1« Parle-moi et j’oublie,
montre-moi et je me souviens,
implique-moi et j’apprends. »

2Xún Kuàng, penseur chinois confucéen

Une autre forme d’immersion

3Qu’est-ce que l’immersion ? L’action d’immerger, le fait d’être immergé ! En sciences physiques, un corps est immergé dans un milieu tel qu’un fluide ou un gaz. Au sens figuré, l’immersion, devient « le fait de se retrouver dans un milieu étranger sans contact direct avec son milieu d’origine » (Larousse, 2022). Une immersion linguistique, c’est aller dans un pays dont on ne connaît pas la langue et s’empêcher de parler sa propre langue. L’immersion culturelle est un voyage dans une culture inconnue. Il s’agit de vivre comme les personnes qui nous accueillent : manger leur nourriture, se laver, dormir, se déplacer comme elles, interagir avec elles selon les codes de leur société.

4L’immersion, c’est aussi un mot à la mode en muséogra­phie ! Une nouvelle façon de faire de la muséographie innovante ? Les expositions immersives proposent des compositions auxquelles sont intégrés de nombreux média et supports, au sein d’installations associées à des domaines tels que la scénographie, l’éclairage, le graphisme. Les technologies numériques y ont la part belle, rendue possible par le développement de la technique et la baisse des coûts de ces matériels (la réalité virtuelle ou la réalité augmentée font par exemple leur entrée dans les expériences proposées au visiteur).

5Elles sont aussi très souvent synonymes de grandeur, et renforcent la dimension multisensorielle de l’expérience de visite : immenses projections du sol au plafond, images à 360°, grandes salles, noir absolu, son spatialisé, stimulation de la vue, de l’odorat, de l’ouïe et même du toucher, avec des diffusions d’air froid, d’eau simulant la pluie, ou encore des variations de températures. Enfin, les expositions immersives veulent créer une expérience inédite : spectaculaire, nouvelle, forte, exceptionnelle.

6L’immersion est donc un atout, car elle peut marquer le visiteur durablement. Mais comment déclencher chez lui le désir d’aller plus loin et de s’impliquer dans les contenus ?

7À Universcience, nous avons exploré une autre forme d’immersion. Dans l’exposition Renaissances, ouverte à la Cité des sciences et de l’industrie en juillet 2021, nous proposons une approche innovante en matière de muséographie et de communication scientifique : une immersion via la narration. Les formes muséographiques présentées dans l’exposition ne sont pas immersives au sens scénographique ou sensoriel du terme. Seules les histoires le sont !

8Cette exposition est une plongée au cœur de récits dont l’objectif est d’éclairer le visiteur, de le faire réfléchir, de le rendre acteur du changement et de stimuler le dialogue entre sciences et société.

Les émotions au service de l’apprentissage

9Renaissances traite des imaginaires collectifs face aux enjeux environnementaux et sociaux actuels.Les perturbations environnementales, sociétales et sanitaires actuelles rendent notre avenir incertain. L’inquiétude imprègne les conversations, les médias, les réseaux sociaux. Nos imaginaires se déchaînent, déployant des représentations qui illustrent non seulement nos peurs mais aussi notre désir de changement. La production d’articles ou d’œuvres de fiction mettant en scène l’apocalypse ou l’effondrement a d’ailleurs énormément augmenté ces dernières années. Le constat alarmant de l’état du monde et les conséquences potentielles du dérèglement qu’il subit peut provoquer chez chacun de nous de fortes émotions, liées à une forme d’éco-anxiété. Ces émotions sont intimes. Elles dépendent du niveau de prise de conscience des problématiques actuelles et de l’histoire personnelle de chacun. Face à ces incertitudes inquiétantes, certaines personnes seront révoltées, d’autres très déprimées, d’autres se placeront dans une posture de déni, d’autres décideront d’agir, collectivement ou individuellement, enfin certains préféreront gérer spirituellement leurs émotions. Trouver le chemin adapté pour faire face à ses ressentis est une affaire personnelle.

10Nous avons pu constater, au cours de la création de l’exposition, à quel point nous-mêmes, concepteurs, experts du comité scientifique, designers, graphistes, auteurs, étions influencés par nos émotions !

11Le sujet lui-même relevait donc du registre de l’imaginaire et de l’émotion. Face à ce constat, nous avons décidé d’embrasser totalement cette idée et d’utiliser l’imaginaire comme matière première, en plongeant le visiteur au cœur de trois fictions d’anticipation. Ces histoires ont été conçues pour l’interpeller et l’émouvoir. Elles mobilisent des émotions, comme la joie, l’angoisse, la peur, la colère. Elles suscitent des dispositions d’esprit, comme la curiosité, l’espoir, le défi, le questionnement. Elles invitent à être partie prenante, à agir, à s’engager, à faire des compromis, à argumenter, à prendre des décisions.

12Il y a plusieurs intérêts à faire vivre des émotions à nos visiteurs. Tout d’abord, qu’elles soient positives ou négatives, les émotions mobilisent leur mémoire. De plus, éprouvées au cœur d’histoires plausibles, elles accélèrent la prise de conscience des enjeux d’aujourd’hui. Enfin, les émotions sont le catalyseur d’un véritable désir de compréhension, et peuvent donc déclencher ou favoriser l’apprentissage.

13L’expérience narrative permet aussi de se décentrer par rapport aux communications officielles et scientifiques et de proposer une mise en perspective. Les philosophes appellent cela une expérience de pensée, menée lorsque les conditions de l’expérimentation ne sont pas, pratiquement ou moralement, réalisables. C’est une méthode qui, selon eux, permet de résoudre un problème en utilisant la seule puissance de l’imagination humaine et sa capacité à élaborer des images.

Le point de vue de Dominique Méda

Je trouve que l’idée générale qui consiste à utiliser les émotions, et notamment la peur, comme aiguillon pour susciter le désir de comprendre est très intéressante. Cette manière de faire s’inspire très directement de ce que le philosophe Hans Jonas appelle « l’heuristique de la peur » dans son ouvrage Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique. Il s’agit d’utiliser la peur – de l’avenir, du lendemain, des catastrophes – comme méthode de découverte : la peur est censée déclencher le désir de savoir, de comprendre et de ce fait, d’agir en toute connaissance de cause. La peur apparaît alors comme une émotion qui peut permettre d’éviter le pire. Je trouve que toute l’exposition s’appuie sur cette philosophie et fait vivre au visiteur ce processus qui va de l’inquiétude à l’angoisse puis à l’apprentissage des mécanismes, de ce que nous pouvons faire, et finalement des politiques à mettre en œuvre pour faire face à la menace.

De plus, il est particulièrement efficace d’entrelacer les séquences où les émotions prédominent – et où les visiteurs sont mis à l’épreuve grâce à des mises en situation très réalistes, des choix éthiques forts à assumer – avec les moments où les connaissances sont délivrées de manière plus classique par des interventions de chercheurs, des exemples pratiques, des explications sous diverses formes, filmées, orales, écrites.

Dominique Méda est sociologue et philosophe à l’Université Paris Dauphine – PSL, partenaire scientifique de l’exposition.

Formes muséographiques et narrations plurielles

14Pour accueillir au mieux les expériences émotionnelles proposées aux visiteurs, trois formes muséographiques identifiables par du mobilier et des objets architecturaux distincts ont été conçues. Chaque forme est le support d’un récit qui se déroule dans l’avenir et qui développe une thématique propre : 2023, un stage de survie ; 2029, un effondrement ; 2045, un renouveau. Ces histoires plongent le visiteur au cœur d’univers, d’ambiances et de possibilités d’actions qui, à chaque fois, sont nouvelles. Le visiteur doit prendre des décisions, se positionner, choisir. Le fait qu’il soit actif mobilise encore plus ses émotions et son implication. Chacune de ces fictions se déroule dans un lieu clairement identifié : une forêt, une ville d’aujourd’hui sinistrée, une ville de demain saine et très différente de celles que nous connaissons. Un petit texte donne à chaque fois le contexte du récit.

15Les formes muséographiques ont été étudiées pour que le corps du visiteur se comporte et agisse de façon spécifique dans les trois fictions : cela contribue à différencier les expériences, à associer la mémoire émotive et intellectuelle à une mémoire corporelle qui complétera le souvenir et aidera à l’identification de l’expérience.

2023, un stage de survie

16Projeté en 2023, le visiteur est invité à vivre un stage de survie en forêt de deux jours et deux nuits. Observation, exploration, essai-erreur, logique… Survivra-t-il sans trop de dégâts physiques et psycho­logiques ? À l’aide d’une web application qui génère une discussion instantanée sous forme d’un chat avec Théo, l’instructeur de survie, il évolue dans le décor et est confronté à plusieurs défis : faire du feu, construire un abri, trouver de l’eau et de la nourriture. Le visiteur prend en photo ses trouvailles - de l’eau, une grotte, une plante à déguster - et les envoie à Théo. Au fil de l’expérience, l’instructeur l’aide dans la gestion de ses émotions, avec humour et légèreté. En fonction des choix du visiteur, la résolution des défis est facilitée ou, à l’inverse, complexifiée. Le game design de ce jeu de survie déploie des narrations infinies. Chaque expérience est unique : aucun visiteur ne fera le même « chemin » qu’un autre au sein de ce scénario tentaculaire. La tonalité de l’écriture, délivrée via une messagerie téléphonique et le tutoiement, permet non seulement d’éviter la dramatisation liée au sujet du « survivalisme », mais invite aussi à réfléchir sur l’objectif et la réalité du stage de survie. Est-ce bien là que j’irais si quelque chose de grave arrivait ? Suis-je un « survivaliste » ?

2029, un effondrement

17Dans une salle de projection placée au cœur de l’exposition, un film interactif à scénarios multiples transporte le public au cœur d’une situation d’urgence née d’un effondrement. Que faire ? Le contexte urbain est soudain devenu dramatique : désorganisation des services, pénurie des ressources et actions illégales. Le scénario est plausible. Les émotions sont mises à rude épreuve : les questionnements des personnages et leurs interactions illustrent la difficulté à prendre des décisions non conformes à nos valeurs.

18Par deux fois, l’évolution du récit est soumise au choix du public. L’action progresse dans des directions différentes qui mènent à quatre dénouements distincts. Ici aussi, les possibles sont multiples, mais la nouveauté est que les visiteurs s’y confrontent collectivement : cinq postes de vote sont disponibles pour une salle pouvant accueillir une trentaine de visiteurs. Via un vote collectif, concerté ou non, raisonné ou émotionnel, chacun éprouve son comportement au regard des enjeux. Leader ou suiveur ? Égoïste ou altruiste ?

2045, un renouveau

19Bienvenue en 2045 à Besançon ! Le visiteur se laisse transporter dans une fiction sonore de 28 minutes, confortablement installé dans une chaise longue. Le scénario explore les capacités de résilience de l’humanité pour vivre autrement demain, au sein d’une société post-croissance. Dans un contexte social et environnemental très différent de celui que nous connaissons actuellement, des hommes et des femmes organisent l’éducation, les transports, l’énergie, les ressources matérielles, la science et technologie, l’agriculture, l’alimentation ou encore la gouvernance de leur société. Ces nombreux sujets permettent d’aborder les aspects sociétaux et environnementaux d’une ville future. Le visiteur écoute les séquences dans l’ordre chronologique ou au gré de ses envies.

20C’est un vrai défi de proposer dans une exposition un dispositif d’écoute aussi long. Le média sonore a été choisi pour que le visiteur crée ses propres images d’un monde futur souhaitable et riche de mille nouveautés. La qualité de la production – tournage en décor réel avec comédiens et enregistrement sonore 3D binaural – permet une immersion optimale. Le visiteur embarque dans un monde qu’il compose et imagine à partir des sons et dialogues fournis.

Le décryptage scientifique

21Pour contrebalancer ces expériences fortes, il nous a paru indispensable de fournir au visiteur des clés de lecture et de compréhension des fictions et des émotions ressenties. Sans cela, on le laisserait repartir seul avec ses angoisses ou ses espoirs, sans lui avoir proposé des outils pour comprendre et transcender ses émotions.

22L’exposition offre donc une analyse et un décryptage scientifique après chaque fiction, sous la forme d’un film. Ce discours croise divers regards scientifiques et permet de comprendre le rôle de ces imaginaires tant au niveau individuel que collectif. Il dissèque les questions de vocabulaire et les phénomènes de société : qu’est-ce que le « survivalisme » ? Qu’est-ce que l’effondrement ? Qu’est-ce que la résilience et que faire face à un avenir incertain ?

23Les scientifiques qui explorent ces questions sont des historiens, anthropologues, sociologues, économistes, écologues, philosophes, psychologues, experts de la résilience ou des systèmes complexes.

24Pour chacune des trois sections, nous avons fait le choix de proposer ces éclairages scientifiques sous une forme identique, sur le plan du design du mobilier et sur le traitement de la réalisation audiovisuelle. La signalétique est ainsi très forte et le repérage efficace. On ne peut pas manquer ces espaces de réflexion dans l’exposition.

25D’une durée d’environ sept minutes, les analyses scientifiques sont diffusées sur un triptyque d’écrans. Les chercheurs interviewés apparaissent à tour de rôle. Des images d’archives en mosaïque se baladent d’un écran à l’autre et offrent une illustration par l’humour ou le prisme historique. Elles permettent une meilleure appropriation des propos mais aussi un léger décentrage par rapport à ces sujets parfois graves.

26Ainsi, les visiteurs accèdent à une prise de conscience accrue et à une compréhension des enjeux et des phénomènes d’aujourd’hui. Des études de publics qualitatives et quantitatives sont en cours. Elles nous diront si cet objectif a été atteint.

L’introspection et la mise en action

27L’un des objectifs de l’exposition est de donner envie aux visiteurs d’agir et de participer à l’élaboration de l’avenir. Il s’agit de les décomplexer, d’éviter qu’ils pensent que seuls les experts sont concernés, de légi­timer leur participation à la construction du monde de demain.

28Avec cette alternance de fictions et d’analyses scientifiques, le visiteur est en quelque sorte en possession des outils pour transcender ses angoisses ou son déni, pour transformer sa pensée. En d’autres mots, l’exposition offre au visiteur l’opportunité d’aller au-delà de son éco-anxiété, tout en lui faisant face. Bien sûr, ceci ne s’opère pas en 1 h 30 de visite ! Mais cette expérience au musée est l’amorce possible d’un chemin qui se construira dans le temps long et personnel de chaque visiteur. Pour initier cette implication personnelle, l’exposition se termine par deux dispositifs. Le premier, sous la forme d’une enquête de type sociologique, encourage le visiteur à mener une réflexion introspective sur sa propre posture face à l’avenir. C’est un temps calme et individuel. Le visiteur répond à 30 occurrences qui permettent de cerner la question « Face au futur, qui êtes-vous ? ». Après ce qu’il vient de vivre dans l’exposition, il peut ainsi faire un point sur « qui il est » et « ce qu’il fait » dans le contexte de cet avenir incertain. Est-il pessimiste ou optimiste ? Plutôt passif ou actif ?

29Un dernier dispositif signe la fin de l’exposition : il invite le visiteur à s’exprimer sur sa vision du monde de demain, à travers un écrit ou un dessin. Après modération, l’ensemble de ces contributions est diffusé sur un grand écran et tourne en boucle, afin que tous puissent les voir et s’inspirer des pensées des autres.

Conclusion

30Nous retenons deux choses importantes de ces expérimentations muséographiques. L’immersion dans la narration et les émotions qui en découlent sont un très bon moyen pour déclencher une envie de comprendre et d’apprendre. Afin de ne pas « abandonner » le visiteur à ses émotions, il est important de lui donner les clés d’analyse scientifique des sujets abordés. Il peut ainsi accéder à une prise de conscience accrue et à une compréhension des enjeux et phénomènes d’aujourd’hui.

31Les premières observations montrent que les visiteurs prennent du plaisir dans cette exposition, qu’ils sont complètement absorbés et impliqués. Ils nous disent en ressortir différents, être profondément touchés et se sentir concernés. Certains d’entre eux restent même dans la salle de cinéma pour voir les trois autres scénarios du film 2029, un effondrement !

32Les études des publics à venir permettront d’approfondir les connaissances sur l’expérience des visiteurs au sein de cette exposition et son éventuel impact sur leurs engagements face aux bouleversements écologiques et sociétaux.