• 1 Voir pour un complément d’information : Francis Zimmermann, “Sahlins, Obeyesekere et la mort du ca (...)

1Si tout historien reconnaît qu'un événement du passé doit être interprété sans tomber dans de faux anachronismes, c'est-à-dire en tenant compte du contexte historique dans lequel il s'est déroulé, en est-il de même lorsque la distance n'est pas temporelle mais culturelle ? Les deux réponses antagonistes que l'on peut donner à cette question ont donné lieu à l'un des débats les plus passionnants sur les rapports entre anthropologie et histoire : la controverse entre Marshall Sahlins et Gananath Obeyesekere sur les raisons qui ont poussé les Hawaïens à tuer le capitaine Cook en 1779. Pour Sahlins, les Hawaïens avaient reconnu leur dieu Lono dans Cook, et son meurtre était conforme aux prescriptions rituelles à appliquer lors de l'arrivée de ce dieu. Obeyesekere, quant à lui, considère cette analyse comme exotisante et même colonialiste, car rien n'indique que les Hawaïens ne voyaient pas Cook pour ce qu'il était, une personnalité importante du pouvoir colonial, mais pas une figure divine. Si le premier considère que les événements ne peuvent être analysés sous le seul angle des intérêts, et qu'il existe une variabilité sémiotique de nature culturelle à prendre en compte pour les interpréter, pour le second, douter que la rationalité des indigènes soit semblable à celle des Occidentaux est une forme de superbe coloniale. L'espace manque pour décrire plus en détail cette controverse étincelante1. Cette brève préface ne vise qu'à contextualiser le projet intellectuel poursuivi par Gilles Havard dans son ouvrage, dans lequel il prend ouvertement parti pour Sahlins, et à juste titre. Car si, à l'exception de quelques thèses extravagantes, aucune théorie sérieuse ne peut aujourd'hui s'opposer à l'idée que tous les groupes humains partagent les mêmes structures cognitives et identiques processus d'inférence rationnelle, cela n'implique pas qu'ils possèdent la même façon de distribuer les propriétés, attributs ou qualités des entités qui composent l'environnement, de concevoir leurs modes de relation et d'interpréter le sens des événements qui peuvent survenir. Pour reprendre les mots de Sahlins adressés en filigrane aux historiens, un événement n'est pas seulement ce qui se produit à un moment donné, mais plutôt une relation entre un phénomène temporel et le réseau de significations et de relations – que l'anthropologue américain appelle structure – dans lequel il s'inscrit.

• 2 En particulier par l’ouvrage d’Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales : lignes d'ant (...)

3Dans le premier livre de son ouvrage, l'auteur expose sa thèse principale en vue de dévoiler ce que pourrait être cette perspective autochtone. Il s'appuie sur ce que l'anthropologie spécialisée dans cette région du monde a pu décrire et analyser en termes de relation entre symbolisme et rituel, d’auteurs tels que Emmanuel Désveaux, Richard Chacon ou Claude Lévi-Strauss entre autres. Selon Havard, la première chose qui saute aux yeux est la présence d'une autorité appelée le Grand Soleil, que les colons français identifiaient à un monarque absolutiste, mais qui, pour les Natchez, correspondait davantage à un grand prêtre investi de pouvoirs surnaturels par sa médiation entre le Soleil ou feu céleste et les feux de chacun des foyers. Une figure plus rituelle qu'exécutive, à l'image des princes incas ou aztèques. En termes d'organisation sociale, les Natchez étaient divisés en deux groupes, les nobles et les plébéiens, selon la vision des colons inspirée du modèle des seigneuries françaises de l'époque, bien que cette dénomination ne corresponde pas tout à fait au caractère dualiste de cette formation sociale, où les deux groupes, appelés les Soleils et les Puants dans la langue locale, entretiennent des relations très différentes de celles que les ordres entretenaient dans l'Ancien Régime. La grande différence entre les ordres européens et le dualisme natchez n'est pas seulement que dans ce dernier il existe des alliances exogamiques systémiques qui peuvent promouvoir la mobilité entre les deux moitiés et dans les deux sens, mais que l'on peut passer de Puant à Soleil en tuant des ennemis et en apportant leurs scalps, ou, de façon encore plus surprenante, en sacrifiant sa propre progéniture. Havard relie cette configuration à une série d'analyses anthropologiques qui ont mis en relation la guerre à l'extérieur et la naissance au sein du groupe, dans le cadre d'une même configuration rituelle fondée sur l'idée que la perpétuation de soi ou de son groupe se fait au dépens de la captation de substances ou de principes chez autrui, une forme de métaphysique cannibale bien décrite par l'anthropologie d'aujourd'hui2. À ces morts d'enfants s'ajoutent celles d'adultes, parents ou serviteurs des Soleils, qui sont sacrifiés à la mort de l'un de ces derniers, pour l'accompagner ou bien continuer à le servir dans la vie post-mortem qui se déroulera dans le pays enchanté des esprits où rien ne manque. Un sacrifice mortuaire, comme l'appelle Havard, qui fait de la mort collective quelque chose d'ordinaire et qui a un sens existentiel – si on me permet cette expression qui peut sembler un oxymore dans ce contexte – même s'il suscite l'incompréhension et le rejet chez tous les chroniqueurs européens qui contemplent avec stupeur ces meurtres de masse.

• 3 Pour une analyse approfondie de la sociologie des Natchez et des mécanismes qui peuvent expliquer (...)

4Un autre élément essentiel pour tenter de reconstituer la perspective autochtone de ce qui s'est passé lors du massacre de 1729 serait de résoudre le paradoxe de cette mort collective survenue dans un contexte de bon voisinage : comment peut-on passer en un instant d'une cohabitation pacifique à l'anéantissement collectif le plus abominable des voisins ? Cette situation étrange renforce la thèse de Havard selon laquelle cet événement ne peut être réduit à une simple révolte coloniale, conséquence d'une domination étouffante. Car les communautés natchez vivent en interaction constante avec les colons dans une relation amicale étroite et une dépendance économique mutuelle scellées par de nombreux liens de parenté et d'alliance. En effet, les relations amoureuses entre les deux groupes sont monnaie courante et de nombreux enfants franco-natchez sont nés de ces liaisons. Les descriptions françaises des Natchez confirment leur grande bienveillance et leur générosité. Les colons se tournent même vers les guérisseurs natchez pour se soigner, leur accordant ainsi toute leur confiance. En résumé, la thèse de Havard, qu'il étaye par d'innombrables détails, de multiples précisions, des preuves documentaires en nombre et des interprétations ethnographiques convaincantes auxquelles la brièveté de ce compte-rendu ne rend pas justice, est que le massacre de 1729 se comprend mieux si l'on considère les colons français, plus que de simples voisins, comme des hôtes du territoire natchez qui, progressivement et peut-être à leur insu, sont devenus partie intégrante de l'ensemble socioculturel natchez du point de vue de ces derniers. S'ils sont effectivement passés de l'hospitalité à la familiarité pour ainsi dire, deux schémas d'intégration sont possibles selon l'auteur. Selon une première hypothèse, les Français viennent grossir les rangs des Puants, c'est-à-dire une partie des deux parties de la dualité natchez. Selon une seconde hypothèse, les Français dans leur ensemble finissent par s'inscrire dans une relation dualiste avec l'ensemble des Natchez, chacun étant divisé en autorités (ou Soleils) et subalternes (ou Puants). En tout état de cause, ce massacre, inexplicable dans la perspective d'une simple mutinerie pour les raisons évoquées plus haut, peut paraître compatible avec un épisode de sacrifices rituels collectifs tels que ceux pratiqués par les Natchez avec leurs propres membres, considérant désormais les colons français comme les leurs, formant un tout unique relié par un dualisme de moitiés3.