne portent pas de costumes, les ouvriers. Ayant réuni quelque cent à deux cent mille personnes – et non pas un million comme d’aucuns l’ont parfois affirmé, l’épisode du balcon constitue l’acte fondateur de la mythologie péroniste. Pour l’auteur, cet évènement est déterminant dans la trajectoire future du mouvement. À l’appui de son argumentation, il évoque notamment l’hypothèse contrefactuelle soulevée par Juan Carlos Torre3 : que se-serait-il passé si Perón n’avait pas été libéré, si on l’avait assassiné dans sa cellule ou si le gouvernement avait fait tirer sur la foule ? Indubitablement, c’est toute l’histoire contemporaine argentine qui en aurait été transformée. Du reste, l’épisode est aussi et surtout décisif parce qu’il accouche du pendant du péronisme ; c’est-à-dire l’antipéronisme4. En effet, l’épisode cristallise les haines sociales et raciales qui parcourent et fragmentent la société depuis plus d’un siècle. Dans les relectures médiatiques et politiques qui sont faites de l’évènement, les partisans de Perón sont ainsi associés aux cabezas negras, terme péjoratif qui désignent les étrangers (Paraguayens, Péruviens et Boliviens, notamment) et, plus largement, les gens de peu. En s’affichant comme le héraut des classes laborieuses, Perón s’attire l’ire des classes moyennes et supérieures, bien décidées à s’organiser pour le faire échoir. En somme, péronisme et anti-péronisme sont révélateurs d’une très forte polarisation sociale, voire d’une guerre civile larvée, qui aboutit au coup d’État du 16 juin 1955, dont l’auteur explore les tenants et aboutissants dans son troisième chapitre.

• 5 Pour plus de renseignements sur cette conception belliciste du pouvoir en Arge (...)

4Ce jour-là, l’armée renverse Perón après avoir bombardé la place de Mai et fait plus de trois cent morts et sept cent blessés parmi ses coreligionnaires. Perón se retrouve contraint à l’exil, son nom comme celui d’Eva interdits même de prononciation publique (décret n°4161 de mars 1956), et son mouvement proscrit. Au demeurant, durant sa présidence (1946-1955), le péronisme a joué de tant de contradictions (législation sociale mais restriction des libertés publiques ; soutien aux travailleurs urbains mais désintérêt pour les peones ruraux ; éducation publique, mais enseignement religieux obligatoire, etc.) que ses opposants peuvent se revendiquer comme les pourfendeurs d’un autoritarisme démagogique et faire valoir leurs convictions libérales. Dans les années 1950, l’antipéronisme se veut européiste, lorgne la social-démocratie et la démocratie chrétienne du Vieux-Continent, mais ne s’en distingue pas moins pour sa « bellicosité » (p. 135). De fait, les traits schmittiens (au sens de la rivalité essentialiste ami/ennemi) caractéristiques du système politique argentin5 trouvent ainsi leur origine à cette époque, dans l’opposition irréductible entre partisans et adversaires du leader populiste. Pour l’auteur, « essayer de comprendre le péronisme essentiellement à travers les discours ou la pensée de Perón [le justicialisme] est insuffisant. Le péronisme est complexe, car il ne relève pas de la conséquence mécanique d’un plan, mais parce qu’il est le résultat imprévu d’une relation historique [forgée autour] d’un protagonisme populaire » (p. 110).

• 6 Maria Gabriela Dascalakis-Labreze (et al.), « Recensions associées au dossier (...)
• 7 Ibid., p. 80.

6Les trois derniers chapitres, respectivement consacrés au menénisme, au kirchnérisme et à sa défaite face au macrisme n’apportent pas d’éléments nouveaux sur le plan historiographique pour quiconque s’intéresse aux vicissitudes de la politique argentine depuis le retour à la démocratie. En revanche, ils ont le mérite d’en faire une synthèse d’autant plus stimulante, que « l’abondante bibliographie mobilisée dépeint un état de l’art intéressant pour des futures recherches », ainsi que l’écrit très justement, Maria Gabriela Dascalakis-Labreze, dans la recension qu’elle a rédigée sur ce même ouvrage pour Les Cahiers d’Histoire immédiate.6 Nous souscrivons à son commentaire et lui laissons d’ailleurs les mots de la fin : « Entre démarche anthropologique et analyse historique », ce livre pourrait plaire « aussi bien aux chercheurs qu’aux passionnés d’Amérique latine. »7 Ajoutons qu’il offre un regard renouvelé sur un phénomène politique qui n’a pas fini de susciter curiosité intellectuelle et interrogation scientifique.