1Avec Sauvage, le Muséum d’Histoire naturelle de Neuchâtel (MHNN) propose un cheminement autour de la notion de « sauvage », complexe pour les biolo­gistes, mais très classique pour les ethnologues. Ainsi, très naturellement, dès le début du projet, le MHNN et le Musée d’Ethnographie de Neuchâtel (MEN) se sont réunis pour proposer deux regards sur le sujet. Au MHNN, l’exposition se tient entre novembre 2020 et mars 2022, au MEN elle ouvrira à partir de juin 2022.

2Le MHNN a souhaité traiter ce sujet en construisant une narration permettant de mobiliser les émotions des visiteurs d’une part, et de donner de la voix à la diversité des êtres vivants d’autre part.

Au départ, une enquête

3En collaboration avec la Haute école pédagogique Bejune (Berne, Jura, Neuchâtel), auprès de 133 visi­teurs du muséum et de lycéens, une enquête a été menée pour mieux cerner les représentations du sujet, recentré sur la notion de « nature sauvage ». Les dix mots les plus cités ont été : liberté, beauté, animaux, intouchée, biodiversité, vie, disparition, forêt, jungle et sérénité. Le prologue de l’exposition était né : ce corpus a été mis en scène sous forme d’une forêt – rappelant l’origine latine du mot sauvage – et nommé « Promenons-nous dans les mots ». Ensuite, sept espaces et un épilogue explorant ces notions ont été développés : « La voix des bêtes », « L’envers du décors », « Être vivant », « Sauvage y es-tu ? », « Sauvage en boîte », « Sauve qui peut », « Nature chérie », « Épilogue : que des sauvages ! »

Rencontre avec les bêtes

4Dans un premier espace volontairement sombre, les visiteurs entre-aperçoivent une forme, une bête symbolique, à l’intérieur de laquelle ils sont invités à prendre part à un spectacle sonore. Ce dispositif a été conçu par l’équipe du MHNN en collaboration avec Boris Jollivet, audio naturaliste. Il est une sorte de marionnette équipée de cordes, d’un moteur et de onze hauts-parleurs. Par ses mouvements réguliers, cette installation mime la respiration d’un animal. Ici, l’enjeu est de signifier la diversité du monde vivant sans image. Une boucle sonore de 17 minutes propose une immersion dans différents milieux naturels européens (forêt, lac, etc.). L’imaginaire des visiteurs entre en action et ils se projettent instantanément dans la nature, une forêt tropicale par exemple. Dans la salle suivante, ils découvrent que l’environnement sauvage qu’ils ont entendu et imaginé être lointain est finalement très proche. Ils sont invités à réécouter les sons qu’ils ont entendus dans l’installation avec la possibilité, cette fois, de savoir de quels animaux il s’agit.

5Après cette première expérience sensorielle, ils sont conviés à un safari singulier. Le sauvage lointain intouché est alors abordé. Un dispositif vidéo propose une vision inversée du safari africain classique : la caméra n’observe pas la faune, elle se retourne et propose le point de vue des animaux devenus observateurs de la pratique humaine. Ce film a été imaginé par Laurent Geslin, réalisateur du film Lynx (2021). Le MHNN l’a mandaté pour ce travail lors d’un voyage dans la réserve nationale du Masaï Mara (Kenya), en 2019. La notion d’espace intouché est déconstruite et on se rappelle qu’Homo sapiens est omniprésent sur Terre.

Pas si bête

6« Petits, grands, à poils ou à carapace, quel est le point commun ? Tous des bêtes. » Tels sont les mots qui introduisent l’espace « Sauvage, y-es-tu ? ». À cet instant, il était important de repositionner Homo sapiens à la fois dans la classification du vivant, en rappelant qu’il est un animal comme les autres, mais également de montrer que la notion de hiérarchie du vivant est absurde. Tous les êtres vivants sont des survivants d’une longue et lente évolution. Des études récentes montrent que la perception du monde de certains d’entre eux est beaucoup plus complexe que ce que nous pensions. De nombreuses recherches sont encore à mener pour mieux comprendre ces autres êtres vivants. La vision cartésienne de l’animal-­machine s’efface et l’opposition entre nature et culture, construction de l’Occident, est repensée ; une réconciliation semble envisageable. Les êtres vivants ne sont plus des objets, des « bébêtes » au service ou au détriment des humains, mais des espèces qui doivent être considérées pour ce qu’elles sont.

7Frédéric Ducarme, philosophe de l’écologie et chercheur au Muséum national d’Histoire naturelle, a décrypté la définition du mot « nature ». Un mot qui est couramment employé et dont la définition est d’une grande importance pour penser les relations des sociétés humaines aux autres êtres vivants. Effectivement, en français, le mot « nature » englobe les notions de « sauvage » ou encore de « monde sauvage » ; dans d’autres langues ce n’est pas le cas. Certaines sociétés n’ont quant à elles pas de mot pour exprimer ce concept… Le mot et ses traductions sont ancrés dans l’histoire et la culture des organisations sociales ainsi que dans leur perception du monde. Sa définition va induire des comportements différents envers elle.

8Dans l’exposition, la mise en scène de ce sujet est matérialisée par un arbre symbolique. C’est comme s’il avait poussé au milieu de la salle, envahissant et détruisant le sol en béton. Il évoque la force intrinsèque de la nature, qui peut anéantir les productions humaines. Au bout de ses branches, il porte des fruits encore verts traduisant les différentes significations du mot nature pensé par les humains : « Nature opposée à l’homme » ; « Nature comme cosmos » ; « Nature, processus de changement » ; « Nature comme essence ».

« Nature chérie », un espace forum

9Dans le dernier espace de l’exposition, il est question de conservation et de protection de la biodiversité. Comment partager ces réflexions avec les publics ? Comment ne pas être moralisateur ? Comment donner le sentiment que tout n’est pas perdu, et que le temps du changement est encore possible ? Des enjeux importants auxquels de nombreux musées et muséums d’Histoire naturelle se confrontent.

10À Neuchâtel, il n’est pas question de présenter une solution toute faite, l’idée est plutôt de trouver des méthodes ensemble, avec des penseurs, des artistes et les publics. Dans ce sens, ce dernier espace présente le travail du Forum Biodiversité Suisse, un centre de compétence scientifique qui s’engage pour la promotion de la recherche en biodiversité et qui favorise le dialogue sur la biodiversité en Suisse. Il a réuni les principaux arguments en faveur de la protection de la nature, depuis les services matériels et immatériels qu’elle fournit, et dont l’humain est dépendant, jusqu’à sa valeur intrinsèque et propose aux visiteurs de laisser un message sur leurs sentiments. Des craies sont offertes et permettent d’écrire un mot, de faire une esquisse, tout est permis. En parallèle, la programmation culturelle du muséum s’empare ponctuellement de cet espace ouvert et invite des artistes et des étudiants à proposer leurs points de vue. Cette salle se transforme en forum de réflexion éphémère. Des traces de ces actions restent et permettent de visualiser les évolutions.

Muse, un outil pour étudier la voix des visiteurs

Grâce au Fonds Pionnier Migros et au soutien de l’EPFL, muse aide les musées et d’autres organisations culturelles suisses à mieux connaître leurs publics et à mieux comprendre leurs expériences muséales. Muse est un outil innovant pour évaluer l’expérience du public, permettant de transformer les expériences qualitatives en données quantitatives et qui fournit des tableaux de bord et des analyses en temps réel. Depuis septembre 2019, l’équipe de muse, située au Laboratoire de muséologie expérimentale de l’EPFL, travaille directement avec ses musées partenaires pour concevoir des enquêtes qui répondent le mieux à leurs besoins, et ceci sans autre frais que la participation active des institutions culturelles partenaires.

L’équipe de muse commence chaque collaboration par un processus d’analyse des besoins qui comprend l’identification des objectifs et des délais, suivi de la réalisation d’une ou plusieurs enquêtes et enfin l’analyse et l’interprétation des données, avec des rapports sur mesure.

Grâce à muse, la voix du visiteur est entendue : chaque membre du public est invité à réfléchir et à approfondir son expérience muséale et à la communiquer au musée via l’application dédiée. Les informations que reçoivent les organisations culturelles ne sont pas seulement démographiques, mais visent également à évaluer la qualité expérientielle des expositions ainsi que le récit incarné par chaque visiteur, évaluations qui aident à façonner les futures expositions.

Actuellement, les organisations culturelles utilisent muse de diverses manières, allant de l’identification de leurs publics actuels à la création de nouvelles stratégies de développement des publics, en passant par la planification de nouveaux musées, de futures rénovations ou de programmes culturels. Certaines institutions utilisent muse pour identifier les problèmes ou les points sensibles du « parcours du visiteur » tels que l’orientation, les défis spécifiques liés aux textes, à l’éclairage et à l’accessibilité, tandis que d’autres l’utilisent pour mieux comprendre les intérêts, les motivations, les attentes et évaluer la fidélité des visiteurs. En outre, l’accès aux données de muse en temps (quasi) réel a permis aux partenaires de remédier aux problèmes identifiés et de commencer immédiatement à évaluer les solutions à mettre en œuvre.

Enfin, de nombreuses institutions utilisent muse de manière créative et participative, par exemple en incorporant l’application dans les expositions, comme partie intégrante d’une instillation ou d’un module, ou même en incitant le public à participer à la création du contenu de l’exposition, à partager des histoires personnelles ou à faire don d’objets au musée.

Muse est donc une solution numérique qui fournit des données permettant d’améliorer le contenu des programmes pour le public tout en augmentant leur engagement et leur participation. Le public, actif et au centre de l’expérience, contribue à la création au musée.

L’objectif de muse est de commercialiser l’application et de continuer à travailler en étroite collaboration avec les musées et les organisations culturelles afin de construire l’avenir grâce à la voix du visiteur.

Heuer Afshan, collaboratrice scientifique, Laboratoire de muséologie expérimentale, EPFL

Pour en savoir plus : https://www.epfl.ch/​labs/​emplus/​projects/​muse/​

Sauvage, un sujet culturel

11La polysémie de la thématique a permis de nombreuses rencontres et le développement d’une programmation culturelle originale et décloisonnée. Ce sont ainsi les arts des musiques actuelles et savantes qui se sont associés au MHNN et au MEN pour produire Bande de sauvages, un projet proposant des ateliers, des résidences, des concerts. Un festival, le Neuchâtel International Fantastic Film (NIFFF), a présenté une sélection de films en réalité virtuelle dans les espaces permanents du MHNN et dans la salle « Nature chérie » de l’exposition, pendant une semaine.

13• Une œuvre monumentale de l’artiste italien Paolo Grassino, Analgésia, présentant des sortes de chiens-loups errant dans des carcasses de voitures, a été installée en collaboration avec AP Artproject.

14• En collaboration avec un hôtel neuchâtelois, un camping sauvage urbain a permis à des campeurs d’un autre genre de passer une nuit en plein centre-ville. Face à la sculpture Analgésia, ils ont pu découvrir qu’une nuit en ville pouvait être très sauvage...

15• Des ateliers créatifs pour les plus jeunes ont été créés.

Une intelligence artificielle pour étudier le temps de visite

L’expérience sonore proposée par le muséum dans l’installation « La bête » a fait l’objet d’une étude permettant de quantifier le temps de passage des visiteurs, en collaboration avec le Centre suisse d’électronique et de microtechnique de Neuchâtel (CSEM).

L’objectif a été de trouver un moyen de détecter des personnes tout au long de la journée dans un espace noir. Le tout sans conserver d’images ou d’informations personnelles. Pour ce faire, un module PUCK, développé au CSEM, a été personnalisé et expérimenté in situ. Pour extraire la position des visiteurs sur chaque image, un algorithme de deep learning * a été adapté et installé dans le PUCK. Une fois les positions enregistrées, chaque image est effacée, ce qui permet d’anonymiser les données.

Le CSEM a ensuite ajouté un deuxième algorithme qui utilise les positions des différents visiteurs à chaque instant pour retracer leurs parcours, de l’entrée à la sortie, ainsi que le temps passé dans le dispositif. Au final, seules ces informations ont été définitivement conservées.

Résultats

Après un mois de récolte de données, nous avons obtenu la distribution du temps passé dans « La bête » ainsi que le nombre de visiteurs en fonction du jour de la semaine ou de l’heure de la journée. Nous avons pu déterminer, par exemple, l’endroit où les visiteurs passaient le plus de temps et s’ils étaient assis ou debout. Le temps moyen de visite du dispositif s’élève à 2 minutes et 17 secondes. Ce temps de visite semble varier en fonction du nombre de personnes présentes. Plus il y a de monde dans « La bête », moins les gens restent longtemps, ce qui est visible sur le graphique ci-dessous (particulièrement l’après-midi).

Avec cette technologie, nous pourrions également corréler les données avec d’autres informations comme la météo, l’exposition en cours, ou encore le nombre de places assises. À l’avenir, avec le développement de l’algorithme, ce type d’installation pourrait, entre autres, permettre de distinguer les enfants des adultes. En utilisant plusieurs PUCK, il serait également possible d’étudier des groupes dans plusieurs pièces.

Andrea Dunbar, head of edge AI & Vision

Siavash Arjomand Bigdeli, senior data scientist

Nicolas Bichon, intern

Pour en savoir plus : https://www.csem.ch/​puck

* Le deep learning est une méthode utilisée en intelligence artificielle, particulièrement efficace dans la reconnaissance d’images et de sons. Il repose sur l’apprentissage automatique à l’aide de bases de données massives.

Une enquête de réception

16Le muséum a mené une étude de réception de l’exposition en collaboration avec muse (projet d’évaluation auprès du public dans les musées suisses, réalisé par le Laboratoire de Muséologie Expérimentale (eM+), EPFL). Le sujet Sauvage étant complexe, il a été important, dès le début, de s’intéresser à la perception des visiteurs. Pour le MHNN, les objectifs étaient de mieux qualifier les publics, de s’intéresser à leurs émotions et de tenter de comprendre leur réception des messages. Pour muse, l’objectif était de permettre au MHNN d’évaluer la perception des publics en transformant les expériences qualitatives en données quantitatives, permettant ainsi d’améliorer le contenu des futurs programmes tout en augmentant l’engagement des participants. L’étude a été menée de mai à octobre 2021 ; 185 personnes ont participé.

17Les principaux résultats montrent que, comme à leur habitude, les visiteurs viennent en groupe (généralement de deux ou trois personnes) et que le public est familial. Malgré cette typologie, il n’y a pas de niveau de lecture prévu pour les plus jeunes dans l’exposition, aussi un carnet d’exploration nommé « mission sauvage » est remis à l’accueil. Il permet, en huit activités, de s’approprier différemment les contenus avec des jeux et dessins. Les parents ou accompagnants jouent souvent directement le rôle de médiateurs. À la question : « A-t-il été difficile de comprendre et d’expliquer le contenu aux enfants ? », sur une échelle de 1 (difficile) à 5 (facile) la moyenne des réponses est de 4. Pour le MHNN, il est important de pouvoir compter sur ce type de médiation. En dehors des visites de groupes, il n’est pas possible d’envisager des actions en permanence dans les expositions. Ainsi, faciliter l’échange direct est une alternative possible.

19Dans sa théorie psycho-évolutionniste des émotions, il définit huit émotions de base qu’il place dans une « roue des émotions » qui décline les nuances d’intensité des émotions. Dans muse, les visiteurs identifient les émotions qu’ils ressentent pendant leur visite et expriment le degré de chaque émotion ressentie (de 0 à 100 %). L’émotion la plus forte, ressentie par les visiteurs de l’exposition à 79 %, est l’intérêt, suivie de la surprise (50 %), la tristesse (35 %) et la joie à (32 %).

20L’étude a aussi interrogé les visiteurs sur l’installation qui les avaient le plus surpris. « La bête » (voir description plus haut), est ressortie en premier. Le ressenti des visiteurs dans l’installation varie selon l’âge. À la question : « Quels mots décrivent le mieux votre expérience dans « La bête » ? Calme, immergé, vulnérable, en sécurité, impuissant, en danger, fragile, puissant ? », les moins de 18 ans répondent : calme, immergé, en danger, vulnérable ; les 65 ans et plus : puissant, en danger. Puisque « La bête » est proposée presque comme une « mise en condition » au début de la visite, ces résultats sont importants dans la compréhension de l’expérience des différents segments de public. En parallèle, une étude menée en collaboration avec le Centre suisse d’électronique et de microtechnique (CSEM), a permis de mesurer le temps moyen de présence des visiteurs dans l’installation (voir encadré page précédente).

21La deuxième installation qui surprend le plus est « Sauvage en boîte ». Les taxidermies de cet espace sont, selon les réponses à l’enquête, « fascinantes », « effrayantes », « belles ». Présentée dans des boîtes en plexiglass empilées les unes sur les autres, elle attise l’intérêt des publics. L’enquête muse nous a permis de constater que les taxidermies ne sont pas poussiéreuses, voire inintéressantes ou désuètes comme il est parfois possible de le penser. Enfin, le message général de l’exposition tel que compris par le public est la responsabilité des humains pour la protection la vie sauvage.

22L’ensemble de ce travail a permis à l’équipe de production des expositions de mieux comprendre le ressenti des visiteurs. Le désir d’immersion est fort, mais le besoin de contenu scientifique est très important de leur point de vue. Il ne s’agit donc pas de transformer l’exposition en parc d’attraction, mais bien de rechercher des formes singulières qui transmettent des contenus.

Et demain ?

23Fort de cette expérience et de ces études, le muséum entend poursuivre son rôle d’agitateur de science et de culture. À l’écoute des sociétés et de la nature, il est un amplificateur de voix qui donne le même poids à celles de tous les êtres vivants. Dans cette direction, et pour signifier leur importance, un disque vinyle intitulé Sauvage a été pressé, qui reprend l’enregistrement réalisé par Boris Jolivet et sert d’unique catalogue à l’exposition.

24Loin de proposer des solutions toutes faites aux publics, le MHNN invite à s’initier à la compréhension de la complexité du monde en convoquant leur sens critique, en aiguisant leur curiosité, en stimulant leurs émotions. Il est un lieu en mouvement, qui expérimente des manières de dire dans l’espace et essaie de mesurer l’impact de ses créations pour, in fine, sensibiliser le plus grand nombre aux défis environnementaux de demain.