• 1 Le Musée de l’imprimerie du Québec a été créé en 2017 par des imprimeurs et des gens passionnés par (...)

3En tant que directeur d’un musée d’histoire pendant plusieurs années (Centre d’histoire de Montréal) et, depuis 2019, membre de conseils d’administration de deux musées, l’un technologique (le Musée de l’imprimerie du Québec), l’autre communautaire (l’Afromusée)1, j’ai pu confirmer la persistance de certains clichés. Depuis trois ans, le Musée de l’imprimerie du Québec a réussi, grâce à une activité scolaire innovatrice, à convaincre ses partenaires industriels qu’il pouvait avoir un impact positif à moyen et long terme sur leurs enjeux de main d’œuvre, tout en respectant sa mission culturelle. Ce n’était pas évident aux yeux des représentants des entreprises partenaires, pourtant sympathiques à son action, qui voyaient de prime abord le musée comme une réserve de « vieilles affaires » et donc inapte à exprimer la modernité d’une technologie en constante évolution, au moment où cette industrie peine à recruter de la main-d’œuvre. Quant aux groupes africains et afrodescendants que souhaite rejoindre le tout récent Afromusée, il est apparu que certains semblaient plus spontanément identifier le projet au modèle du musée « moderne » comme outil de valorisation, dans toute sa froideur distinguée et son prestige, qu’à celui du musée communautaire, enraciné mais moins bien loti.

• 2 Voir les missions du Centre des mémoires montréalaises (MEM – auparavant Centre d’histoire de Montr (...)

4Nous savons pourtant que, depuis longtemps, la plupart des musées font des efforts pour se rapprocher du public et des communautés vivant sur leur territoire (Caron, 2009). Plusieurs se présentent ou se perçoivent désormais non plus seulement comme des institutions culturelles mais aussi comme des acteurs sociaux2. Toutefois, il semble qu’au-delà du discours, le sens donné à cette auto-désignation varie d’une institution à l’autre. Certains musées l’associent au fait de présenter des expositions sur des thèmes d’actualité ou sur des groupes marginalisés, d’autres à leurs efforts pour devenir un espace plus accueillant pour une diversité de publics, d’autres encore à des réformes administratives visant à instaurer un mode de gestion plus participatif ou à inclure les membres des groupes qu’ils souhaitent mieux représenter. Si l’engagement des musées prend de multiples formes, certaines expériences comme celles de l’Oakland Museum, du Musée des Beaux-arts de Montréal et du Musée McCord, pour ne nommer que ceux-là, démontrent que la transformation d’un musée traditionnel en un lieu vraiment inclusif demande des ressources et un engagement profond à long terme (Orlando, 2012 ; Bellemare, 2021).

• 3 Des organismes montréalais d’économie sociale, plus habitués à ce type d’exercice, ont jugé bon d’é (...)

5Ce survol nous indique que les notions et les termes avec lesquels le milieu muséal s’exprime sur ces questions d’impact social recouvrent des sens variables3. Le secteur des entreprises d’économie sociale, depuis longtemps familier avec ce questionnement, fait face aux mêmes difficultés, comme le soulignent Émeline Stievenart et Anne-Claire Pache : « Le terme d’impact, dans le cadre d’une évaluation, ne relève pas d’une définition unique. Il peut être compris comme un effet, un résultat, un changement, une conséquence ou encore une externalité. Il peut concerner des individus ou la société dans son ensemble. Il peut renvoyer exclusivement aux effets à long terme ou inclure l’ensemble des effets à court, moyen et long terme. La notion d’impact peut par ailleurs prendre une acception plus restrictive : celle des résultats qui n’auraient pas eu lieu sans une intervention donnée. » (Stievenart, 2014).

• 4 Par exemple, ce sont des événements et des débats récents autour du racisme systémique au Québec qu (...)

6Tous les musées n’ont pas les moyens d’entreprendre d’importantes métamorphoses ou de mesurer l’impact de leurs activités, faute d’équipes internes spécialisées, de chercheurs externes associés ou de ressources suffisantes. Doivent-ils pour autant baisser les bras ? L’histoire comme l’actualité nous rappellent que les changements sociaux les plus profonds sont souvent le produit de chocs socio-économiques et politiques. Or il faut bien admettre que même à des moments charnières de l’histoire de nos sociétés4, le musée suit plus souvent la vague qu’il ne la provoque. Une certaine humilité s’impose quant au rôle social du musée et à son impact sur son public et sur la société. En ce sens, la définition dite restrictive de l’impact social peut être utile, en visant « des résultats qui n’auraient pas eu lieu sans une intervention donnée ». Comment s’applique-t-elle dans le champ muséal ? Pour mieux respirer en tant que professionnels sans toutefois se retrancher derrière une position conservatrice, je suggère de replacer la notion d’impact social dans le champ d’action propre aux musées, celui de l’expérience culturelle. Si un territoire nous est familier, c’est bien celui-là.

• 5 Leclerc C., Qu’est-ce qui motive les publics culturels ?, en ligne :

7Reprenons à cette fin la définition que donne le philosophe et chercheur Jean-Marie Schaeffer de l’expérience esthétique, tel que citée par Cyril Leclerc dans un article sur l’expérience culturelle : « Une expérience humaine de base, précisément une expérience attentionnelle explorant nos ressources cognitives et émotives, mais les infléchissant d’une manière caractéristique. Celle-ci se réalise sous la forme d’un vécu cognitif et affectif. » (Schaeffer, 2015). L’auteur de l’article ajoute : « Cette expérience esthétique, culturelle, est aussi décrite comme “de rupture”. Elle a la capacité à opérer une rupture dans notre vie cognitive, émotionnelle. Le public culturel est donc à la recherche d’un moment qui lui fait oublier son quotidien. C’est avant tout une recherche hédonique : le comportement du public est impacté et veut être impacté par des aspects multisensoriels, émotionnels, imaginaires. »5

• 6 Conseil des arts de Montréal, Sondage des résidents de l’île de Montréal, 2019, en ligne : https:// (...)

8Ce portrait des attentes « hédoniques » du public est confirmé par un sondage récent6 auprès des Montréalais. Celui-ci révèle que les motifs de la participation à des activités « artistiques », incluant les musées, mettent au premier rang leur caractère divertissant, abordable (ou gratuit) et leur capacité à offrir une expérience unique, et beaucoup moins leur capacité à faire réfléchir ou à refléter leur propre vie.

• 7 L’exposition Quartiers disparus faisait écho aux actualités portant sur un projet de rénovation urb (...)

17Citons deux expériences muséales qui présentent certaines des qualités décrites plus haut. La première concerne deux « expositions-documentaires » du Centre d’histoire de Montréal (aujourd’hui MEM, Centre des mémoires montréalaises) : Quartiers disparus (2011-2013) et Scandale ! Crime, vice et moralité à Montréal 1940-1960 (2013-2017). Elles furent conçues en s’inspirant d’un art qui sait depuis longtemps marquer les esprits et les cœurs, le cinéma. Comme un scénario de film, ces expositions faisaient entrer le visiteur dans une succession d’espaces fortement théâtralisés comme autant de scènes d’un film en trois dimensions. L’usage de décors à la manière des period room avait maintes fois fait ses preuves auprès des visiteurs du musée, même s’il avait moins la cote auprès des designers. Afin de créer une tension dramatique, l’exposition présentait d’abord ses protagonistes, qu’ils soient les habitants de vieux faubourgs populaires ou les stars de la vie nocturne montréalaise, avant de les confronter, non sans rebondissements, aux événements qui allaient entraîner leur chute. À travers les propos de témoins et d’experts, cette expérience à la fois sensorielle et émotive incitait le public à forger son propre jugement sur cette époque et sur la nôtre7.

• 8 Dans le même esprit, mentionnons l’exposition D’un œil différent, réunissant annuellement à l’Écomu (...)

18L’autre projet est une activité de peintures en direct, Inspiré par Mandela, proposée par l’Afromusée. Ouverte à tous les peintres, amateurs comme professionnels, l’activité les invitait à travailler dans le musée, pendant deux journées, sur une icône mondiale des communautés noires et des libertés civiques, Nelson Mandela. La vingtaine d’œuvres produites pour l’occasion a donné lieu à des créations chorégraphiques, musicales et textuelles inspirées de chaque toile. Un spectacle et une tournée de l’exposition sont actuellement en préparation. L’Afromusée a réussi de cette manière à créer un événement interculturel propice aux rencontres et à la création de relations soutenues8.

• 9 Entrevue avec Auréliane Macé du Théâtre de l’Impie, à Québec. Série Résist, TV5 Unis, en ligne : ht (...)

20Il demeure donc possible de se « réinventer » et d’avoir un impact durable sur nos visiteurs, sur notre société, même si c’est dans le cadre de notre mission culturelle, sans prétention, avec imagination et selon nos moyens. Comme le disait une jeune comédienne au sujet de sa compagnie de théâtre alternatif et de ses créations : « C’est sans doute une poussière, je ne prétends pas que ça va changer le monde, mais moi je me mets en action sur ça, je me mets au service d’un truc auquel je crois, pour un changement social9. »