• 1 Drummond, José et Ana Flávia Barros-Platiau, “Brazilian Environmental Laws and Policies, 1934-2002 (...)
• 2 Pádua, José Augusto, “The Dilemma of the ‘Splendid Cradle’: Nature and Territory in the Constructi (...)
• 3 Arima, Eugenio Y., Paula Barreto, Elis Araújo et Britaldo Soares-Filho B., “Public policies can re (...)
• 4 Le Plan Récolte (Plano Safra) a été introduit en 2003 par le premier gouvernement Lula, afin de ve (...)
• 5 Soares-Filho, Britaldo et Raoni Rajão, “Traditional Conservation Strategies Still the Best Option” (...)

1La construction de politiques et programmes environnementaux ne suit pas un processus historique linéaire. Elle est souvent ambivalente, contradictoire, sujette à pression, renégociée, et généralement difficile à mettre en œuvre1. Au Brésil, ces quarante dernières années ont ainsi vu de façon concomitante, l’approfondissement d’un modèle de développement agro-exportateur et l’institutionnalisation progressive de politiques de protection et de conservation des ressources naturelles assez ambitieuses2. Les deux premiers gouvernements Luiz Inácio Lula da Silva (2003-2010) sont à l’image de cette tentative de concilier ces deux objectifs. Ce rapprochement s’est en pratique révélé tenir moins du compromis entre aspirations contraires que d’un rapport de force permanent dans lequel l’environnement n’est pas toujours sorti gagnant. Si d’importantes avancées en matière de protection environnementale ont eu lieu depuis les années 1990, notamment la réduction de la déforestation au cours des années 20003, les nombreuses concessions effectuées dans le même temps - telles que celles ayant permis l’expansion de l’agrobusiness sur la période (certains aspects du Plan Récolte4, le développement d’infrastructures pour le transport de marchandises etc.), montrent la difficulté et les limites de penser protection environnementale et développement économique comme allant de pair5.

• 6 Carneiro, Marcelo Sampaio et Julien Blanc, « Le Brésil et l’environnement au XXI^e siècle : des rel (...)
• 7 Daugeard, Marion, « Le Code Forestier brésilien : genèse et institutionnalisation », Thèse de doct (...)

2Ces contradictions ont été mises en lumière, sous le second mandat Lula, à l’occasion de la démission en 2008 de la ministre de l’environnement, Marina da Silva, signe d’un affaiblissement dans la prise en compte des enjeux environnementaux, en expansion depuis la mise en place de la Constitution de 1988. Le mandat suivant, dirigé par Dilma Rousseff, n’a pas non plus été exempt de critiques6, concentrant plusieurs dossiers polémiques tels que la construction du barrage de Belo Monte ou l’adoption de la réforme du Code Forestier7. Ce détricotage environnemental a finalement été poursuivi et approfondi après la destitution de Dilma Rousseff (2016), sous le gouvernement de Michel Temer (réductions budgétaires, réorganisation institutionnelle, réduction de la participation de la société civile dans les organes consultatifs, entre autres).

• 8 Voir par exemple : Soterroni, Aline C., Fernando M. Ramos, Michael Obersteiner, et Stephen Polasky(...)

3Dans ce contexte, l’élection de Jair Bolsonaro à la présidence du Brésil, le 28 octobre 2018, ne semblait rien augurer de bon sur le plan environnemental. De l’avis partagé par nombre de médias, figures politiques et intellectuelles, nationales comme internationales, l’élection de ce candidat climato-sceptique faisait peser sur l’environnement et notamment sur l’Amazonie et les peuples autochtones une importante menace8. Ces préoccupations avaient été influencées par des mois de campagne présidentielle marqués par une rhétorique d'attaque contre la société civile, les populations traditionnelles, les mouvements sociaux et la gauche en général. La promesse d’un agenda néolibéral, productiviste et anti-écologiste, ainsi qu’une certaine vision du nationalisme brésilien, puisée dans l’imaginaire de la dictature militaire, généraient également de nombreuses inquiétudes. Des tensions sur le plan environnemental et climatique, dans les diverses arènes politiques, universitaires, médiatiques, mais aussi et surtout, des conséquences concrètes dans les territoires et sur la vie des différentes populations qui les occupent, étaient donc clairement attendues.

• 9 Ce terme fait référence au programme de campagne du candidat Lula en 2022, et était déjà présent d (...)

4Près de cinq ans plus tard, et près d’un an après son départ, nous interrogeons dans ce dossier le bilan environnemental du mandat de Jair Bolsonaro. Les contributions visent moins à questionner si ce gouvernement a conduit une politique défavorable à l’environnement, qu’à (i) analyser les changements intervenus sur la période, en mettant en évidence les mécanismes et stratégies les ayant rendus possibles et leurs effets, (ii) à les replacer dans une trajectoire historique plus large, et (iii) à proposer un regard sur les oppositions et résistances ayant contribué à les limiter. Alors que l’heure semble être à la « reconstruction9 » (ou refondation) d’une politique étatique forte, notamment sur le plan environnemental, revenir sur le mandat précédent reste essentiel pour aborder avec nuance et recul les enjeux et défis environnementaux actuels et à venir au Brésil, avec le retour de coalitions d’intérêt pro-environnementales au pouvoir.

• 10 Scielo est un portail électronique coopératif de revues scientifiques qui permet l'accès électroni (...)
• 11 Google Scholar est un moteur de recherche virtuel librement accessible qui organise et répertorie (...)
• 12 Titre, auteurs, quelques lignes du résumé et le lien vers l'article. Voir Haddaway, et al. “The Ro (...)

6De nombreux travaux (articles, thèses, travaux académiques, rapports) abordant des sujets liés à l’environnement ont été publiés à propos du mandat Bolsonaro, entre 2019 et 2022. La méthode que nous avons choisie pour en rendre compte s’appuie sur une analyse de la littérature disponible, réalisée à partir de deux plateformes bibliographiques : Scielo et Google Scholar. La première10 constitue la principale bibliothèque numérique d'Amérique latine : elle comporte l’avantage de répertorier un large éventail de publications en langue portugaise, mais l’inconvénient d’occulter une part importante de la littérature internationale. La deuxième11 est un référentiel de publications scientifiques, qui comporte cependant l’inconvénient de ne permettre l’accès qu’aux métadonnées12 des 1 000 références considérées comme étant les plus pertinentes dans chaque recherche. L’exercice de revue bibliographique auquel nous nous sommes livrées est donc un exercice non exhaustif, avec pour principal objectif d’identifier quelques thématiques environnementales clefs ayant particulièrement marqué ce mandat.

• 13 Portant sur le titre ainsi que sur l’ensemble du texte.
• 14 Semaine marquée par la prise de fonction du président Lula.
• 15 En anglais, (1) “impact” et “environment” et “Bolsonaro” ; (2) “dismantling” et “environment” et “ (...)
• 16 À titre d’exemple, la 46^e Rencontre Annuelle de l’Association Nationale de troisième cycle et de r (...)

7Deux séries de mots-clés13 ont été appliquées le 5 janvier 202314 sur ces deux plateformes, dans trois langues différentes (français, portugais, anglais) : (1) « impact », « environnement » et « Bolsonaro » et (2) « démantèlement », « environnement » et « Bolsonaro »15. Le choix du terme « démantèlement » s’est appuyé sur une observation empirique de la fréquence de son emploi au cours du mandat (i) dans la sphère politique d’opposition, (ii) dans les milieux ou réseaux investis sur les thématiques environnementales (Observatoires du Climat, ou du Code Forestier, Coalition Brésil Climat Forêt Agriculture, entre autres), (iii) dans les médias (souvent relais des deux premiers), mais également (iv) dans le contexte de rencontres scientifiques d’associations nationales de sciences sociales16 et (v) dans la littérature scientifique publiée notamment depuis 2016. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le gouvernement Lula a choisi de s’y référer à travers son antonyme (« reconstruction » nationale).

• 17 Dans le détail, les résultats obtenus sont les suivants : (a) pour la 1^re équation de mots-clefs : (...)
• 18 Cela représente 18 articles au total, pour lesquels nous avons écrit aux auteurs, sans retour de l (...)
• 19 À l’adresse suivante : https://docs.google.com/spreadsheets/d/1_MPPVBmhduJK0f0ggm6Pplwj35_dcgmxMV7 (...)

8Les très nombreux résultats17 obtenus à partir de cette revue de la littérature (5 537 exactement) ont été triés afin de parvenir à un échantillon exploitable. Ont ainsi été exclues (1) les références en double (une même référence listée par les deux plateformes, traductions d’un même article) ; (2) les références de nature prospective écrites en début de mandature (ne fournissant donc pas d’analyse sur la période, à proprement parler), (3) celles dont l’objet central de l’analyse portait sur un autre sujet que les questions environnementales (démantèlement concernant les enjeux sociaux par exemple), et enfin (4) les références pour lesquelles il n’a pas été possible d’accéder à l'article complet18. Cette méthodologie a permis d’aboutir à un échantillon de 262 références, toutes répertoriées dans un tableau disponible en ligne pour téléchargement19 et classées selon les critères suivants : l'année de publication, la discipline principale, les thèmes abordés, la langue de publication, le type de publication et la période analysée.

• 20 Pour les articles qui comptaient plus de 3 ou 4 auteurs, les disciplines des principaux auteurs (l (...)

9L’analyse statistique montre tout d’abord un accroissement des publications à partir de 2021, correspondant à la troisième année du mandat Bolsonaro (Figure 1). Elle montre aussi l’importance des disciplines de sciences humaines et sociales20, dans la mesure où la majorité des publications sont indexées en anthropologie, géographie, sociologie ou en sciences politiques (Figure 2). L’analyse montre également le rôle prédominant des auteurs et autrices brésilien·ne·s dans l’analyse du mandat Bolsonaro. En effet, non seulement la plupart des publications est en langue portugaise (63,5 %, Figure 3), mais les auteurs et autrices brésilien·ne·s représentent également une part importante des contributions scientifiques en langue anglaise. Le rôle des universités brésiliennes s’observe d’ailleurs à travers les travaux universitaires conduits sur la période. Si la grande majorité des publications sont des articles scientifiques (197), les mémoires de licence ou de master, reposant là aussi principalement sur des méthodologies qualitatives, représentent une part non négligeable de notre échantillon (22/262 publications). Enfin, l’analyse montre que la moitié des publications font référence à des gestions antérieures au mandat de Jair Bolsonaro ; une mise en perspective classique des études en sciences sociales, donnant cependant une indication générale des changements intervenus sur la période (Figure 4).

• 21 Disponible à l’adresse : https://periodicos.unb.br/index.php/sust/issue/view/2617/810
• 22 Pour rappel, à l’adresse : https://docs.google.com/spreadsheets/d/1_MPPVBmhduJK0f0ggm6Pplwj35_dcgm (...)

12Entre janvier et septembre 2023, plusieurs nouvelles publications ont adopté le cadre théorique du démantèlement et proposé l’analyse de plusieurs questions environnementales sous le mandat Bolsonaro. La revue Sustentabilidade em Debate, de l’Université de Brasília, a ainsi publié en avril 2023 un numéro spécial intitulé « Dismantling of the Brazilian Environmental Policy21 », et l’Institut en Recherche Économique Appliquée (IPEA) a publié le mois suivant un ouvrage intitulé « Desmontes e reconfigurações de políticas públicas no Brasil » (2016-2022). Le tableau de références constitué dans le cadre de notre revue de la littérature22 et son analyse, constituent donc un effort qui ne demande qu’à être poursuivi.

• 23 En date du 17/10/2023, le programme restait accessible en ligne sur le site : https://jebresil.sci (...)

14Si les enjeux environnementaux soulevés par la gestion du gouvernement Bolsonaro ont fait l’objet de nombreuses contributions du monde académique, notamment brésilien, peu de rencontres en France (ni même en Europe, à notre connaissance), n’ont offert l’opportunité, au cours de son mandat, de mettre en dialogue les analyses existantes et issues de domaines divers, en dépit de l’importante couverture médiatique accordée à ces sujets. Afin de dresser un premier bilan du mandat de Jair Bolsonaro sur le plan environnemental, et dans l’intérêt de susciter un dialogue entre chercheurs·euses et non-chercheurs·euses, brésilien·nes et européen·ne·s à l’aube de la nouvelle élection présidentielle, deux demies-journées d’études23 ont été organisées les 15 et 16 septembre 2022 sur le Campus Condorcet (Figure 6). Soutenues par l'Institut des Amériques, l'association ARBRE, la Sorbonne Nouvelle (CREDA), l’Université Paris 1 (PRODIG) et le Cirad (réseau PP-AL), elles ont réuni en présentiel et en ligne environ 70 participant·es, autour des présentations de 15 intervenant·e·s issu·e·s de disciplines, universités et institutions différentes (Figure 7).

• 24 Quatre tables-ronde se sont succédées : (1) Le gouvernement Bolsonaro : une rupture dans la politi (...)

15À partir de méthodologies et de sources variées (entretiens, données géoréférencées, ateliers participatifs, étude des discours politiques et des structures institutionnelles, suivi des politiques publiques, analyse de l’activité législative etc.), les présentations des participant·e·s24 ont cherché à décrypter les motivations associées aux changements intervenus sous le mandat Bolsonaro sur le plan environnemental, à caractériser les dynamiques et processus sociaux et politiques à l’œuvre, ainsi que leurs résultats et répercussions, tout en les replaçant dans une perspective historique plus large.

• 25 Rajão, Raoni et al., “The Risk of Fake Controversies for Brazilian Environmental Policies”, Biolog (...)
• 26 Conseil national de l'environnement (CONAMA).
• 27 Conseil national des ressources hydriques (CNRH).
• 28 Conseil national pour la sécurité alimentaire et nutritionnelle (CONSEA).

16Les diverses interventions ont mis en évidence un important changement rhétorique, négationniste, auparavant réservé à certains segments de l’échiquier politique et à certaines organisations sectorielles climatosceptiques ou ouvertement anti-environnementales. Largement basé sur la production de fausses informations25 et sur un mépris de la « science », ce changement discursif a conduit à justifier et à légitimer différents niveaux, degrés et formes de démantèlement, impliquant par exemple une importante diminution du budget du ministère de l’environnement et de l’Ibama (en charge des contrôles environnementaux), la prise en main des dossiers environnementaux par des profils de militaires ou de gestionnaires non spécialistes, la diminution généralisée de la participation sociale (réduction de la place de la société civile au CONAMA26 et au CNRH27), et l’exclusion des peuples autochtones et des communautés traditionnelles des instances de dialogue (CONSEA28). Les effets concrets du mandat de Jair Bolsonaro ont également été illustrés par (i) l’accélération de la délivrance de permis de construction et d’exploitation de projets miniers (fer, bauxite, aluminium) dans les États du Minas Gerais, du Pará et du Maranhão, (ii) la simplification du processus de régularisation des terres dans l’État du Roraima, favorable à l’avancée du soja, (iii) l’augmentation des accaparements de terres et de la déforestation, et (iv) l’affaiblissement des politiques publiques en soutien aux produits de la sociobiodiversité amazonienne.