• 1 Une version réduite de ce compte-rendu d’ouvrage a été publiée par l’autrice en langue italienne. (...)

1L’extraction1 de ressources « naturelles » du sous-sol est une activité que les sociétés humaines pratiquent et ont pratiqué à toutes les époques et dans tous les coins du globe. Toutefois, les innovations techniques, la mondialisation néolibérale et la financiarisation de l’économie globale ont contribué, depuis la décennie 1980, à une intensification de l’extraction, qui a atteint des sommets inédits, tant en termes de volume que d’impact social et environnemental. La frontière extractive continue aujourd’hui à s’étendre, englobant de nouveaux territoires et reconfigurant radicalement la géographie mondiale des ressources et les relations des populations locales avec celles-ci.

• 2 Gluckman Max, « Anthropological problems arising from the African industrial revolution » In: Soci (...)
• 3 Nash June, We eat the mines and the mines eat us. Dependency and exploitation in Bolivian tin mine (...)
• 4 Taussig Michael, The devil and commodity fetishism in South America, Chapel Hill: University of No (...)

2L’anthropologie s’est généralement peu intéressée à l’extraction, hormis quelques exceptions notables comme les travaux de l’Institut Rhodes-Livingstone2, sur les processus de migration et d’urbanisation des populations du Copperbelt sud-africain dans les années 1930, et le travail de June Nash sur les mineurs boliviens dans les années 19703, que Michael Taussig4 a réinterprété en clé polanyenne (Sabine Luning, ce volume). Cependant, l’expansion et intensification des activités extractives, notamment dans les territoires périphériques du Sud global, font que la discipline ait développé un intérêt croissant pour ce phénomène. Cet intérêt a tout particulièrement été alimenté, à partir des années 1990, par ce que l’on appelle le « super cycle » des matières premières, c’est-à-dire la longue période de prix élevés soutenus qui a stimulé les investissements dans le secteur extractif et l’augmentation des quantités de matières extraites. Cette période s’est accompagnée d’une production scientifique qui, de timide et éparse, est devenue un champ de recherche bien défini au sein de la discipline.

• 5 Gibson James, The ecological approach to visual perception. New York: Psychology Press, 2014 ; Ing (...)
• 6 Rogers Douglas, The materiality of the corporation: Oil, gas, and corporate social technologies in (...)

5Le chapitre “Materiality and substances” d’Elizabeth Ferry rend compte de ce que l’on appelle le “material turn” dans la littérature sur les activités extractives, depuis le début du XXI^e siècle, dans un contexte de regain d’intérêt pour les substances et leurs “affordances” matérielles5, alimenté par les apports des Science and Technology Studies, de l’Anthropologie des Techniques et de l’Actor Network Theory (dont D’Angelo présente rapidement les apports dans son chapitre Technology). Remettre la matérialité au centre des études sur l’extraction des matières premières pourrait sembler une évidence. Bien au contraire, Ferry montre comment cette attention renouvelée à la matérialité – définie par Douglas Rogers comme « les qualités sensuelles et phénoménales des choses et leur implication dans la vie sociale et culturelle humaine »6 – est à l’origine d’une grande variété d’approches et de perspectives. Celles-ci comprennent, entre autres : les travaux sur la manière dont les qualités particulières des substances extraites influencent les processus de transformation et de commercialisation (voir les formes de gouvernance et les régimes de citoyenneté qu’elles sous-tendent) ; l’analyse des infrastructures (matérielles, telles les routes, ainsi qu’immatérielles, tels les marchés financiers) qui soutiennent les processus d’extraction et de valorisation, et ce qu’elles produisent en termes de pratiques et rapports sociaux ; les questions soulevées par les déchets issus des processus d’extraction et l’incorporation des substances résiduelles par les travailleurs, les habitants et les consommateurs. La convergence de ces perspectives dans l’étude de l’extraction permet non seulement une compréhension plus fine, voir des nouvelles perspectives sur les processus étudiés, mais fournit également de la « matière » pour les débats théoriques au sein de la discipline.

• 7 Ferguson, James, Expectations of modernity: Myths and meanings of urban life on the Zambian copper (...)
• 8 Nash, June, Op. Cit ; Taussig, Michael, Op. Cit.
• 9 Rajak Dinah, In good company. An anatomy of corporate social responsibility, Stanford: Stanford Un (...)
• 10 Jessica Rolston, Op. Cit.
• 11 Benegiamo Maura, Dal Gobbo Alice, Leonardi Emanuele et al., « Écologie politique et justice climat (...)
• 12 Perig Pitrou, « La vie, un objet pour l’anthropologie ? », L’Homme, 2012, N° 212, p. 159-189.

7Finalement, le chapitre de Benjamin Rubbers sur les travailleurs des mines (Mineworkers), présente plusieurs idées utiles pour les recherches futures sur l’exploitation minière à grande échelle. Rubbers passe en revue le thème du travail, depuis la littérature sur la modernisation associée à l’extraction des ressources (Gluckman 1944) et les aspirations souvent frustrées par celle-ci7, jusqu’au travail en tant que relation sociale et conscience de classe8, en passant par la littérature plus récente sur les pratiques de résistance ou d’adaptation des travailleurs aux politiques managériales qui les visent9. Rubbers rappelle comment la récente mécanisation des activités extractives à grande échelle, qui a entraîné la réduction de la main-d’œuvre à quelques travailleurs hautement spécialisés, entourés d’une pléthore de contractants et de sous-traitants, a contribué à réduire l’intérêt des anthropologues pour les travailleurs, et à le réorienter vers d’autres questions (comme la gouvernance du secteur, ou les relations entre les entreprises et les communautés locales). Ce changement d’orientation est compréhensible, à la fois en raison de la pertinence de ces autres relations dans le développement des activités extractives contemporaines (il suffit de voir la propagation des initiatives de responsabilité sociale des entreprises) et des difficultés méthodologiques posées par le travail de terrain avec le personnel réduit, hyperspécialisé et difficile d’accès des entreprises extractives (exposées par Bainton et Skrzypek dans le chapitre Positionality and Ethics). Cependant, Rubbers invite à étudier précisément ces nouvelles configurations du travail dans le secteur extractif (mécanisation, financiarisation, etc.), ainsi que les pratiques spécifiques des travailleurs qui "transforment la matière en marchandise" (p. 124), en suivant l’exemple de l’ethnographie réalisée par Jessica Rolston10 dans les mines de charbon des monts Appalaches. Ce genre de recherche permettrait non seulement de rendre à nouveau visible le rôle du travail dans les processus extractifs et ses évolutions, mais aussi de le problématiser par rapport à d’autres sphères, telle les politiques de responsabilité sociale et les nouvelles formes de sociabilité qu’elles promeuvent. L’appel de Rubbers à renouveler l’intérêt académique pour le travail – en tant que relation sociale et production de valeur – semble toutefois se limiter à une définition de celui-ci en tant qu’activité salariée. On se demande s’il ne conviendrait pas d’élargir la notion de travail à d’autres formes de valorisation et d’exploitation, notamment celle des activités (re)productives et du vivant non-humain11 afin de mieux saisir les enjeux du capitalisme extractif contemporain. Situer les activités humaines et non-humaines sur un continuum – l’anthropologie regorge d’exemples, dont les travaux de Perig Pitrou12 ont parmi les plus récents et inspirants – permettrait en effet un dépassement de la dichotomie entre travail (humain) et environnement (non-humain) qui continue souvent de polariser les débats autour de l’extraction.

• 13 Ulloa, Astrid, La construcción del nativo ecológico. Complejidades, paradojas y dilemas de la rela (...)
• 14 Boullosa-Joly, Maïté « La Pachamama dans tous ses États : les leaders indiens réduits au silence p (...)
• 15 Gajardo, Anahy “Performing the ‘India Permitida’: The Counter-Gift of Indigenous Women Targeted by (...)
• 16 Anthias, Penelope, Limits to Decolonization. Indigeneity, Territory, and Hydrocarbon Politics in t (...)

9L’autochtonie ou indigeneity, en tant que catégorie internationale définie par la Déclaration internationale de l’ONU de 2007, n’est abordée que de manière marginale dans le chapitre “Environmental change” de Mark Nutall, principalement à partir des effets néfastes de l’extraction sur le cadre de vie et le territoire des peuples autochtones. Le fait de traiter la question autochtone de manière conjointe et subordonnée à la question environnementale – une association qui, dans de nombreux contextes, est problématique en raison de la réactualisation d’imaginaires coloniaux du « natif écologique »13 – risque de réifier la catégorie même d’autochtone. L’anthropologie latino-américanistes des dernières décennies abonde pour sa part d’études ethnographiques qui montrent comment la présence des activités extractives participe – de manières différentes et difficilement prévisibles – à la redéfinition du sens même de l’autochtonie à l’échelle locale et nationale. En effet, lorsque dans certains cas on observe une réappropriation des marqueurs de l’indianité ou indigénéité par les opposants locaux aux industries extractives14, dans d’autres, les entreprises extractives participent elles-mêmes activement à l’« ethnicisation » des populations locales, dans le but de produire une autochtonie compatible avec l’extraction15. Les organisations autochtones elles-mêmes ont parfois préféré le secteur privé à l’État comme interlocuteur, redéfinissant leurs aspirations à l’autonomie et à l’autodétermination en termes de captation de la rente extractive16. L’ethnographie est tout particulièrement nécessaire pour saisir ces reconfigurations contemporaines de l’autochtonie – en tant qu’appartenance collective, catégorie juridique, levier politique, etc. – et pour mieux éclairer ainsi les nouvelles formes d’inclusion et d’exclusion engendrés par l’expansion de la frontière extractive.

• 17 Absi, Pascale « Pourquoi les femmes ne doivent pas entrer dans les mines... Potosi, Bolivie », L'H (...)
• 18 Boyer, Annelise et Claude Le Gouill « De la sociabilité domestique au féminisme néolibéral : Témoi (...)
• 19 Anahy Gajardo, Op. Cit.
• 20 Jenkins, Katy “Women anti-mining activists’ narratives of everyday resistance in the Andes : stayi (...)
• 21 June Nash, Op. Cit. ; Pascale Absi, Op. Cit.
• 22 Grieco, Kyra et Carmen Salazar-Soler « Exciter la Pachamama, protéger la Yakumama : Genre et natur (...)

10Une autre thématique qui reste peu explorée – quoique transversale aux chapitres de Lanzano et D’Angelo, entre autres – est celle du genre, en tant que mode d’action et de relation entre humains, mais aussi avec les ressources extraites, les lieux et les machines utilisées pour l’extraction, etc. Si l’articulation entre genre et extraction fait l’objet d’un regain d’intérêt depuis quelques années, la littérature existante se limite souvent aux conséquences des impacts environnementaux et du développement socio-économique sur les inégalités entre les sexes. Peu de travaux font un usage analytique (sur la base de données ethnographiques) du genre et de la manière dont les activités extractives participent à sa transformation. Pourtant, le genre est au centre de la (re)définition des relations locales par les activités extractives globalisées. On peut l’observer dans l’hyper-masculinisation du travail et l’exclusion des femmes des mines dans les Andes au cours du XX^e siècle17, ainsi que dans les initiatives récentes pour l’égalité des sexes dans l’industrie, où les femmes sont considérées comme « plus soucieuses de l’environnement » que leurs collègues18. On le retrouve également dans les initiatives de responsabilité sociale des entreprises pour « l’émancipation » des femmes indigènes19 et l’usage politique des normes de genre dans les protestations anti-minières20. Finalement, les êtres du sous-sol auxquels les mineurs de fond faisaient autrefois des offrandes pour demander bonne fortune et protection21 reviennent aujourd’hui dans la forme d’imaginaires contemporains d’une nature féminisée, « violée » par l’exploitation minière22. Les formes de (re)organisation du travail, les rapports au milieu de vie, les nouvelles assignations ethniques et les formes de mobilisation politique ne sont que quelques-uns des nombreux phénomènes que le prisme du genre permet d’identifier. Une approche par le genre permet ainsi de poser la question de comment les rencontres extractives transforment les liens entre les sociétés humaines et leur milieu de vie selon des modalités qui s’expriment à travers l’opposition masculin/féminin (y compris lorsque les conceptions émiques du genre ne se limitent pas à cette dichotomie), et ce faisant (re)produisent le sens même de cette dichotomie.

• 23 Gentilucci, Marta «‘On board’ deep-sea mining. An ocean-based perspective», Archivio antropologico (...)
• 24 Jones, Craig Henry, Asteroid mining and the enclosure of outer space: New space economy discourses (...)

11La marginalité de ces deux thèmes n’enlève toutefois rien à l’intérêt de cet ouvrage pour toutes celles et ceux qui travaillent sur les activités extractives contemporaines, les sociétés et les territoires que y sont exposés. Il convient en effet de souligner une fois encore l’apport de The Anthropology of Resource Extraction examiné ici pour différents groupes de scientifiques. Les jeunes chercheurs et chercheuses qui commencent à s’intéresser à ces questions y trouveront une ample revue de la littérature existante, mais aussi les spécialistes ne manqueront pas d’en tirer des éléments de réflexion et des suggestions de lecture. Tant les néophytes que les experts, finalement, y trouveront de nombreuses pistes de recherche futures, dont celles esquissées dans le dernier chapitre – “Final Reflections and Future Agendas” – rédigé par Robert Pijpers et Dinah Rajak. Les reconfigurations actuelles de l’extraction en lien avec l’urgence climatique, le rôle des nouvelles technologies dans la transformation de l’extraction et du travail, les formes changeants de la gouvernance extractive ainsi que les réponses à des nouvelles crises globales, telle la pandémie de Covid-19, ne sont que certaines des thématiques qui restent à explorer. Pijpers et Rajak concluent en soulignant que l’avancée sans cesse des activités extractives vers des nouveaux espaces – arctiques (Sörlin 2022) et sous-marins23, par exemple, mais aussi le projet d’extraire des métaux rares sur les astéroïdes24 – confronte la discipline avec des nouveaux défis méthodologiques et théoriques, aussi bien qu’éthiques. Celles et ceux qui choisiront de recueillir ces défis trouveront dans cet ouvrage un valide support à leurs réflexions.